Écologie

Une démocratie enrichie par la transition écologique ?

Économiste, Consultant en transformation numérique, Journaliste, Chercheuse en littérature comparée, Mathématicienne et historienne des sciences

Les démocraties sont-elles moins bien armées que les régimes autoritaires, à l’instar de la Chine, pour faire face au défi climatique ? Face à cette question qui monte, il est important de redire que le chemin vers la neutralité climatique ne peut faire l’économie des libertés et du respect des droits humains. Mais aussi d’affirmer que le modèle démocratique, à condition de se réinventer, de se réorienter, de s’enrichir, permet bien de gouverner la transition écologique.

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Pour qui les prend au sérieux, les engagements récents de la Chine en matière climatique – atteindre la neutralité carbone en 2060 – mettent clairement au défi les démocraties occidentales. Celles-ci sont-elles capables de tant d’audace ? Face à la « crise » climatique, ne faudrait-il pas mieux compter sur des gouvernements plus autoritaires ? La question, évidemment, ne se pose pas en des termes si caricaturaux. Et d’ailleurs, l’Union européenne n’a-t-elle pas également annoncé son ambition de neutralité climatique pour 2050 ?

De quoi parle-t-on exactement ?

Pour beaucoup, la démocratie est inadaptée pour régler les questions climatiques. Cette croyance part d’une définition simpliste de la démocratie, qu’il nous faut d’abord complexifier.

« La » démocratie est un régime politique qui suppose la participation des citoyens à la prise de décision, et qui repose sur un socle de libertés et de limites décidées en commun. La notion même de liberté n’est pas univoque. Celle-ci peut être comprise comme une relative absence de limites (on parle de liberté négative, la « liberté des Modernes »), ou bien à l’inverse, comme une acceptation des contraintes.

Mais la démocratie est surtout un exercice : elle demande une implication ou un engagement des citoyens (on parle dans ce cas de liberté positive, ou de la « liberté des Anciens »). L’économiste Amartya Sen parle lui de liberté substantielle, ou « capabilité », et envisage la liberté comme une capacité à être, à faire et à participer au processus de décision, se rapprochant ainsi de la liberté positive. Sans plus entrer dans les détails, notons que de ces différentes conceptions de la liberté découlent les limites légitimes de l’action de l’État (de la puissance publique).

Dans le sujet de la transition écologique qui nous occupe ici, la « liberté positive » ou substantielle, de par son caractère impliquant, mobilisateur, semble plus pertinente à retenir.

« La » démocratie impuissante ?

Tout comme il n’y a pas qu’une seule façon d’envisager la liberté, « la » démocratie ne se laisse pas réduire à une illustration qui vaudrait de tous temps et pour tous. Il existe autant de démocraties que de pays qui s’en réclament, dans la mesure où ces pays l’exercent avec des institutions, des processus électoraux et des pratiques culturelles fort variables.

Aussi, il conviendrait plus de parler d’une échelle de la démocratie, tenant compte du fait que certains régimes dits démocratiques peuvent adopter des conduites autoritaires (musellement de la presse, surveillance…), tout comme certains régimes autoritaires peuvent, parfois, adopter des comportements qui pourraient être assimilés à du démocratique, quand bien même ils n’en auraient pas les institutions.

Une fois ces prémisses et définitions abordés, on perçoit l’absurdité de tout jugement définitif sur l’inadaptation de « la démocratie » ou de la nécessaire restriction de « la liberté » dans la transition écologique. En revanche, on peut convenir que la démocratie, ici et maintenant (en France en 2021), souffre de différents maux qui nuisent à la transition écologique : mauvaise représentativité de certaines populations, qualité de délibération insuffisante, myopie et incapacité à penser le long terme… En outre, cette démocratie demeure inapte à contrer certains intérêts privés, économiques et financiers.

Considérer la situation actuelle, en France mais aussi dans plusieurs grandes démocraties mondiales, comme un « climax démocratique » que les défis écologiques d’aujourd’hui ne pourraient que perturber négativement relèvent donc d’une grossière méconnaissance de l’histoire politique ou d’un mensonge.

Des exemples meilleurs ailleurs ?

Pour faire face à aux limites des régimes démocratiques dans la résolution des questions climatiques, il est tentant de regarder ailleurs. Car si l’Europe a longtemps été la bonne élève de la gouvernance climatique, notamment après le retrait américain du protocole de Kyoto en 2002, son manque d’unité politique (qui s’explique pour partie par sa jeunesse) l’empêche aujourd’hui de tenir ce rôle crucial auquel elle pourrait aspirer entre les États-Unis et la Chine.

S’il peut paraître naïf de considérer comme modèle un pays contesté sur les libertés individuelles, le travail forcé, le respect des minorités et l’accès à l’information comme dans la crise de la Covid-19, il faut reconnaître que la Chine souhaite jouer le rôle d’un acteur climatique majeur. Le pays, ayant bien compris l’importance géopolitique de cette question, fait aujourd’hui des annonces très ambitieuses… mais celles-ci restent, à l’échelle de l’après-2030, des promesses. La Chine continue à ouvrir des centrales à charbon sur son territoire et aussi sur « les nouvelles routes de la soie », à l’étranger. Sa consommation intérieure de charbon n’a jamais été aussi élevée qu’en 2019. En réalité, l’empire du Milieu améliore son intensité carbone (efficacité, tertiarisation…), mais ses efforts restent relatifs, car dans l’absolu, les émissions de carbone augmentent.

Qui plus est, la lutte contre la pollution locale de l’air est affectée par l’absence de synchronisation entre le pouvoir central et les pouvoirs régionaux, illustrant des antagonismes forts et un alignement des objectifs encore très disparates ces échelons.

Ainsi, il n’apparaît guère possible de poser la Chine comme modèle écologique, si tant est par ailleurs que la question écologique puisse être déconnectée des questions des droits humains.

La fin du gouvernement par l’abondance matérielle

Au-delà de la Chine, il est probablement vain de chercher un « modèle » de transition écologique réussi pour faire face à la question écologique. En effet, l’épreuve est sans précédent, extraordinaire à tous points de vue (échelle, vitesse) et le bouleversement climatique, sans retour possible à la normale, nous oblige à penser dans un monde fondamentalement différent. Aussi, il est plus utile d’analyser les limites des régimes démocratiques pour mieux traiter la question écologique et d’esquisser quelques pistes pour faire de la transition écologique une opportunité de renforcer la démocratie.

L’Histoire nous enseigne que plusieurs des périodes représentant encore souvent dans l’imaginaire collectif un idéal démocratique (la Grèce antique, les Lumières) s’avèrent en réalité beaucoup plus ambiguës. Les contreparties à l’accès à ces expériences démocratiques étaient lourdes pour certains et leur accès était tout simplement impossible pour une grande partie des personnes vivant à ces époques (respectivement, esclaves et populations des colonies dépourvus de droits civiques).

Aujourd’hui, l’accès à la démocratie s’est certes étendu (le nombre de démocratie a d’ailleurs augmenté) mais, au contact des questions climatiques, certaines populations en sont encore écartées (réfugiés climatiques, victimes du travail forcé). Et surtout la liberté des uns, notamment la liberté politique et matérielle, qu’elle soit positive et négative, repose encore et toujours sur un empiètement dans l’espace et le temps.

En effet, les bases matérielles des démocraties occidentales, particulièrement européennes et françaises, sont les ressources issues des quatre coins du monde pour l’amont. Et pour l’aval, les rejets de gaz à effet de serre aboutissent à une atmosphère saturée pour des siècles qui altérera nos conditions de vie, celles de nos concitoyens et celles de nos descendants, particulièrement dans des zones déjà pauvres et des territoires soumis aux aléas climatiques.

Un régime démocratique qui ne fonctionne qu’en faisant payer une partie (significative) de son prix à d’autres ne peut prétendre à l’universalité. Il ne respecte même pas la définition minimaliste de la « liberté négative » dont il prive des populations considérables.

Il convient alors de penser des manières de réinventer, réorienter et enrichir nos démocraties pour qu’elles nous permettent de faire face au défi écologique. Pour cela, plusieurs ressources intellectuelles sont disponibles, à la fois dans l’histoire de la pensée écologique et, aussi, dans l’histoire politique et républicaine, comme l’illustrent entre autres les récents travaux de Pierre Charbonnier ou Serge Audier.

Une revivification par les marges

Si le renouvellement institutionnel de la démocratie semble tarder, entravé par des lourdeurs administratives internes et par les résistances externes émanant d’intérêts opposés à toute transition écologique qui remettrait en cause des privilèges installés, c’est peut-être depuis ses marges et dans les pratiques qu’il faut chercher un salut.

Ces trois dernières années en France ont été riches en enseignements et en initiatives qui, nées hors de l’État, ont poussé ce dernier à réagir et à prendre des positions plus fermes en matière d’écologie – ou du moins, à l’afficher.

La plus frappante d’entre elles sur le plan médiatique a émergé durant l’automne 2018, lorsque les premiers groupes de Gilets jaunes ont fait entendre leur désespoir et leurs revendications pour une « transition juste ». Si c’est bien l’annonce d’une taxe sur les prix des carburants qui fut le déclencheur du mouvement des Gilets jaunes, les racines de cette révolte étaient bien plus profondes. Elles remontent au sentiment de déclassement social éprouvé par une France dite périurbaine, victime d’injonctions contradictoires, entre exigences de décarbonation rapide dans tous les secteurs et incitations à perpétuer un mode de vie valorisant la consommation et la productivité.

Le traitement médiatique des « violences » du mouvement, d’un côté et de l’autre, a fini par l’entacher. Cependant, il n’aura pas été vain. C’est à sa suite que le président Emmanuel Macron décide en octobre 2019 de constituer la Convention citoyenne pour le climat.

Cette initiative voit un panel de 150 citoyennes et citoyens tirés au sort être formés par des experts du climat, afin de « définir une série de mesures permettant d’atteindre une baisse d’au moins 40 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 (par rapport à 1990) dans un esprit de justice sociale ». Ce premier exercice de démocratie participative, et pour partie délibérative, inédit par son ampleur et la diversité des citoyens mobilisés, débouche sur 149 propositions saluées par nombre d’experts.

On peut reconnaître l’intérêt d’une telle expérience. Cependant, il faut également voir sa très grande fragilité. Cette instance créée ad hoc reste sans garantie politique, ce qui explique pourquoi la loi Climat et Résilience pourrait rester largement insuffisante pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris de 2015, les propositions des tirés au sort ayant été édulcorées, vidées de leur contenu, ou tout simplement écartées.

Une autre initiative témoigne également de la possibilité, pour des citoyens, d’exprimer leur désaccord avec les politiques publiques environnementales. Lors de l’Affaire du siècle, une coalition de quatre associations et ONG (Notre affaire à tous, Greenpeace France, la Fondation pour la nature et l’homme et Oxfam France) a assigné l’État en justice pour inaction face au changement climatique. Le tribunal administratif de Paris a suivi les ONG qui attaquaient l’État pour l’insuffisance de ses efforts en vue de réduire les émissions de gaz à effet de serre. La rapporteuse publique a invité le tribunal à reconnaître la « carence fautive » de l’État. Et si le jugement a été mis en délibéré, dans une grande majorité de cas le tribunal suit les conclusions de son rapporteur.

Ces deux exemples illustrent le fait que de simples citoyennes et citoyens, dans des organisations structurées ou plus spontanées, peuvent faire valoir leurs droits au plus haut sommet de l’État… et, in fine, agir sur la politique climatique.

Des innovations institutionnelles prometteuses

Mais autant ces expériences sont prometteuses, autant elles demeurent insuffisantes. Si ces initiatives montrent que la pression aux marges peut mettre des gouvernements face à leurs responsabilités, il faut que les données scientifiques alimentent ces mouvements pour leur donner de la légitimité et du poids. Et au-delà de ces pressions, l’action globale et collective pour limiter la menace climatique ne pourra se hisser au niveau nécessaire que si elle s’appuie sur un corpus de connaissances scientifiques conséquent et transversal (relatives au système climatique, aux ressources énergétiques, aux potentiels et aux limites des technologies disponibles ou accessibles par la recherche).

Nos sociétés ne peuvent s’engager dans l’action vigoureuse et de longue haleine correspondant à la neutralité carbone d’ici le milieu du siècle que par une volonté populaire et politique majoritaire. Une volonté fondée en raison, et non pas une « ruse » de pouvoirs politiques « éclairés » l’imposant à une société rétive. Or, cette nécessité se heurte entre autres au problème classique du partage du savoir, dont celui du diagnostic scientifique synthétisé par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

L’expérience des trente dernières années montre que ce partage demeure très partiel, à tous les niveaux d’organisation de nos sociétés. Une situation qui se retrouve sur l’ensemble des sujets à forte composante scientifique et technologique, comme le montre la crise sanitaire en cours, riche en exemples de méconnaissances, manipulations, réticences devant des solutions proposées par les experts (gestes barrières, confinement, vaccins).

Résoudre cette difficulté par un partage des connaissances généralisé et accessible à tous n’est pas à notre portée dans le temps de la crise climatique. Car il ne suffit pas de faire les choses, mais de les faire à temps, c’est-à-dire dans les trois décennies qui viennent – et surtout dans la décennie actuelle pour la première grande marche qui implique de diviser par deux nos émissions de gaz à effet de serre – donc, en général, notre consommation d’énergie fossile. Et, sans occulter les questions démocratiques posées par la production d’énergies ou « les solutions technologiques nouvelles », notamment sur le long terme, ces solutions techniques ne seront que d’un faible recours vu leurs délais de mise en œuvre à l’horizon 2030. Nous sommes contraints de décider ensemble comment consommer beaucoup moins, c’est-à-dire de devenir sobre (pour émettre moins) et ceci rapidement.

La constitution d’expertises publiques capables de transformer le diagnostic scientifique en propositions d’actions discutables par le corps civique peut permettre de sortir de cette impasse. À condition que le pouvoir politique, seul légitime à les mettre en place, formalise ses engagements, les respecte et les partage avec le peuple souverain.

L’exemple du Haut Conseil pour le climat, dont les rapports soulignent l’incapacité des politiques actuelles à atteindre les objectifs de la stratégie nationale bas carbone (SNBC), montre que la réussite d’un tel processus est possible, mais conditionné à de nombreux paramètres. De même pour la Convention citoyenne sur le climat : le devenir de ses préconisations au moment de leur donner force de loi montre les difficultés de telles innovations, lorsque, même avec un mandat clair, ces dernières ne sont pas inscrites dans les institutions politiques et notamment devant le Parlement où il ne leur est pas permis d’être positionnées clairement.

Ces exemples d’innovations démocratiques montrent que la transition peut enrichir les processus démocratiques, participatifs et délibératifs. Ces premiers pas demandent à être approfondis, poursuivis et pérennisés avec des garanties pour les futures instances ; mais il est possible de trouver quelques ouvertures pour donner à la fois une meilleure place à la science, et à la participation et à la délibération autour des enjeux politiques que celle-ci ouvre.

Au moment où, à raison, nombreux sont ceux qui appellent à accélérer dans la transition écologique, il est utile d’avoir déjà en tête ces nuances sémantiques. Et de se rappeler que c’est une certaine accélération écologique (hausse de la taxe carbone en 2018 en négligeant nombre d’enjeux de la transition juste), dans un cadre et avec une gouvernance inadaptés, qui a conduit au blocage de la fiscalité environnementale dans lequel nous sommes aujourd’hui. Articuler la transformation des processus démocratiques et la transition écologique est désormais incontournable.

Cet article est publié au même moment que la version finale de la Note n° 38 de la Fabrique Écologique, « Gouverner la transition écologique : démocratie ou autoritarisme », qui développe le constat et les plusieurs pistes esquissés ici.

 


Éric Vidalenc

Économiste, Chef de projet Prospective à l'ADEME

Irénée Regnauld

Consultant en transformation numérique, Chercheur associé au laboratoire COSTECH

Sylvestre Huet

Journaliste

Émeline Baudet

Chercheuse en littérature comparée, Chargée de recherches à l’Agence Française de Développement

Amy Dahan

Mathématicienne et historienne des sciences, Directrice de recherche émérite au CNRS

Mots-clés

Climat