Enseignement supérieur

Frédérique Vidal, complice involontaire de « l’islamo-gauchisme » ?

Juriste

Et si « l’islamo-gauchisme », quoi que cela veuille dire, trouvait un terreau favorable dans les réformes de l’Université entreprise par le gouvernement ? Par cette question iconoclaste, et ironique, il est possible à la fois de dégonfler la polémique, et de la replacer dans le contexte du bilan de la ministre qui l’a déclenchée. Car les réformes portées par Frédérique Vidal, qu’elles s’attaquent au statut des enseignants-chercheurs ou au Conseil National des Universités, se révèlent autrement délétères pour l’Université française.

L’auteur des lignes qui suivent a peu de légitimité à parler de l’islamo-gauchisme. D’une part, parce que je ne suis toujours pas sûr d’avoir compris de quoi l’islamo-gauchisme était le nom, mais cela n’arrête cependant pas certains collègues. D’autre part, parce que, quoi que soit l’islamo-gauchisme, il ne semble pas gangréner de manière flagrante ma discipline, le droit. En revanche, l’exemple des sciences juridiques n’est probablement pas sans pertinence pour une réflexion sur la porosité entre militantisme et recherche. Parce que l’objet de recherche du juriste est une norme, la frontière entre « l’être » et le « devoir-être » peut être floue, et laisser de l’espace au « vouloir-être » personnel du chercheur.

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Cependant, cette porosité, si tant est qu’elle existe (et cette question n’est pas sans intérêt du point de vue épistémologique) est probablement répartie de façon relativement équilibrée entre ce qu’il convient d’appeler la « droite » et la « gauche » (islamo ou autrement), la prégnance du conservatisme ou du progressisme dépendant cependant probablement de la branche du droit considérée (droit du travail, droit de la famille, droit des affaires, droit pénal, etc.). Je garde par exemple en mémoire les affirmations dénuées de fondement empirique de certains collègues, pendant la « manif pour tous », selon lesquelles le mariage entre personnes du même sexe serait contraire à la Constitution voire au droit constitutionnel à un environnement sain (sic) – ce que le Conseil constitutionnel a sans surprise démenti.

En toute hypothèse, toute investigation / enquête / étude / inquisition (rayer la ou les mentions qui vous semblent les moins pertinentes) de la recherche universitaire concerne tous les universitaires, surtout ceux relevant des sciences dites « molles », qui semblent être au cœur de la polémique. Or, sur ce point, je souhaiterais défendre la proposition iconoclaste qui suit : si islamo-gauchisme il y a à l’Université, n’est-il pas, en réalité, susceptible de trouver un terreau favorable dans les réformes entreprises par le Gouvernement, et donc par Mme Vidal, dans la lignée des réformes engagées par les gouvernements précédents ?

Pour étayer cette vue, je me baserai sur les illustrations de la gangrène islamo-gauchiste fréquemment retenues par ses contempteurs dans la presse et les médias généralistes, telles que j’ai pu les percevoir, sans prétention à une quelconque rigueur méthodologique. Ces illustrations me semblent être au nombre de quatre : la « cancel culture » dans les universités, les pressions subies par les collègues ne relevant pas des disciplines soupçonnées de participer à l’islamo-gauchisme, le faible degré de scientificité desdites disciplines, et enfin le fléchage de fonds publics qui leur serait apparemment démesurément favorable.

Nul chercheur n’est responsable de la façon dont ses idées peuvent être dévoyées, et toutes peuvent l’être.

Concernant la « cancel culture », plusieurs exemples reviennent fréquemment. On cite par exemple de cas d’Alain Finkielkraut dont la venue à Sciences Po – qui n’est pas, il faut le rappeler, une université – a été empêchée par un groupe de militants se réclamant de l’« antiracisme politique », « Sciences Po en lutte — Institut Clément Méric ». On cite aussi l’annulation de la pièce de théâtre d’Eschyle « Les Suppliantes » à la Sorbonne sous la pression de militants et étudiants dénonçant un Blackface, une pratique raciste consistant à peindre en noir avec des traits grossiers des acteurs blancs.

Ces épisodes sont effectivement tout à fait déplorables, même si, dans les deux cas, la manifestation censurée a bien pu avoir lieu (dans un autre bâtiment, concernant Alain Finkielkraut, et à une date ultérieure, concernant les Suppliantes). Ce qu’ils manifestent surtout, me semble-t-il, est le manque de courage et d’organisation des instances universitaires qui plient sous une menace qu’elles anticipent mal. Surtout, cette « cancel culture » semble surtout être le fait d’associations et groupements d’étudiants. Sauf à affirmer que tout est dans tout et réciproquement, il me semble qu’il y a un certain manque de rigueur à imputer ces dérives aux chercheurs et aux champs disciplinaires concernés en tant que tel, encore que certains puissent y souscrire à titre individuel. Nul chercheur n’est responsable de la façon dont ses idées peuvent être dévoyées – et toutes peuvent l’être.

Concernant les « pressions », est souvent cité l’exemple du sociologue Stéphane Dorin exclu de son laboratoire pour s’être opposé à la venue de Houria Bouteldja, militante, fondatrice du « Parti des indigènes de la République » (PIR). On n’insistera pas ici sur l’apparent paradoxe qu’il y a, pour les contempteurs de l’islamo-gauchisme, à critiquer (légitimement) ceux qui empêchent des prises de parole publique à l’Université et, simultanément, à s’émouvoir du sort d’un collègue du fait de s’être opposé à une prise de parole publique à l’Université. En tout état de cause, il faut bien admettre que, à un certain degré, l’existence de telles pressions, quoique déplorable, est aussi inévitable que la mort et les impôts dans des domaines qui touchent à des perceptions intimes du moral et du social. Elles existent d’ailleurs très probablement de part et d’autre.

Quelles sont les garanties contre ces pressions ? La loi républicaine protège contre les formes les plus extrêmes (menace de mort, harcèlement), et le collègue qui s’est vu exclure de son laboratoire a d’ailleurs eu gain de cause en justice, preuve que le système n’est finalement peut-être pas si dépourvu de garde-fous que cela. Mais surtout, la garantie principale de la liberté d’expression des enseignants-chercheurs, c’est leur statut. La stabilité de l’emploi et l’indépendance sont les meilleurs moyens de limiter les formes de pression qui peuvent s’exercer.

Or, c’est précisément ce statut que la loi de programmation de la recherche du 24 décembre 2020 vient affecter, notamment en précarisant le statut des jeunes chercheurs à coup de « parcours de titularisation » à l’américaine (tenure tracks, pour faire chic) avec titularisation au bout de six ans (!) et de « CDI de mission scientifique », censés remplacer les CDD à répétition, mais prenant fin avec le projet de recherche associé. Ce faisant, elle expose les jeunes chercheurs encore plus crûment aux pressions de l’université et de leurs aînés mieux installés – y compris les « islamo-gauchistes », quoi que cela veuille dire encore une fois.

C’est bien le caractère déplorable du bilan de Mme Vidal quant à la qualité de la science française qu’il est finalement important de retenir.

L’accusation de déficit de scientificité renvoie, elle, à un vaste et important questionnement. Qu’est-ce que la science ? Quelle est la limite entre scientificité et militantisme ? Quel est le niveau de neutralité axiologique indispensable pour le chercheur ? Quelle distance faut-il et est-il possible de maintenir entre son objet d’études et ses préférences personnelles ? Tout cela est absolument fondamental. Mais tout cela doit se résoudre au sein de l’université, entre universitaires, par le débat contradictoire et par la conviction, par la formation ou non, avec le temps, d’un consensus scientifique, lequel seul est décisif, et non en faisant taire d’autorité les chercheurs avec qui on est en désaccord.

Encore faut-il, direz-vous, que l’université ne soit pas noyautée par des idéologues. D’où l’importance des modalités de recrutement des universitaires. L’idéal serait une instance nationale composée d’universitaires, de préférence élus par leurs pairs. Cela tombe bien, cette instance existe déjà. C’est le Conseil National des Universités. Or, c’est précisément ce CNU que la loi de programmation de la recherche entend désarmer, en le privant de ses prérogatives en matière de recrutement des collègues. Ce faisant, le gouvernement entend donner plus d’autonomie aux universités dans leur recrutement. Mais si certaines universités sont « noyautées » par les islamo-gauchistes, comme certains l’affirment, comment cela ne peut-il pas être la porte ouverte à une possible reproduction idéologique ?

Quant à la question du « fléchage » des fonds, elle renvoie à la problématique du financement de la recherche. Dès lors en effet que ce financement dépend d’appels à projets fléchés, il existe un risque que certaines recherches soient surfinancées et d’autres sous-financées. N’en déplaise à Antoine Petit, directeur du CNRS, le financement par appel à projet n’est pas du darwinisme. C’est même l’opposé du darwinisme : c’est de l’horticulture, du jardinage, où les espèces qui survivent sont celles qui sont au goût du jardinier.

Le « vrai » darwinisme scientifique consiste à placer toutes les recherches sur un pied d’égalité au départ, et ensuite laisser faire la « sélection scientifique », qui retiendra et valorisera les recherches les plus porteuses ou fructueuses. Cela nécessité des dotations pérennes et sanctuarisées réparties équitablement entre unités de recherche. Or, là encore, c’est exactement le contraire de ce que fait la loi de programmation de la recherche, qui alloue encore davantage de fonds à l’Agence Nationale pour la Recherche et, dès lors, favorise encore davantage la logique de financement sur projet. Comment garantir alors que les islamo-gauchistes, si habiles dans l’art de l’entrisme à en croire leurs contempteurs, n’utiliseront pas ce biais pour surfinancer leurs chapelles ?

Les propos qui précèdent sont volontiers provocateurs. Ils tendent cependant à prendre du recul par rapport à la polémique en cours de « buzz » pour essayer, plus globalement, de le replacer dans le contexte du bilan de la ministre. Or, c’est bien le caractère déplorable de ce dernier quant à la qualité de la science française qu’il est finalement important de retenir.


Sébastien Platon

Juriste, Professeur de droit public à l'Université de Bordeaux