Il est plus facile pour un chameau – à propos de la Fondation Luma à Arles
Le bâtiment se dessine dans le ciel bleu arlésien à la manière d’un mirage. Les contours apparaissent sur le reflet des arêtes des nombreux blocs qui sont soutenus par l’ensemble de la structure. Un étrange sentiment d’apparition fugace du site s’offre à nous, l’espace d’un instant, avant de laisser apparaître l’ampleur de l’ouvrage. La première œuvre de la collection se voit de loin, sommes-nous en droit de penser. Elle est signée Frank Gehry.
Peu d’architectes ont, de cette manière, la possibilité de redessiner le paysage et la zone visuelle d’une ville mais aussi d’une région, ici la Crau, par un geste créatif unilatéral.
Projet fleuve façonné sur dix années, la Fondation Luma a ouvert ses portes à la fin du mois de juin, dans une atmosphère qui alterne entre échafaudage et gants blancs. Si le projet est aujourd’hui présenté comme une structure d’exposition et de diffusion de l’art, force est de se souvenir que l’entreprise de cette fondation s’est construite d’abord autour d’un programme de médiation exigeant, qui alterne entre accessibilité, formation mais aussi la mise en place d’un large programme de résidences artistiques qui a accueilli ces dernières années plus d’une dizaine d’artistes et théoriciens.
Lancée en 2016, le programme s’est enrichi en 2018 du bâtiment La Formation, consacré au spectacle vivant. Le projet Luma place la production d’œuvres au cœur de sa démarche dès l’origine ; ainsi, une dizaine d’artistes et de chercheurs d’être invités à venir travailler avec la fondation pour structurer un incroyable pôle artistique accompagné d’un laboratoire de recherche dans l’ancienne cité romaine.
Babel et Alexandrie
Renouant à sa manière avec l’esprit des sociétés savantes du XVIIIe siècle, la Fondation Luma se fait ainsi un pôle d’exposition et de prospection, financé intégralement par des fonds privés et dirigé par Maja Hoffman. Dans une similaire démarche des structures philanthropiques de l’époque, il s’agit de donner à penser, à imaginer mais aussi d’offrir une visibilité inédite à des projets hors norme.
En semblant redessiner les contours du financement de la création, la Fondation Luma redessine aussi les frontières nationales, et cela avec un apport conséquent issu d’une génération d’artistes internationaux, comme leurs carrières qu’ils ont pour la plupart commencées dans les années 90 (Carsten Höller, Olafur Eliasson, Phillipe Parreno…). Pensé en miroir d’une internationalisation des pratiques artistiques, le projet de Luma est aussi celui d’une vaste entreprise de connaissance tout au cœur des associations d’érudit.es si chères au siècle des Lumières. Nous pouvons ainsi retrouver, dans le bâtiment du Parc des Ateliers, à la fois les archives du curator-boulimique Hans-Ulrich Obrist, La Bibliothèque est en feu de Dominique Gonzalez-Foerster et Charles Arsène-Henry, auxquels s’ajoute Les Archives vivantes de la Fondation, le cercle de réflexion Les Ateliers Luma et trois générations de mécènes et collectionneurs.
L’ampleur du programme (avec les dizaines d’artistes présentés et les nombreuses collaborations engagées) se fait aussi le témoin pro-actif du phénomène de globalisation à l’œuvre dans le champ de la création. Si le projet est d’abord celui d’une passionnée et d’une femme d’affaire, il est aussi l’énième révélateur d’une internationalisation des pratiques comme du marché : « C’est un secteur qui a subi ou métabolisé les mutations profondes des modes depuis la fin du XXe siècle : la globalisation, la standardisation des modes de vies, les évolutions technologiques, le rapport aux cultures et à la Culture. »
Cernant les enjeux d’une fondation d’abord internationale, Maja Hoffman nous explique ici ses interrogations dans le projet babélien qui est le sien, celui d’un soutien à un secteur artistique qui fonctionne à plusieurs vitesses et qui trouve aussi ses limites dans la diffusion des artistes et des projets. En cela, les multiples dialectes créatifs qui écrivent aujourd’hui le projet arlésien nous intriguent quant au possible effondrement d’un château de cartes pourtant bien fixé.
Minéralité
Vous l’aurez compris, il est parfaitement impossible de rendre ici compte in extenso de l’intégralité des projets présentés pour l’ouverture de Luma. Néanmoins, l’entreprise paysagère de Bas Smets réalisée pour le site du Parc des Ateliers mérite une attention particulière. Inscrite dans les onze hectares du site, sa démarche offre un véritable panorama des essences de la région des Alpilles et ce jusqu’à la Camargue voisine. Une nouvelle fois, l’entreprise se fait le lieu des superlatifs et l’adage s’applique également aux quantités du projet paysager qui s’étend sur presque 40 000 m2 réunissant environ 150 espèces différentes avec l’implantation de plus de 1000 arbres.
Pourtant, ce n’est pas l’ampleur du projet qui en fait sa beauté mais, au contraire, la finesse et la dimension inframince qui caractérise la plupart des interventions. Jeux de premiers, de seconds et parfois d’arrière-plans, travail d’échelle et de mise en valeur, variations d’atmosphère et de température : le parc et la circulation en son sein sont facilités et permettent une multitude de points de vue sur l’ensemble du complexe, générant par là même un poumon de verdure dans la minéralité de l’ensemble.
Le projet de Bas Smets semble en cela être une autre application du programme pensé par le core group, ce collectif de commissaires et d’artistes chargés d’accompagner et de plancher sur le projet artistique et culturel de la fondation. S’il est délicat (et difficile) de saisir l’entièreté et la finalité de ce dernier, le parti pris environnemental est évident dans sa diffusion. En cherchant à tisser d’autres (ou de nouveaux) liens avec nos environnements, un programme feint de se déployer sous nos yeux.
C’est à cet endroit, et dans le sillage des travaux de Carsten Höller (également présent dans le parc de sculptures avec l’œuvre Seven Sliding Doors Corridor, installée partiellement sur l’étang du parc, de Michelangelo Pistolleto), ou plus généralement de l’exposition The Impermanent Display, laquelle occupe la Galerie Principale, que nous voyons un dialogue qui tente de s’écrire entre l’extérieur et l’intérieur des espaces, entre la brulure minérale et les espaces conditionnés du bâtiment.
Nouveaux méandres
Néanmoins, c’est probablement dans les interstices que se cachent les plus beaux projets, et aussi les plus sensibles. Au sous-sol du bâtiment sont accueillis parmi les plus belles expositions (et les plus personnelles) qui viennent composer la Galerie des Archives vivantes. La première occurrence de ce programme s’intitule la Face cachée de l’archive et elle réunit un ensemble magnifique de Diane Arbus, le travail de Nan Goldin (notamment l’exceptionnel ensemble de Cookie Mueller) et également une archive de l’œuvre d’Annie Leibovitz qui jouxte le travail de Derek Jarman.
Plus que l’incroyable clairvoyance de cette « archive », c’est dans la dimension personnelle et intime du rapport à la photographie que se construit cet enchainement, dans les paroles sensibles que la directrice du site parvient (une fois n’est pas coutume) à expliciter par le biais de cette programmation : « Il s’agit de revitaliser l’archive et de lui donner un rayonnement particulier où le temps, allié objectif de l’archive, donne aux contenus souvent tragiques la douceur apaisante d’un murmure, d’une confession. »
De fait, dans le portrait sensible qui se dessine ici, c’est une petite histoire de la fondation qui se donne à voir à l’endroit même des fondations du bâtiment, dans les sous-sols inhospitaliers qui tranchent avec l’idéal de transparence et d’élévation qu’incarne la tour. Que nous raconte du projet la présentation in extenso de A Box of Ten Photographs de Diane Arbus, qu’elle réalisa peu avant son suicide, pour un ensemble devenu aujourd’hui légendaire ? Que nous indique également le parcours tissé d’excès de Nan Goldin et Cookie Mueller, entre descente aux enfers et franche rigolade ?
Des mondes possibles
L’espace de la Grande Halle fait apparaître, dans l’obscurité la plus totale, l’une des propositions les plus radicales du programme de Luma. After UUmwelt, de l’artiste français Pierre Huyghe, est une singulière expérience tant du point de vue du spectateur que du contenu, et cela en jouant sur les propres procédés de l’exposition. Installé dans l’unique espace non rénové du Parc des Ateliers, l’artiste nous offre une immersion durant laquelle « le visiteur devient le maillon d’une chaine de communication entre les micro-organismes et une intelligence artificielle ».
Pierre Huyghe nous propose une plongée dans un environnement sombre, là où un écosystème s’épanouit pour activer à sa manière l’exposition. Une série d’images mentales sont diffusées sur de larges écrans LED, « ces pensées sont reconstruites en laboratoire par un réseau de neurones profonds, qui les recherche et qui hésite. » De cette façon, chaque partie de l’exposition influe sur le reste et cela de manière à générer et à produire une chaine de réaction, sans fin, hormis celle du vivant.
Penser l’exposition comme une réaction infinie et contingente est probablement, chez Pierre Huyghe, une forme de réponse au projet même de la fondation. Nous y découvrons alors une des rares certitudes présente dans ce paysage redessiné. Réponse à son époque qui se fait un regard d’anticipation, l’artiste nous propose ici une « assemblée inter-espèce » dans laquelle aucune prédiction n’est possible, un laboratoire de la pensée qui se diffuse en continu sur des écrans géants, séparés de toute prédiction et de toute certitude. « Les relations symbiotiques entre les organismes vivants et les réalités technologiques définissent un écosystème où chaque composant agit sur l’autre. » C’est compliqué, mais on comprend.
Entre Manifeste cyborg et nouvelle de Frank Herbert, le paysage qui s’écrit devant nous comble de noirceur et de contemplation.
J’aime les gens qui doutent
De retour à l’inénarrable lumière arlésienne, la Tour s’impose, à la fois abscisses et ordonnées du paysage. Un bâtiment qui, si l’on en croit le dossier de presse (d’une centaine de pages), trouve ses origines dans la nécropole des Alyscamps au premier siècle avant Jésus Christ. Une filiation surprenante qui permet pourtant de saisir en pleine lumière la « construction du champ » qui est proposée ici.
Comme le souligne Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art, trois opérations sont nécessaires et liées au niveau de réalité sociale appréhendées dans le champ de la création artistique et du pouvoir : premièrement, la position du champ concerné au sein du champ de pouvoir, ensuite l’analyse de la structure interne du champ et, enfin, l’analyse de la genèse des habitus au sein de ce champ. Qu’il s’agisse des rapports de pouvoir, du manque de structuration ou encore du relatif isolement des amateurs, tout semble aujourd’hui concourir pour laisser une relative perte de repère dans le secteur des arts visuels et de la création contemporaine, laquelle se retrouve de manière sensible dans les doutes du projet de la Fondation Luma.
Au moment de quitter la fondation, un groupe de manifestants nous interpelle sur le trottoir en face. Une banderole déployée nous permet de lire « Gentrification + art washing = LUMA ». Le groupe Campus sauvage est en lutte depuis plusieurs mois contre le projet et ce dernier a placardé dans la ville de nombreuses affiches ayant pour thème « L’art de la domination ». Il s’agit ici de rappeler et de reprocher à la fondation d’omettre les 24 % de taux de pauvreté dans une ville qui vit aujourd’hui un boom immobilier qui menace l’écosystème même de l’intercommunalité. No more reality, affichaient fièrement les enfants-manifestants chez Philippe Parreno dans son œuvre No more reality (la manifestation) (1991), présentée dans la Tour Luma. Le trottoir est maintenant franchi.
Néanmoins il semblerait que toujours la réalité vous rattrape.
Luma Arles, Parc des Ateliers, ouvert tous les jours de 10h à 19h30.