Savoirs

Une science sociale ? En réponse amicale à Bernard Lahire

Sociologue

Avec son « Manifeste pour la science sociale », publié le 2 septembre dans les colonnes d’AOC, Bernard Lahire plaidait pour l’élaboration d’un cadre intégrateur et unificateur, au-delà des disciplines, comme ont su le faire les sciences du vivant. En réponse, Jean-Louis Fabiani souligne que la désunion du savoir scientifique est parfois précisément ce qui peut constituer sa force, et appelle à soumettre à un examen rigoureux le socle largement eurocentré de la connaissance sociologique.

L’ambitieux programme esquissé par Bernard Lahire dans son récent manifeste pour « la » science sociale, présentée au singulier, sonne comme une rupture avec un ensemble de réflexions épistémologiques qui ont marqué les sciences historiques et sociales depuis près d’un demi-siècle. Les remarques qui suivent n’entendent pas porter un jugement sur la fécondité et la faisabilité de ce projet : ses conditions de félicité dépendent selon l’auteur de l’existence de réunions mensuelles d’un groupe privé (le groupe Edgar Theonick, conçu à l’image du groupe de mathématiciens Bourbaki) et du soutien « enthousiaste » d’une maison d’édition, La Découverte. Le lecteur n’en saura pas plus. On ne peut que souhaiter le meilleur à l’entreprise et l’on est curieux de voir ses premiers résultats.

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Parmi les points positifs du manifeste, on doit signaler l’ouverture aux sciences cognitives et aux sciences biologiques pour rendre compte du comportement humain en général : il s’agit d’une rupture évidente avec les excès du constructionnisme social et les historicisations excessives qui ont accompagné l’institutionnalisation en France de la sociologie : celles-ci ont servi trop souvent de bréviaire idéologique à des travaux répétitifs et sans imagination. Sur ce point, Bernard Lahire prend, au moins implicitement, ses distances avec un ensemble de positions largement répandues, qu’on pourrait dire « sociocentristes », et qui font du déterminisme social la clé de toutes les analyses.

On peut ajouter le fait que, si l’on veut mettre au jour les invariants du comportement humain dans leur dimension transhistorique, entreprise tout à fait légitime, on est inévitablement conduit à faire passer au second plan la problématique de « l’homme pluriel » que l’auteur a défendu naguère avec succès[1].

Venons-en à la rupture qu’envisage Bernard Lahire. Il enterre en n’en parlant pas deux ouvrages qui ont eu un rôle prééminent dans les sciences sociales au cours des dernières décennies. Le prem


[1] B. Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998.

[2] J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Albin Michel, 2006 (1991).

[3] R. Boudon La place du désordre. Critique des théories du changement social, Paris, PUF, 1984. Pour une discussion de cette thèse, voir Charles-Henri Cuin, « La démarche nomologique en sociologie (Y a-t-il des lois sociologiques ?) », Revue suisse de sociologie, 2006, vol. 32/1, pp. 91-118.

[4] B. Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.

[5] Pour une présentation plus détaillée de mon point de vue, je renvoie à mon livre La sociologie. Histoire, idées et courants, Auxerre, Sciences humaines, 2021.

[6] O. Schwartz, « L’empirisme irréductible », postface à Nels Anderson, Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1993.

[7] J. Elster, “Excessive ambitions”, Capitalism and Society, Issue 4, Vol 2, Article 1, 2009.

[8] J.-L. Fabiani, “L’impossible théorie des champs » (chap. 1), Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, Paris, Le Seuil, 2016.

[9] T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2008 (1962).

[10] J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique, op. cit., p. 363.

[11] D. Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Amsterdam, 2020 (2000).

[12] P. Galison, “Trading Zones: Coordinating Action and Belief” (1998), in The Science Studies Reader (M. Biagioli, ed.), NY, Routledge, pp. 137-160.

Jean-Louis Fabiani

Sociologue, Professeur à la Central European University (Vienne)

Notes

[1] B. Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998.

[2] J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Albin Michel, 2006 (1991).

[3] R. Boudon La place du désordre. Critique des théories du changement social, Paris, PUF, 1984. Pour une discussion de cette thèse, voir Charles-Henri Cuin, « La démarche nomologique en sociologie (Y a-t-il des lois sociologiques ?) », Revue suisse de sociologie, 2006, vol. 32/1, pp. 91-118.

[4] B. Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.

[5] Pour une présentation plus détaillée de mon point de vue, je renvoie à mon livre La sociologie. Histoire, idées et courants, Auxerre, Sciences humaines, 2021.

[6] O. Schwartz, « L’empirisme irréductible », postface à Nels Anderson, Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1993.

[7] J. Elster, “Excessive ambitions”, Capitalism and Society, Issue 4, Vol 2, Article 1, 2009.

[8] J.-L. Fabiani, “L’impossible théorie des champs » (chap. 1), Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, Paris, Le Seuil, 2016.

[9] T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2008 (1962).

[10] J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique, op. cit., p. 363.

[11] D. Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Amsterdam, 2020 (2000).

[12] P. Galison, “Trading Zones: Coordinating Action and Belief” (1998), in The Science Studies Reader (M. Biagioli, ed.), NY, Routledge, pp. 137-160.