Littérature

Odyssée polaire – sur The White Darkness de David Grann

Écrivain

La publication en traduction française de The White Darkness de David Grann, reporter star du New Yorker, donne l’occasion de rappeler l’importance de la « narrative nonfiction » depuis une cinquantaine d’années, aux États-Unis comme en France. Mais si l’analyse de cette tendance générale est précieuse, elle ne doit pas atténuer l’extrême singularité d’un livre qui donne à penser, à travers le récit d’une expédition dans l’Antarctique, le rapport de notre présent au(x) mythe(s).

La traduction en français du dernier livre de David Grann, The White Darkness, a été l’occasion de rappeler dans maints articles, souvent passionnants, l’importance aux États-Unis de la « narrative nonfiction », cette forme de journalisme littéraire dont Tom Wolfe a constitué sans doute le parrain (et théoricien) le plus fameux, et que pourraient illustrer de ce côté-ci de l’Atlantique des écrivains comme Florence Aubenas, Jean Hatzfeld ou, à sa façon si singulièrement stylée, Jean Rolin.

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Plume star du New Yorker, auteur de La Cité perdue de Z qui inspira à James Gray son film magnifique sur Percy Fawcett, cet officier-explorateur au destin demeuré énigmatique, David Grann incarne en effet – pour le meilleur – cette tendance déjà ancienne de littérature de non-fiction, dont on trouvera également une manière de florilège indirect dans l’excellent recueil d’entretiens de Robert S. Boynton, Le temps du reportage, initialement paru aux États-Unis en 2005 sous le titre The New New Journalism, par allusion à la célèbre anthologie préfacée en 1973 par Tom Wolfe, The New Journalism, où se côtoyaient Norman Mailer, Joan Didion, Gay Talese ou Truman Capote…

The White Darkness témoigne en tout cas, encore une fois, du formidable talent d’enquêteur et narrateur de David Grann : c’est le récit de l’expédition qu’a menée seul Henry Worsley à partir de novembre 2015, dans le but forcément fou de traverser l’Antarctique à pied, soit 1600 km, d’une extrémité à l’autre du continent.

Un continent, nous est-il rappelé, qui s’apparente à un désert : « C’est à la fois le plus sec et le plus haut, avec une élévation moyenne de deux mille trois cents mètres. C’est aussi le plus venteux, avec des rafales de vent atteignant trois cent vingt kilomètres à l’heure, et le plus froid, avec des températures qui chutent dans l’intérieur des terres à moins de soixante degrés. »

Tenter par ses seules forces de vaincre ce désert doit se comprendre pour Worsley comme un hommage au maître des explorateurs du froid, Ernest Shackleton (1874-1922), qui échoua à conquérir le pôle mais réussit en 1915 à sauver l’intégralité de son équipage dans des conditions épiques, ainsi qu’il le rapporte dans son livre, L’Odyssée de l’Endurance, classique absolu des récits d’aventures vécues (« Endurance » étant le nom, devenu légendaire, de son bateau).

Comme beaucoup d’autres avant lui, Henry Worsley (dont un aïeul prénommé Frank avait participé à cette « odyssée » du début du vingtième siècle) était en effet fasciné par Ernest Shackleton, collectionnant tout ce qui se rapporte à lui, courant les ventes aux enchères à cet effet, montant avec deux comparses une première expédition commémorative en Antarctique (la « Matrix Schackleton Centenary Expedition » de 2008), s’obstinant enfin à lever des fonds pour organiser la grande aventure solitaire… où il laissera la vie.

Cet officier britannique, jeune retraité de 55 ans, boxeur et bibliophile passionné, était pourtant très entraîné et d’une motivation sans égale ; mais tirer seul un traineau de près de cent-cinquante kilos, et ne pas se résoudre assez tôt à comprendre que le corps ne saura pas aller plus loin, c’est se vouer au grand blanc final. À moins de cinquante kilomètres de son point d’arrivée, après plus de soixante-dix jours de progression dans des conditions extrêmes, il est obligé d’abandonner sa quête. Les secours interviendront trop tard pour le sauver : épuisé, il mourra d’une péritonite peu de temps après leur intervention.

Chez Poe comme pour Worsley, le récit s’achève sur l’aporie de points de suspension qu’on pourrait dire gelés.

Comment en est-il arrivé là ? Fidèle à sa méthode, David Grann a mené, pour essayer de le savoir, une enquête extrêmement méticuleuse, qu’il exploite avec un art consommé de la relance et du (faux) suspense : il rencontre la famille de Worsley, fouille les archives et reconstitue, à partir de sa fin, l’ensemble du parcours qui conduit un soldat un peu excentrique, amateur de cigares et de poésie, presque caricaturalement anglais, à envisager de défier le froid pour affronter son idéal… Un idéal dont la localisation possible est l’Antarctique, mais dont la nature profonde et pour ainsi dire métaphysique demeure énigmatique.

Illustrée de nombreuses photographies et mise en page de manière originale, l’édition française de The White Darkness se lit ainsi avec la curiosité fébrile que l’on éprouvait enfant à la découverte des romans d’aventures… Elle réveille par exemple le trouble infini que nous avions connu en suivant les Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Allan Poe, autre épopée antarctique (écrite en 1838, et traduite par Baudelaire vingt ans plus tard).

Chez Poe comme pour Worsley, le récit s’achève sur l’aporie de points de suspension qu’on pourrait dire gelés : la quête se fige au bord de l’inconnu, sans qu’on sache ce qu’il peut y avoir au moment de son dépassement, et qui nous renvoie à un questionnement qu’on dira volontiers mythologique, même s’il est au fond banal, puisque la mort est toujours sans réponse.

Sans doute n’y a-t-il là rien de vraiment neuf, mais David Grann sait raconter, faire le tri du détail frappant et du superflu qu’il biffe, laissant dans son récit des persiennes possibles pour notre rêverie… Bien sûr, ce qui intrigue surtout, c’est l’espèce de permanence humaine mise en scène à travers ces récits d’expéditions : le goût melvillien, si l’on peut dire, pour la quête poussée jusqu’à l’absurde, dans sa maniaquerie même, et l’esprit de méthode déployé pour atteindre un absolu qu’il n’est pas facile de définir.

Que signifie, par exemple, le fait d’être le premier à poser un drapeau en haut d’un sommet ou à l’extrémité du pôle ? Que peut vouloir dire, pour soi et pour les autres, l’exploit consistant à traverser seul une zone que personne n’a parcourue auparavant dans ces mêmes conditions ? Quel défi mythologique se lance-t-on enfin, lorsqu’on décide d’affronter de la sorte une nature que l’on rêve immémoriale ? C’est la vieille histoire des ambitions et vanités humaines, le récit d’une conquête qui est d’abord intérieure.

Le temps et l’espace perdent, dans la quasi instantanéité où nous sommes tous, leur valeur d’écart.

Tout cela, David Grann le dit, le scénarise, le découpe, avec autant de sobriété que d’efficacité. Mais ce qui est passionnant dans son récit, c’est autre chose encore : la manière dont l’histoire de Worsley interroge les possibilités de notre rapport présent au mythe.

La singularité de l’expédition de l’hiver 2015 est en effet de s’être racontée, d’abord, dans une sorte de journal « en direct », rendu possible par la technologie contemporaine : « Tous les jours, note Grann, à l’abri sous sa tente après plusieurs heures de trek, il retransmettait une courte émission sur ses expériences. (Il accomplissait cette espèce de tour de magie moderne en appelant avec son téléphone satellite un ami en Angleterre qui enregistrait l’émission et la postait ensuite en ligne sur son site.) Sa voix calme et imperturbable envoûtait les auditeurs… »

Grann lui-même a fait partie de ces auditeurs envoûtés, et il y a comme un vertige à imaginer cette participation à distance – « en ligne » – à une conquête magnifiquement absurde, qui est aussi un chemin live (ou presque) vers la mort.

Ici le temps et l’espace perdent, dans la quasi instantanéité où nous sommes tous, leur valeur d’écart : le loin, l’attendu, le rêvé, sont soumis à une drôle d’accélération, qui n’empêche pas la projection fantasmatique, mais efface quelque chose du mystère, peut-être, sans empêcher pourtant la répétition du mythe. Et c’est cette idée de répétition qui fait tout l’attrait de The White Darkness, où est interrogé sans cesse le lien de l’explorateur contemporain à son modèle d’autrefois.

Qu’est-ce que peut bien signifier, ainsi, cette obstination à répéter l’impossible : à reproduire la même épreuve, à rejouer seul l’odyssée de l’endurance, au risque d’abandonner sa très proche famille pour se prouver… mais quoi ? Qu’on est un homme ? Et que notre destin le plus ancien reste de perdre contre les forces, qu’on voudrait éternelles, de la nature ? Grann n’extrapole jamais : il garde le cap de son récit, où se devinent pourtant d’abyssales interrogations sur ce qu’on appellera les possibilités mythologiques de notre présent.

Parti volontairement sans assistance, Worsley aimerait être un héros de maintenant paré des valeurs d’hier… et de toujours (voudrait-il croire). Cela ne va pas de soi, et il y a un peu d’ironie – tragique – dans le destin de cet officier britannique, à peine encombré de son pouvoir de commander, revenu assez amer d’une campagne de renseignement en Afghanistan : il ne peut satisfaire par la chose militaire une passion d’un autre temps, où entre sans doute une grande part d’hubris, même si le sage Shackleton demeure son modèle absolu.

Ironie de notre siècle, pourrait-on dire, qui est celui où ce même Shackleton sert de référence aux gourous du coaching, comme le rappelle malicieusement Grann : « À une époque soucieuse de maîtrise humaine – sur les entreprises, les champs de bataille et les bureaucraties, et surtout sur soi-même –, la manière dont Shackleton, avec sang-froid, avait recruté et mené ses hommes avant de les ramener sains et saufs forçait le respect. Des chefs d’entreprise, des cadres dirigeants, des astronautes, des scientifiques, des stratèges politiques et des chefs militaires ont étudié son comportement. Une catégorie entière de la littérature de développement personnel consacrée à l’analyse de ses méthodes a fait son apparition, avec des livres affublés de titres comme : À la pointe de l’action : leçon de leadership de l’extraordinaire épopée de l’expédition Shackleton dans l’Antarctique. Un autre de ces ouvrages, Shackleton : leçon de leadership en direct de l’Antarctique comportait des chapitres intitulés “Partager sa tente, ou comment tenir les dissidents à l’œil”, “L’esprit de camaraderie par moins vingt degrés : créer un environnement de travail optimal” ou encore “Naviguer dans des eaux inexplorées : s’adapter et innover”. »

À sa façon au fond assez subtile, The White Darkness peut s’apparenter à une expédition – littéraire – pour sauver Shackleton de telles interprétations ou récupérations, aussi indignes que ridicules : à redonner, du coup, à travers l’épopée de Worsley, son admirateur presque anachronique, le goût qui n’est jamais passé de la fiction.

Car c’est bien le paradoxe de ce brillant exercice de non-fiction que de susciter le désir presque irrépressible de retourner au roman, et à la vérité qu’on devine par exemple dans l’Antarctique imaginaire des Aventures d’Arthur Gordon Pym, le plus grand livre qui soit, peut-être, sur les mystères conjoints du pôle sud et de l’âme humaine.

David Grann, The White Darkness (2018), traduit de l’anglais par Johan-Frédérik Hel Guedj, Éditions du sous-sol, 2021, 160 pages.

 


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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