Quel public pour contrôler la dette ?
Partout dans le monde, le recours aux budgets publics et aux États s’est traduit par une augmentation accélérée des niveaux d’emprunts souverains. Les horizons comptables de la pandémie, qui rappellent les bilans d’après-guerre, ont ouvert des brèches dans l’ordre de la dette, ébranlé des tabous (celui de l’annulation) et déplacé le champ de la dispute vers les modalités de la création monétaire, de la répression financière et de l’inflation.
Mais au moment même des pics épidémiques, les structures du pouvoir travaillaient déjà à problématiser la crise ouverte par la pandémie comme un choc exogène, venu frapper nos sociétés, nos économies et nos systèmes de santé de l’extérieur [1]. La pandémie se réduirait à un événement exceptionnel, une parenthèse circonscrite qu’il conviendrait de refermer sans tirer aucune leçon endogène [2], c’est-à-dire questionnant le capitalisme global et identifiant le néolibéralisme, la financiarisation des politiques publiques, et la marchandisation de la nature consubstantielle [3], comme de potentiels « coupables » de la propagation du virus et de sa gestion défaillante par l’État.
Déterminer le caractère endogène ou exogène du virus n’est pas un enjeu strictement savant mais tranché dans la sélection par les appareils de pouvoir des pratiques légitimes. Il s’agit d’un champ de luttes politiques.
Le retour à la normal comme champ de luttes
Pour les adeptes du retour au statu quo ante, les outils de financement public déployés pendant la crise devraient rester provisoires et se cantonner à un appui d’urgence strictement lié au « choc » sanitaire. À moyen et long terme, la société devrait se préparer à un retour à l’ordre de marché, censé servir de garde-fou aux États sociaux, discipliner les peuples dépensiers et fixer la valeur des choses comme des personnes [4]. Au temps de l’assistance respiratoire publique lié aux circonstances exceptionnelles devrait succéder le retour à la réalité compétitive et ses faillites massives d’entreprises privées (évité par le soutien institutionnel [5]).
L’injonction au retour à la normale et à cesser d’injecter de l’argent public ne date pas d’hier. Pour beaucoup de commentateurs, les taux faibles et négatifs produits par l’action des banques centrales constituent une anomalie [6], un sujet de préoccupation, sinon un véritable problème privé – peu importe le contexte. De fait, les établissements bancaires, dont les rendements seraient atteints par ces taux bas, menacent régulièrement d’augmenter les frais bancaires en compensation. Aussi, la configuration actuelle d’assouplissement du crédit (QE, Quantitative Easing) souverain européen – soit les rachats des titres de dette souveraine sur les marchés secondaires, dit de l’occasion, déployés par la Banque Centrale Européenne (BCE) et qui permettent d’enrayer toute remontée des taux – est décriée par une fraction de l’opinion comme une intervention faussant la réalité.
Ce nouvel acheteur de dette, hors du commun des mortels parmi les créanciers, intervient avec de gros volumes, fait augmenter la demande alors que l’offre de titres (les besoins d’emprunts des Trésors) reste plus ou moins constante. Dès lors, le prix des obligations augmente, ce qui se traduit pour les souverains par une baisse des taux. Surtout, ces rachats envoient un signal de garantie implicite de la solvabilité des États, accroissent la confiance des autres investisseurs et écartent le risque d’une dégradation de la note souveraine. De fait, la charge d’intérêt des États stagne à un niveau bas. Aussi, étant arrimé aux prévisions d’inflation, le programme de rachat a de grandes chances d’être prolongé a minima jusqu’en 2024. Un horizon temporaire qui tend donc à s’étirer sinon se naturaliser [7].
Mais ce même QE, selon ses pourfendeurs, ne serait rien de moins qu’une drogue à laquelle les États seraient addict, un paradis artificiel et un voile d’illusion institutionnelle qui empêcherait la réalité du marché d’opérer. L’économie serait maintenue « en vie artificielle », « sous perfusion » des politiques de QE. Que le financement de l’État ne soit plus un problème constitue précisément un problème public pour une fraction de la société.
L’extension ad vitam des soubassements de ce monde (de sa nouvelle normale) fait frémir certains publics parce qu’il porte le spectre d’une économie administrée, des taux d’intérêts politiquement contrôlés et d’un monde dans lequel la dette cesse de constituer un levier de chantage à disposition des créanciers. L’emprunt correspond de moins en moins à cette séquence répétée, au gré des ventes aux enchères de bons et obligations du Trésor, de consultation d’une population concurrente aux citoyens-électeurs : le public des investisseurs. Ces derniers, en votant avec leurs pieds – en venant ou non financer l’État, en se rendant ou non aux adjudications – fébrilement ou massivement, disposent d’un droit de vote sur le monde souhaitable.
Cette dichotomie entre, d’un côté, la réalité dictée par la loi du marché et, de l’autre, la facticité d’une configuration de financement des États au sein de laquelle les institutions jouent un rôle de poids est une arme de combat économico-politique servant des intérêts et un agenda de réformes précis. La version caricaturale de cet agenda politique consiste à dénoncer dans les mesures d’urgence un prétexte à la dépense publique structurelle, un « whatever it takes » permanent de l’argent public. Rompre avec ces financements extraordinaires représente l’urgence politique du moment, tendue vers la remise à plat de la société et son administration :
« Il faut qu’on sorte de cette ornière de dépenses publiques. Faut-il continuer à embaucher des gens à vie dans la fonction publique ? Faut-il mettre en place une allocation unique plafonnée ? Je pense que ce sont des questions qu’on pourrait poser aux Français par référendum (…) Il faut réformer, partir à la retraite beaucoup plus tard comme chez nos voisins européens, décentraliser et numériser la France sans plus attendre. La France s’endette pour fonctionner et non pas pour investir sur l’avenir. Payer des profs, c’est du fonctionnement pas de l’investissement. Il faut arriver à définir qu’est-ce que la bonne et la mauvaise dette [8]. »
Le fait que la BCE assure les dettes publiques, et garantisse indirectement le financement des États, est loin d’aller de soi. Ces modes d’intervention non conventionnels se sont imposés après d’âpres controverses. Surtout, ce déplacement institutionnel n’est nullement inscrit constitutionnellement en zone euro et fait l’objet d’arguties juridiques révélant la fragilité de cet éventuel acquis. Au contraire, le trauma grec a révélé comment la force de frappe discrétionnaire de la BCE (aux côtés du FMI et de la Commission européenne), en étant utilisé de façon conditionnelle, pouvait servir de levier institutionnel pour imposer l’austérité aux peuples et gouvernement indociles [9].
Cet épisode douloureux, présenté comme un sauvetage [10], a prouvé la capacité des créanciers officiels formant le « consensus de Bruxelles » (BCE de Francfort incluse) de prendre le relais des marchés de capitaux dans l’incarnation de la discipline sur les finances publiques. Toute forme d’opposition à la privatisation à marche forcée des économies nationales et toute résistance au verrouillage orthodoxe des politiques économiques et budgétaires, orientées à n’importe quel prix vers le soutien de l’offre économique, devait trouver face à elle comme réponse, et « pour l’exemple », le camouflet et l’humiliation, entraînant la mortification de l’offre politique alternative.
Les soubassements de « la normale » financière : les dettes se payent au prix for
Le nouveau rôle assumé par la BCE – de filet de sécurité institutionnel de la valeur des dettes publiques – constitue pour de nombreuses voix non pas une solution viable, mais l’ennemi à abattre. De fait, sur le plan symbolique et politique, le « quoi qu’il en coûte » comporte un coût important pour les entrepreneurs de cause de la dette, qui se vivent comme dans des lanceurs d’alerte permanents, appelant à faire de sa réduction une grande priorité nationale [11].
Le décrochage entre d’une part les capacités sans entrave et sans à-coups de financement de l’État par emprunt, dont les hauts taux d’intérêt sont indolores, et d’autre part la volonté politique de re-faire de la dette l’incarnation du mur des possibles rend d’autant plus criant le caractère idéologique du combat austéritaire. Fermer le robinet d’aide publique le temps venu, maitriser le déficit public « après la crise sanitaire » et re-sacraliser le totem de la dette piétiné dans l’urgence…
Toutes ces problématisations présupposent l’existence d’un avant et d’un après et feignent d’ignorer que, désormais, c’est le concept même de crise, dont les caractéristiques temporelles, bornées par un début et une fin, ne sont plus adaptées pour décrire ce que nous vivons : des épidémies chroniques, un modèle économique de croissance non viable, une catastrophe climatique bien trop avancée. Pourtant c’est cette même crise, financière en 2008, européenne en 2015 puis sanitaire depuis 2020, et elle seule – comme si l’identification de celle-ci allait de soi – qui justifie pour les pouvoirs publics et européens le recours aux instruments de politique monétaire dits « non conventionnels ».
Le pouvoir de qualifier la crise est donc un pouvoir de décider du moment où il sera « nécessaire » d’éteindre ces modes de gestion propres à l’exception, parce que le temps de la normale (dont la consistance est prétendue connue d’avance) sera venu.
Une bataille contre le spectre d’une économie sous contrôle démocratique
Car le nouveau rôle endossé par la BCE – certes encore peu formalisé dans un mandat – entrave une certaine définition du monde normal, celle du gouvernement de l’épargne privée décideuse, choisissant et sélectionnant les États qu’elle finance en échange de leur respect des règles « convenables ». Certes, aujourd’hui une épargne globale surabondante s’accommode des besoins de financement de l’État, mais cette rencontre entre offre et demande se fait en dehors (voir au détriment) des fondamentaux de finances publiques : ordre budgétaire, équilibre des comptes et existence de la dette comme levier pour faire pression sur les ajustements structurels.
Le monde européen se tient à un moment-carrefour, au cours duquel une bataille est engagée pour définir ce qui relève de « la normale » et décider de la pérennité, de la continuité ou non de cette configuration qui réduit la dette et le financement des États à une question d’intendance.
S’il est régulièrement question de guerre contre le virus, l’analogie avec la seconde guerre mondiale fait sens dans la mesure où nombre de controverses relatives aux modes de financement de l’État et de l’économie, déployées dans l’urgence du conflit militaire, puis dans l’immédiat après-guerre ont porté sur le caractère de ces instruments : provisoire et strictement lié aux circonstances, ou permanent et porteur potentiellement d’une nouvelle normale.
La Covid, comme la reconstruction d’après-guerre, constituent des séquences charnières où les batailles sur la qualification de ce qui est en train de se passer orientent ce qui devra advenir, c’est-à-dire le champ des futurités possibles. La sociologie montre comment ces disputes historiographiques non seulement entremêlent des acteurs politiques, administratifs et universitaires à qui le micro est tendu, mais surtout se déploient dans l’entrechoquement de deux temporalités : au moment même où les évènements sont vécus comme lorsque s’ouvre ensuite un débat permanent sur leur interprétation.
La légitimité des instruments de financement des États comme des modalités d’intervention de la BCE, leur nature conventionnelle ou non conventionnelle est étroitement intriquée à la qualification du contexte, et donc aux diagnostics sur la situation inextricablement sanitaire, économique, financière et sociale. La détermination du temps de la crise, son ampleur, la comparaison (ou la réduction) de celle-ci à des crises antérieures (1928, par exemple) fait l’objet de disputes sur lesquelles les décisions relatives au gouvernement de la monnaie, de l’économie et de l’État sont directement indexées. Appeler au retour à la normale de ces techniques est une formule idéologique et le véhicule d’un agenda politique.
Dans l’immédiat après-guerre avait surgi un débat sur la pérennité des dispositifs de financement dirigiste de l’État comme de l’économie. La « nouvelle normale » tenait ensemble, dans les schémas de politique économique, la monnaie, le budget, la distribution des crédits à l’économie et le contrôle strict de la finance faisaient consensus au sein des appareils d’État. Un tel interventionnisme et libéralisme encastré n’était pas propre à la France.
En faisant des milieux financiers les serviteurs plutôt que les maitres des décisions économiques, il s’agissait de redonner la main au politique et aux nations dans la poursuite des affaires financières. En faisant des contrôles de capitaux un outil légitime, les accords de Bretton Woods encourageaient la coopération internationale et neutralisaient les forces de la spéculation. Le secrétaire du Trésor Étatsunien, Henry Morgenthau, parlait en 1944 d’un « New Deal de l’économie internationale » qui devait « déplacer le centre de gravité financier du monde depuis Londres et Wall Street vers le Trésor américain [12]. »
Mais cette configuration qui germait n’en était pas moins contestée, de l’intérieur comme de l’extérieur des technocraties. En somme, tout cela ne pourrait, et ne saurait, durer éternellement. Au moment même où un système de crédit administré et de circuit du Trésor facilite l’alimentation de la trésorerie en France – les caisses de l’État sont alimentées en dehors des procédures de marché et en continu, évacuant de facto le souci de confiance auprès des créanciers[13] – le général de Gaulle n’aura de cesse de se référer à son prédécesseur Raymond Poincaré comme d’un exemple à suivre.
De Gaulle évoque ainsi comment le fait d’amortir la dette dans une caisse dédiée permettrait, par « une disposition définitive », d’en finir avec la pratique « laxiste » des déficits budgétaires. Par ce dispositif contraignant de cantonnement de la dette, il serait possible de rendre irréversible l’exigence d’équilibre budgétaire, d’« en finir une bonne fois avec l’impasse » budgétaire et de refuser de « boucler le budget par l’inflation en faisant fonctionner la planche à billets, c’est-à-dire en émettant des bons du Trésor » :
« (Poincaré) avait réuni le Congrès de Versailles, de manière qu’on ne puisse ensuite rien y changer. (…) On peut prendre des dispositions de principe, probablement législatives, pour maintenir de manière impérative certaines conditions de la stabilisation. En particulier en ce qui concerne les dépenses publiques. (…) Dans les anciens budgets, il n’y avait pas d’impasse. Le budget de l’État était voté avec des recettes et des dépenses rigoureusement identiques. Rajouter des dépenses qui n’étaient pas gagées par de vraies recettes, c’est une idée qui ne serait venue à personne [14]. »
Le « cantonnement », de même que les règles et impératifs sur les dépenses publiques, évoquées récemment par Bruno Le Maire et à l’époque par De Gaulle, ont en commun le fait que, pour que ces technologies de discipline soient efficaces et aient prise sur le réel, elles doivent s’appuyer sur des dispositifs de financement « douloureux », qui « en coûtent » aux États. Le combat personnel du célèbre économiste Jacques Rueff, figure des Finances de l’entre-deux-guerres déflationniste et marginalisé par les technocrates modernisateurs et hérauts résistants de l’après-guerre, fait largement écho aux critiques contemporaines (encore marginales à ce stade) de l’interventionnisme de la BCE.
Pour Rueff, les déficits publics constituent la « gangrène du corps social » et l’ingérence politique dans la monnaie n’est rien d’autre qu’un « pêché », conduisant à « l’inflation satanique ». Il serait plus « sain » que la force publique s’efface du domaine du crédit et de la monnaie et « s’auto-neutralise » afin de laisser s’épanouir la vérité des prix de marché. Pendant quelques années cette voix libérale était disqualifiée et réduite à un prêche dans le désert : l’abstentionnisme de l’État vis-à-vis de l’économie et des marchés financiers ainsi que le « malthusianisme » budgétaire étaient considérés comme les maux ayant conduit le monde à la faillite en 1929 et la France à la défaite militaire.
Mais l’idée que l’argent ne coûte rien à l’État, que le Trésor soit un collecteur de flux plutôt qu’un « emprunteur comme un autre » regagnera ses relais dans les cercles du pouvoir. Enjoint à se financer « sainement », l’État doit s’incliner devant l’opinion des marchés financiers et de l’épargnant en se plaçant en position de demandeur de crédit. Privé de ses aisances liées aux règlements qui assuraient sa suprématie et enfin conscient, « par la grâce » des taux définis par le marché, de ses coûts « réels » de financement, il pourra veiller à l’équilibre de ses comptes.
Financer l’État, dans l’esprit de ceux qui veulent en finir avec la nouvelle normale de la BCE, cela ne doit pas être une aisance ou une facilité. Cela doit coûter, a minima politiquement, à travers un passage devant la maison de verre du Parlement et l’affrontement de la Banque de France réticente. Surtout l’État doit apprendre à vivre à la façon d’un « emprunteur comme un autre » et se montrer « digne » du crédit que les investisseurs privés lui accordent.
Plus tard, on parlera de l’après-guerre comme d’une parenthèse, qu’il convenait de refermer pour moderniser à nouveau la France, tendue vers la flèche de l’histoire que constituerait les progrès du marché et du retrait de l’État. Les socialistes dans les années 1980 contribueront à naturaliser l’idée que, en matière de dette, et de tenue de son marché, le politique est indolore et ne représente aucun risque [15]. L’inflation doit être abattue, l’épargnant rémunéré, les avantages étatiques sapés, la circulation de capitaux facilitée, et le secteur du crédit être rendu à la compétition.
Le monde souhaitable qui s’impose est un « monde sans monnaie », ou plus précisément un monde sans une monnaie à caractère politique, mais qui réduit celle-ci à un instrument neutre, un actif financier comme les autres, une marchandise sur laquelle éventuellement il est loisible de spéculer. Derrière le QE et la gestion étatiste de l’économie pendant la pandémie, il y a pour beaucoup ce spectre de l’économie et du crédit administré, qui est aussi le refoulé de l’ascendance possible du politique dans l’allocation des ressources. Tous ces dispositifs que gauche et droite de gouvernement ont réformé afin d’imposer l’ancienne nouvelle normale du néolibéralisme dans les années 1980. De même, la Covid faisait à craindre à beaucoup le retour de la planification, de l’économie dirigée, comme de la répression financière par une politique prudentielle, de supervision bancaire, rigoureuse.
Mettre en public la soutenabilité des dettes et du monde
Les formes concrètes prises par le financement de la dette, celui d’un 100% marché ou au contraire d’un 100% administré, font sans cesse l’objet de controverses et luttes d’intérêts pour déplacer le curseur. Pendant l’après-guerre, le financement de l’État était essentiellement non-marchand, sécurisé, et insérée dans le contrôle global et public de l’économie : la soutenabilité des dettes ne faisait pas question ni même l’objet de chiffrages ou comparaisons internationales [16]. La finance privée, incluse contre son gré dans ces schémas prospères pour les États, n’avait pas son mot à dire.
À partir des années 1970 jusqu’à la crise financière des supprimes, puis la crise grecque, l’ordre marchand des investisseurs privés refait valoir ses droits et impose ses critères pour définir les conditions de la soutenabilité financière des États « contre la majorité ». La BCE, main dans la main avec la finance privée depuis la création de l’euro, prend le relais de cette discipline de marché. Ce n’est qu’après l’exemple grec que l’institution monétaire européenne prouvera qu’elle peut, sur simple décision et volonté institutionnelle, rendre les marchés de la dette souveraines viables et sans danger [17].
Aujourd’hui, la dette est détenue massivement par des institutions publiques, dont on peut espérer (ou du moins lutter pour) que le comportement relève de la discussion démocratique [18]. Si certains veulent s’empresser d’en finir avec ces programmes inédits de BCE, pour retrouver un marché obligataire autorégulé, d’autres affirment au contraire combien il faut prendre acte de cette nouvelle normale des « Banques-Providence », requise pour financer en sécurité les États sociaux, sanitaires et environnementaux que la crise comme état de fait permanent requiert [19].
Si la possibilité réelle de « refermer la parenthèse Covid » semble s’éloigner de jour en jour, le refus de pérenniser ces instruments de financement semble, lui, gagner du terrain. Il est donc urgent que la démocratie prenne le contrôle de l’institution monétaire de Francfort et détourne définitivement de la financiarisation les savoirs et les instruments de cette technocratie dont l’agenda est structurellement et sociologiquement biaisé : un filet de sécurité pour les profits de la finance privée.
Alors que la Covid a bousculé ce que le néolibéralisme avait imposé, les désirs de « retour à la normale » consistent à renforcer l’indépendance des banques centrales, à les rétablir comme « contre-pouvoirs [20] », enchevêtrés avec la finance de marché (et sa supposé discipline et neutralité) afin de contrôler les « excès d’endettement » qui se réduiraient à des excès de la démocratie [21].
Mettre en public la dette, c’est donc œuvrer à ré-encastrer l’institution monétaire et mettre les modes de financement de l’État à l’abri de tout chantage par les prêteurs privés. Anesthésier ce pouvoir de nuisance passe par la pérennisation du pouvoir des institutions publiques de la finance, qu’il faut contrôler démocratiquement, de faciliter le développement des imaginaires politiques. Ces infrastructures de financement doivent préparer les services publics aux futures périls sanitaires et engager la sortie du capitalisme anthropocène [22] et dévastateur, puisque le « retour à la croissance » comme objectif cardinal des politiques économiques et source de financement du social n’est plus un modèle viable ou soutenable [23].
Les désastres à venir rendent incontournable la rupture avec la « neutralité de marché » comme avec l’idée que le politique doit se refuser à interférer dans l’allocation du crédit et des capitaux à l’économie.
Ce texte fait partie d’une série engagée par AOC, en partenariat avec le podcast Public Pride, autour des différentes occurrences des mots du public, le brouillage de la frontière public-privé et le coût démocratique de ces évolutions. Ce texte s’appuie sur le cinquième épisode du podcast, à écouter ici.