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Tous des New Dealers ?

Historien, Historien

Joe Biden serait-il le nouveau Franklin Roosevelt ? Le New Deal, l’ambitieux programme de réformes progressistes des années 1930, est loin d’être un mythe inflexible : chaque génération de politiques, mais aussi d’historiens, a tenté de le relire à l’aune de ses propres combats. Si ces travaux ont finement démontré ses défaillances, l’actuelle réhabilitation du New Deal rappelle que les démocrates américains sont toujours les héritiers de cette expérience sociale, politique et culturelle.

Depuis l’investiture du président Joe Biden le 20 janvier dernier, le New Deal est devenu une référence symbolique omniprésente dans la presse et le monde politique. Aux États-Unis, et même en France, chacun voit déjà dans celui que Donald Trump surnommait « Joe l’endormi » (sleepy Joe) un nouveau Franklin Delano Roosevelt.

Salués par les progressistes américains pour la rupture qu’ils opèrent avec son prédécesseur, l’ambitieux plan de relance souhaité par le nouvel hôte de la Maison-Blanche, son appel à une plus grande justice fiscale ou encore sa prise de position en faveur de la campagne de syndicalisation des employés d’Amazon en lutte à Bessemer dans l’État de l’Alabama, ont également suscité de flatteuses comparaisons avec Roosevelt.

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Indéniablement, la crise sociale et économique provoquée par la Covid-19 a sans doute facilité ces références symboliques à l’un des temps les plus forts du XXe siècle américain : l’ensemble des réformes initiées dans les années 1930 dans l’urgence d’une crise économique sans précédent.

En 2008, alors que nombre de foyers américains subissaient les effets de la crise des subprimes, l’élection de Barack Obama avait déjà donné lieu à un débat sur le « nouveau New Deal ». Marqueur de ces attentes, le magazine Time avait alors publié en couverture une célèbre photo de Roosevelt dans une décapotable, porte-cigarettes en bouche et chapeau de feutre sur la tête, seul le visage d’Obama venant se superposer à la silhouette reconnaissable de Roosevelt.

Pour une partie de la gauche américaine, la comparaison fut cependant de courte durée. Dans la pratique, et en dépit de l’importante réforme de l’assurance-santé, Obama ne rompit guère avec le centrisme et la prudence du parti démocrate contemporain. La comparaison fit flop et disparut vite de la plume des journalistes.

Par-delà ces éléments conjoncturels, la référence au New Deal renvoie à une importante réhabilitation de cette période dans le champ historien dont l’ampleur n’a guère été perçue en France. Cette réhabilitation mérite que l’on s’y intéresse de près, non seulement parce qu’elle a contribué à rendre au New Deal une place de choix dans la mémoire collective, mais aussi parce qu’elle témoigne de la relation toute particulière que les démocrates et les progressistes entretiennent avec ce que l’on a appelé de ce côté de l’Atlantique « l’expérience Roosevelt ».

Loin d’être un objet froid, le New Deal n’a jamais échappé aux exigences d’une histoire du temps présent. Dans un pays ou l’antiétatisme est toujours resté fort, il a laissé l’empreinte d’une action politique inédite que chaque génération politique a tenté de relire à l’aune de ses propres combats du moment.

Rédigés en pleine guerre froide, les premiers écrits sont particulièrement hagiographiques et inscrivent le New Deal dans une longue tradition américaine. La rupture alors décrite est néanmoins importante et se caractérise par une réinvention démocratique avec l’apparition d’une société caractérisée par le pluralisme, la reconnaissance des corps intermédiaires, notamment les syndicats, et l’arbitrage du gouvernent fédéral.

Au cœur de ce récit, Roosevelt le pragmatique a supervisé une expérience particulièrement complexe, visant à réconcilier les contraires, à commencer par le capitalisme et la promesse d’égalité au cœur même du projet républicain. Grâce à ses talents oratoires, son sens politique et sa capacité au compromis, le président utilise les institutions pour élargir le corps civique en intégrant les vagues migratoires de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. L’affrontement entre Roosevelt et la Cour suprême, qui invalidera une quinzaine de lois avant d’opérer un revirement en 1937, prend des allures mythiques.

Avant tout, les premiers historiens du New Deal se félicitent de la remarquable plasticité des institutions et de leur capacité à s’adapter pour résister aux vagues fascistes qui emportent une grande partie de l’Europe dans les années 1930. Avec le New Deal, le centre de gravité du système politique s’est déplacé durablement vers le pouvoir exécutif, dorénavant à l’initiative de l’action politique.

Au même moment, il s’impose une lecture de la Constitution comme un « texte vivant », permettant les adaptations fonctionnelles aux changements en cours dans la société. La promesse du bonheur, contenue dans la Déclaration d’Indépendance, devient une promesse de « bien-être » (welfare) et de sécurité. Alors que le pays s’interroge au lendemain de la seconde guerre mondiale sur le sens même de l’expérience américaine dans le cadre de la guerre froide, le New Deal démontre l’incroyable force de la Constitution et des institutions, capables d’affronter des tempêtes imprévues par les Pères Fondateurs et de mettre en musique une expérience unique au monde, fondée sur l’intégration du monde ouvrier à la classe moyenne : l’American Way of Life.

Déplorant l’illusion présidentielle de la première génération d’historiens, ceux-ci le décrivent désormais comme un pantin aux mains du grand capital.

Dans les années 1960, dans un contexte politique très différent, une nouvelle génération d’historiennes et d’historiens détruit ce mythe exceptionnel et démocratique en soulignant au contraire toutes les limites et le conservatisme du New Deal. Proches des mouvements sociaux de l’époque et de la Nouvelle Gauche (New Left), ils insistent sur ses insuffisances dans le combat contre le racisme, le capitalisme ou encore la pauvreté.

L’idée que le New Deal ne se caractérise guère par une redistribution du pouvoir au sein de la société est notamment reprise par les historiens du monde ouvrier. Pour eux, la réforme du droit du travail est un carcan juridique destiné à promouvoir la paix sociale au détriment du militantisme. Roosevelt et ses conseillers n’ont pas cherché à transformer le capitalisme, mais à le sauver, main dans la main avec les grands capitaines d’industrie. Sous la rhétorique de la réforme se cachent donc des alliances discrètes qui finissent par rendre symboliques, au mieux, ou inefficaces, au pire, tous les discours contre les « marchands du temple » qui ont continué à régner en maître sur le pays.

Roosevelt le roué a bien manipulé son peuple.

Principale cible de cette relecture critique, il ressort laminé de ces travaux. Déplorant l’illusion présidentielle des politistes et de la première génération d’historiens, ceux-ci le décrivent désormais comme un pantin aux mains du grand capital ou un digne représentant des élites de la côte est, plus disposé à jouer aux cartes avec ses amis qu’à redistribuer les richesses pour le peuple américain. Dans tous les cas, son rôle est désormais mineur et se réduit à une habile manipulation des foules à l’aide de ses célèbres « causeries au coin du feu » (fireside chats).

Loin d’avoir été conçu et mis en œuvre dans l’aile ouest de la Maison Blanche, le New Deal est le résultat d’un grand nombre d’acteurs politiques et sociaux investis dans la modernisation des structures étatiques. Pour certains, c’est d’ailleurs ce grand concert qui explique les contradictions du New Deal comme ses insuffisances, les voix qui y ont joué étant sans doute trop discordantes. De ces contradictions, le capitalisme tira une force et utilisa la seconde guerre mondiale pour retrouver sa place essentielle au centre de la démocratie américaine.

Dans les années 1980, l’élection de Ronald Reagan et le triomphe du conservatisme modifient les regards et modèrent cette approche très critique. Alors que les acquis du New Deal sont remis en cause de manière frontale par les conservateurs au pouvoir, les historiens et historiennes réalisent ce qu’ils sont en train de perdre. Présenté comme le mal absolu par le président en exercice, le gouvernement fédéral retrouve une place centrale dans la recherche comme l’y invite au même moment la politiste Theda Skocpol dans un appel aux chercheurs, resté célèbre [1]. La réhabilitation du New Deal commence alors.

La comparaison implicite avec les social-démocraties européennes disparait au profit d’une analyse mettant en lumière les efforts des réseaux réformateurs pour redéfinir le libéralisme (liberalism), qui prend alors son sens au sens américain de progressiste, et en faire une doctrine visant à émanciper les classes populaires et moyennes des formes d’insécurité économique les plus criantes. La loi sur la sécurité sociale, la régulation du travail fordiste ou encore les dispositifs facilitant l’accès à la propriété et l’enseignement supérieur en sont les piliers, et apparaissent moins au-delà de leurs défauts comme des instruments de contrôle social.

Revisitées également, les mobilisations sociales et ouvrières sont intégrées à cette perspective. S’il n’a pas réduit toutes les inégalités sociales et mis un terme aux discriminations raciales et genrées, le New Deal a été un moment de plus grande sécurité pour des millions d’Américains. À celles et ceux qui en doutent, la perte de celle-ci est la meilleure des réponses.

Tout en protégeant la sécurité économique et sociale des Américains, le New Deal a renforcé les clivages raciaux et les inégalités de genre.

Dans le même temps, soucieux de comprendre la rupture reaganienne, les chercheurs commencent à réfléchir au New Deal dans un temps plus long, allant des années 1930 aux années 1970. Ce nouvel ordre se caractérise par la stabilité d’une coalition électorale qui assure la domination du parti démocrate aux élections, mais aussi par le caractère hégémonique de ses valeurs, de ses normes et de ses idées.

Les historiens insistent également sur l’essoufflement de cet ordre dans les années 1970, alors qu’une crise économique nouvelle met à l’épreuve les outils et les pratiques politiques héritées de l’aggiornamento des années 1930. Les tensions internes à la gauche, nées de l’incapacité des démocrates à conjuguer harmonieusement les revendications féministes, le mouvement pour les droits civiques et les attentes du monde ouvrier et des organisations syndicales en perte de vitesse montrent la fragilité née de la coalition dans les années 1930. Quant au bourbier vietnamien, il dévoile au grand jour l’ampleur des compromis avec le complexe militaro-industriel et permet de déqualifier les tenants d’un ordre, de plus en plus éloigné des promesses de bonheur annoncées par les New Dealers.

De manière notable, les travaux marginalisent un peu plus encore la figure de Roosevelt. L’étude des politiques économiques et sociales fait toujours la part belle à une multiplicité d’acteurs politiques et sociaux mais, irriguée par le courant néo-institutionnaliste venu des sciences politiques, elle réaffirme le rôle du Congrès, des tribunaux et l’importance du fédéralisme dans le destin des politiques adoptées dans les années 1930.

Cette relecture institutionnelle permet notamment de comprendre avec finesse pourquoi, sous la rhétorique universaliste des démocrates, se dissimulent et s’expriment les intérêts d’une classe moyenne blanche dotée d’un fort capital culturel.

Tout en protégeant la sécurité économique et sociale des Américains, le New Deal a donc renforcé les clivages raciaux et les inégalités de genre. La grande loi de sécurité sociale de 1935, à l’instar des réformes réglementant le travail, exclut les domestiques et les travailleurs agricoles du champ d’application de la mesure pour exclure en toute légalité les Afro-Américains.

Les politiques sociales obéissent à une dynamique genrée parfaitement explicite : les hommes au travail, et les femmes à la maison. Pouvait-il en être autrement de la part d’un gouvernement qui visa à rétablir le rôle du chef de famille (breadwinner, celui qui va au gagne-pain) ?  Le poids des États du vieux Sud et de ses élus dans la construction d’un New Deal profondément inégalitaire apparait alors d’autant plus indéniable que ses conséquences à long terme sont profondes. La réhabilitation ne vaut pas blanc-seing.

Néanmoins, elle intègre beaucoup plus que ce ne fut le cas dans le passé les résistances au New Deal, trop longtemps négligées ou perçues comme dérisoires. À la fois sociale, politique et intellectuelle, cette histoire vue au prisme des combats menés par ses adversaires démontre la persistance de l’antiétatisme et de l’individualisme après les années 1930 et met en lumière l’impressionnante capacité des élites économiques à combattre les syndicats à l’usine et à construire les institutions, think tanks et réseaux nécessaires à la remise en cause d’un New Deal dont elles n’ont jamais accepté la légitimité. Loin d’être hégémonique, celui-ci a été en permanence contesté par le grand capital qui est demeuré, au mieux, très méfiant, au pire, très hostile aux réformes portées par Roosevelt et ses conseillers.

En 2008, la crise économique marque une nouvelle étape dans la réhabilitation du New Deal en provoquant un retour vers le pouvoir exécutif et la figure d’un président capable d’incarner les aspirations d’une majorité d’américains favorables à un interventionnisme étatique permettant de relancer l’économie tout en s’attaquant aux inégalités sociales. Avec Barack Obama, c’est l’espoir d’un « deuxième New Deal », cette fois plus attentif à la question raciale, qui nait dans les débats politiques auxquels les historiens sont nombreux à participer.

Le politiste Ira Katznelson compare désormais sa signification historique à celle de la Révolution française [2]. Entre le communisme et le fascisme, Roosevelt et les New Dealers ont inventé une troisième voie essentielle, préservant les libertés et promettant l’égalité.

Les années suivantes confirment cette tendance que consacre la publication en 2014 du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty. En évoquant un âge d’or salarial et fiscal, l’ouvrage fait écho aux nouvelles recherches sur les politiques fiscales des New Dealers, mais il rappelle aussi les travaux menés sur les conséquences sociales et économiques du déclin des organisations syndicales, que les démocrates ambitionnent désormais d’enrayer par l’adoption d’une loi plaçant, une fois encore, le poids de l’État fédéral du côté de la négociation collective.

Quels que soient les espoirs placés dans Joe Biden et son administration, la réhabilitation du New Deal ne doit donc pas laisser penser qu’il fut un âge d’or de progrès démocratique. La richesse de la production historique aux États-Unis nous invite à distinguer le bon grain de l’ivraie, et à prendre en compte l’épaisseur des mondes sociaux et politiques dans lesquels cet ordre s’est déployé.

Les multiples références au New Deal montrent surtout que les démocrates sont toujours les héritiers d’une expérience sociale, politique et culturelle dont ils ne veulent pas penser qu’elle soit, pour reprendre l’expression de Jefferson Cowie, « une grande exception [3] ».

Parvenir à élaborer un nouveau New Deal, ce serait, aussi et paradoxalement, lui permettre de devenir pleinement un objet d’histoire.

 


[1] Peter B. Evans, Theda Skocpol, Dietrich Rueschemeyer (dir.), Bringing the State Back In (non traduit en français), Cambridge University Press, 1985.

[2] Ira Katznelson, Fear Itself: The New Deal and the Origins of Our Time (non traduit en français), Liveright, 2013.

[3] Jefferson Cowie, The Great Exception: The New Deal and the Limits of American Politics (non traduit en français), Princeton University Press, 2016.

Romain Huret

Historien, Directeur d’études à l’EHESS

Jean-Christian Vinel

Historien, Maître de conférences à l'Université Paris-Diderot (Paris 7)

Notes

[1] Peter B. Evans, Theda Skocpol, Dietrich Rueschemeyer (dir.), Bringing the State Back In (non traduit en français), Cambridge University Press, 1985.

[2] Ira Katznelson, Fear Itself: The New Deal and the Origins of Our Time (non traduit en français), Liveright, 2013.

[3] Jefferson Cowie, The Great Exception: The New Deal and the Limits of American Politics (non traduit en français), Princeton University Press, 2016.