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La fuite en avant des autorités algériennes

Journaliste

En Algérie, les poursuites judiciaires contre les journalistes ne cessent de se multiplier. Mardi, un tribunal algérien a maintenu en détention le journaliste Rabah Karèche, accusé de diffusion de fausses nouvelles et écroué la semaine dernière. Engagé dans une censure active des sites internet d’information, le pouvoir algérien avance à marche forcée vers les prochaines élections législatives annoncées pour le 12 juin. Mais les Algériens, eux, ont repris le chemin des manifestations interrompues par le Covid-19, dans un pays en proie à de grandes difficultés économiques.

Où va l’Algérie ? Quel est le plan des autorités pour les prochains mois, la prochaine décennie, alors que se multiplient les défis pour ce pays en difficulté sur le plan économique et que le pouvoir fait face depuis deux années à une importante contestation populaire ? Nul ne le sait.

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En apparence, le pouvoir algérien et le président Abdelmadjid Tebboune semblent décidés à tourner la page du Hirak, ce mouvement populaire de protestation né en février 2019, pour avancer à marche forcée vers des élections législatives anticipées. Initialement prévu pour 2022, le renouvellement des 407 députés de l’Assemblée nationale populaire aura finalement lieu le 12 juin 2021, ainsi que l’a annoncé la présidence de la République. Une manière de refermer la parenthèse ouverte il y a deux ans par les millions d’Algériens descendus dans les rues du pays.

Le scénario privilégié par le pouvoir est aujourd’hui limpide. Pour les autorités, il existe un Hirak légitime, celui de 2019, qui s’est achevé cette année-là avec le départ du président Bouteflika. Par la suite, un nouveau président a été élu et une nouvelle constitution adoptée par référendum. Tout est désormais réglé. Le ménage a été fait, l’« Algérie nouvelle » est en marche, et il n’y a plus matière à la contester.

Du point de vue d’Alger, le nouveau scrutin législatif doit clore le cycle de changement entamé en février 2019. Mais sur le terrain, la défiance est générale, et les élections se préparent en catimini. « On a l’impression que les futurs candidats ont peur de se déclarer », témoigne d’Alger le journaliste Lyas Hallas, co-fondateur du site d’enquête et de reportage Twala. Curieuse campagne politique, que celle qui se prépare sans publicité, et où les postulants préfèrent avancer masqués.

De fait, le scénario business as usual imposé par le pouvoir est aujourd’hui contredit par la réalité. L’adhésion des Algériens ne lui est pas acquise. Après une pause due à la pandémie du Covid-19, les manifestations ont repris chaque vendredi dans plusieurs Wilaya (préfectures) du pays. Et le mardi, ce sont les étudiants qui descendent à leur tour dans la rue pour exiger ce que le président actuel leur refuse : un État civil, des élections libres et une justice indépendante.

Bien qu’elle ne s’accompagne d’aucune publicité ni de décision de justice, la censure des autorités n’épargne aucun média indépendant.

Des demandes qui n’ont visiblement pas été satisfaites par l’adoption de la nouvelle constitution le 1er novembre 2020, par seulement 23,14 % des Algériens inscrits sur les listes. Si le Hirak se poursuit, c’est que cette nouvelle Algérie promue par les autorités cache en fait un profond statu quo. « Après avoir pensé tout remplacer pour donner l’illusion du changement, le pouvoir s’apprête à refaire des élections avec les mêmes partis que ceux qui ont soutenu l’ancien président Bouteflika, note Lounes Guemache, directeur du site Tout sur l’Algérie (TSA). C’est quand même un extraordinaire retour en arrière ! Ils ont cherché à créer une nouvelle classe politique, avec de nouvelles têtes. Mais cela ne marche pas, car il n’y a pas d’adhésion populaire. »

En ce printemps 2021, le pouvoir algérien demeure incapable de répondre aux aspirations de ses concitoyens autrement que par le déni, la menace et la répression. Symbole de sa volonté de gérer cette « Algérie nouvelle » avec les méthodes du passé : le traitement réservé à la presse indépendante.

« Depuis le début du Hirak, Internet et les réseaux sociaux ont supplanté les médias classiques qui n’ont pas été à la hauteur, estime Khaled Drareni, correspondant de TV5 monde à Alger et figure de proue de mouvement pour la liberté de la presse en Algérie. Le 22 février 2019, les médias classiques n’ont pas été du côté du peuple. Lorsque des millions d’Algériens sont descendus dans la rue, ces médias ont décidés de ne pas couvrir les manifestations, par peur des autorités. Puis, lorsqu’ils ont pris conscience de l’importance du Hirak, ils se sont mis à le couvrir, mais du bout des lèvres, en maquillant les slogans. »

En Algérie, depuis 2019, c’est donc sur Internet que ça se passe. Le pouvoir algérien l’a bien compris, et bien qu’elle ne s’accompagne d’aucune publicité ni de décision de justice, la censure des autorités n’épargne aucun média indépendant. Lancé en octobre 2020, Twala est temporairement inaccessible un mois plus tard, sans que son équipe ne soit prévenue. Le même traitement est réservé à Casbah tribune, le site de Khaled Drareni, et à d’autres médias comme Inter-lignes.

Premier média du pays avec près de 25 millions de visites mensuelles, TSA, lui, est inaccessible sans VPN en Algérie depuis juin 2019. « Le pouvoir veut remplacer ces médias par des sites lui sont proches, explique Lounes Guemache, de TSA. Mais cela ne marche pas non plus. Il faut plusieurs années pour créer un média en ligne bien référencé, et bâtir une audience. La finalité de tout cela, c’est de faire perdurer le même système. Un système qui refuse que les choses changent en Algérie. »

Le message est clair : il faut se tenir tranquille.

Outre la censure des médias en ligne, plusieurs dizaines d’Algériens sont aujourd’hui inquiétés par la justice pour avoir pris part aux manifestations. Le pouvoir menace de la manière la plus explicite ceux qui sont tentés de se rendre aux rassemblements. Mardi 6 avril, à l’issue d’une réunion du Haut-Conseil de sécurité, le président algérien a clairement mis en garde ses concitoyens contre les « activités non innocentes » qui « tentent d’entraver le processus démocratique en Algérie ».

Le message est clair : il faut se tenir tranquille. Et ceux qui continuent d’assister aux manifestations ou de les couvrir pour un média indépendant ne sont pas à l’abri d’arrestations et de poursuites judiciaires. Dès le lendemain de la prise de parole du président, vingt-trois manifestants arrêtés le 3 avril lors d’une marche à Alger ont entamé une grève de la faim pour protester contre leur détention. Libéré après 11 mois de prison, Khaled Drareni attend de son côté de connaître la date de son troisième procès. Partout dans le pays, d’autres journalistes sont inquiétés par les autorités pour avoir exercé leur métier.

Plus inquiétant encore, si cela était possible, est l’atonie d’un pouvoir davantage concerné par les calculs politiques que par les difficultés structurelles du pays. À l’été 2020, le président Tebboune avait pourtant lui-même estimé que « la dépendance quasi totale de l’économie nationale à la rente pétrolière (était) fatale pour l’intelligence et l’esprit d’initiative ».

Et pourtant, le pendant de la gestion sécuritaire de la contestation demeure l’absence de réforme de fond. Le nouveau code d’investissement se fait toujours attendre. Contestée par les manifestants en 2019 lors de son adoption, accusée de brader les ressources du pays, la nouvelle loi sur les hydrocarbures attend encore sa mise en application ou à défaut, son réexamen. Les données économiques sont pourtant là, implacables : l’Algérie a clôturé l’année 2020 avec 22 milliards de dollars de recettes de pétrole et de gaz et une récession de 5,5 %. L’investissement est en berne, et le dinar a perdu 17 % de sa valeur par rapport à l’euro.

Le statu quo des autorités, l’opacité et l’absence de perspective politique pèsent de tout leur poids sur l’économie algérienne. « Le Hirak, ce ne sont pas que les manifestations, c’est aussi l’impact sur les institutions, et leur fonctionnement, analyse Lounes Guemache, directeur de TSA. Aujourd’hui, tout est bloqué, ou presque. Des hommes d’affaires, des ministres ont été mis en prison. Les décideurs ont du mal à prendre des décisions, et ne veulent pas prendre de risques. Les hommes d’affaires n’investissent pas, les investisseurs étrangers ne viennent pas du fait de cette période d’instabilité politique. »

Depuis une décennie, les défis de l’Algérie demeurent inchangés. Mais la chute des revenus du pétrole et la pandémie ont accentué l’urgence des investissements à consentir pour amorcer la transition d’une économie de rente vers une économie moderne et diversifiée. Sur ce plan-là comme sur celui des libertés publiques et de la construction d’un État moderne, la réalité de l’Algérie demeure très éloignée des aspirations légitimes d’une population jeune et tournée vers l’avenir, quand un tiers des 43 millions d’Algériens est aujourd’hui âgé de moins de 15 ans.


 

Pierre Puchot

Journaliste, spécialiste du Moyen-Orient

Notes