Société

Entre justice et politique, la contestée Cour de justice de la République

Juriste et sociologue

Les poursuites en cours contre trois ministres en exercice pendant la crise du Covid-19 et la mise en examen du Garde des Sceaux Éric Dupond–Moretti pour prise illégale d’intérêts ont ravivé les critiques déjà anciennes à l’égard de la Cour de Justice de la République. Jusqu’au Conseil d’État, qui vient de proposer de limiter la responsabilité pénale des ministres.

Dans l’exercice de sa charge, il peut arriver qu’un ministre soit suspecté d’avoir commis des actions illicites ou dommageables. Au cours de la crise du Covid, trois ministres ont été mis en cause pour des défaillances suspectées durant la période initiale de l’épidémie (janvier-mars 2020). Trois solutions sont possibles ; les deux premières ont déjà été utilisées. On peut considérer qu’un ministre ne peut être jugé que par ses pairs et que la justice n’a pas à se mêler de la responsabilité politique. Il est aussi possible de concevoir un système mixte où des élus sont associés à des magistrats. Enfin, on peut estimer qu’au-delà de leurs mandats, les ministres sont des citoyens comme les autres et relèvent pour leurs fautes pénales simplement de la justice pénale ordinaire.

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Si les débats sont nombreux aujourd’hui sur la manière dont il faudrait juger les fautes pénales commises par des membres du gouvernement et sur le fonctionnement de l’actuelle Cour de justice de la République, il faut rappeler tout d’abord que les politiques portent une lourde responsabilité dans cette situation, et ceci doublement. Tout d’abord, la création de la Cour de justice de la République en 1993 a été une réponse à l’incapacité du Parlement à faire fonctionner la Haute Cour de justice qui était précédemment en charge des poursuites contre les ministres ayant failli gravement dans leur charge. Ensuite, la réforme de la CJR était à l’ordre du jour d’une réforme constitutionnelle présentée en 2013, et renouvelée en 2018. Mais ni François Hollande, ni Emmanuel Macron ne sont parvenus à obtenir un accord des deux assemblées à ce sujet. Pour sa part, le pouvoir législatif n’a jamais considéré qu’il y avait là une urgence et a jusqu’à présent préféré le statut quo, tout en dénonçant, bien sûr, les failles de ce système.

Quant aux juristes, depuis la commission Vedel qui est à l’initiative de la CJR, une partie d’entre eux se sont montrés critiques de cette institution qui, comme tout système d’exception, présente de nombreuses failles. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils ont mis en commun leurs débats, construit une controverse et défendu publiquement et auprès des autorités une solution plus cohérente, ou mieux laissé le choix aux élus entre deux procédures possibles. Nous montrerons qu’en dix-huit ans, certains ont changé d’avis sur le sujet et que les autres soutiennent des positions divergentes. C’est pourquoi les cris d’orfraie poussés par les uns et les autres n’aident en rien à la résolution du problème délicat de la responsabilité pénale des ministres en exercice.

Comment juger les actions délictueuses des ministres ?

Depuis le XIXe siècle, les ministres bénéficient d’un privilège de juridiction pour les crimes et délits commis dans l’exercice de leurs fonctions, celui d’être jugés en tout ou partie par leurs pairs. Un parallèle peut être établi entre ce choix et celui effectué sous la Révolution en 1792 pour juger « Louis Capet » : les députés de la Convention avaient décidé de le juger eux-mêmes plutôt que de confier son sort au Tribunal révolutionnaire. Les débats sur les modalités de jugement furent importants, mais les députés préférèrent conserver la maîtrise de ce procès capital et de son issue[1].

Au cours des XIXe et XXe siècles, c’est le Sénat qui a servi de tribunal pour les ministres. Mais cette option a toujours été critiquée, en particulier par les membres des oppositions qui constataient, souvent avec raison, que cette procédure prêtait facilement à des règlements de compte politiciens. Ce n’est pas pour autant que la voie judiciaire a été retenue. Cette dernière institution était perçue par les uns comme trop autonome, par d’autres comme aisément manipulable, et, de toute façon, comme trop éloignée des logiques politiques. La solution proprement judiciaire a toujours été écartée.

Une Haute Cour nationale avait été instituée en 1791 (article 2 de la Constitution) pour sanctionner les atteintes à la sûreté de l’Etat ; elle était composée de magistrats et d’élus. Sous la IIIe et la IVe République, l’instance de poursuite et de jugement devient exclusivement politique : c’est le Sénat qui exerce cette fonction judiciaire. Six députés et ministres ont été jugés devant elle : Boulanger (1899), Déroulède (1899), Malvy (1920), Caillaux (1820), Cachin (1923) et Peret (1931). Les deux premiers ont été poursuivis pour des tentatives de coup d’État. Les trois suivants ont été mis en cause pour des actes de sympathie directe ou indirecte avec l’ennemi. Ce sont donc moins leurs actes en tant que ministre que leurs opinions politiques qui étaient en cause. L’instrumentalisation de la procédure est ici manifeste.

Seul le sixième personnage, Raoul Péret, a été poursuivi pour ses activités en tant que ministre, celui des Finances puis de la Justice. Il lui a été reproché d’avoir aidé un de ses amis, Albert Oustric, dans ses affaires ; celui-ci s’est avéré être un escroc d’envergure qui avait ruiné une grande quantité de petits épargnants[2]. Péret avait d’abord facilité l’introduction en bourse d’une société italienne qui a fait rapidement faillite ; puis il a entravé les poursuites judiciaires contre Oustric. Il a été mis en examen en mars 1931 et à été jugé au mois de juillet suivant. Il a finalement été acquitté. Tout au plus le Sénat a-t-il condamné moralement « les procédés employés ».

Malgré ses usages aléatoires, le jugement des ministres et des parlementaires par une instance strictement politique est maintenu par les Constitutions de 1946 et de 1958. Les membres du Gouvernement et des Assemblées sont pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés de crime ou délit ; ils sont jugés par la Haute Cour de justice (HCJ), composée uniquement de parlementaires. Mais sa commission d’instruction n’a été saisie que dix fois entre 1980 et 1992 ; quant à la Cour elle-même, elle n’a jamais été réunie.

La situation est devenue critique en 1992 à l’occasion de l’affaire du sang contaminé. Des victimes et des associations avaient porté plainte contre des responsables politiques auxquels ils reprochaient leur inaction. Parallèlement, la justice pénale saisie de ce côté se déclarait incompétente. Laurent Fabius (Premier ministre), Georgina Dufoix (ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale) et Edmond Hervé (secrétaire d’État à la santé) étaient visés par ces plaintes. Les manœuvres dilatoires des députés et les tergiversations de sa commission d’instruction ont décuplé la contestation sociale provoquée par ce « scandale sanitaire ». Celui-ci a éclaté durant le deuxième mandat de François Mitterrand, pendant lequel d’autres affaires politico-financières ont été mises au jour[3]. Les critiques pleuvaient de tous côtés et la Haute Cour de justice se voyait disqualifiée.

C’est dans ce contexte de crise à la fois politique et institutionnelle qu’une réforme constitutionnelle fut préparée en urgence par une commission présidée par le juriste Georges Vedel. Elle créa une nouvelle juridiction, instituée le 27 juillet 1993 : la Cour de justice de la République (CJR), pour juger les membres du gouvernement. La Haute Cour de justice de la République, quant à elle, fut maintenue pour juger le Président de la République.

Le fonctionnement pusillanime de la CJR

À l’occasion de la réforme de juillet 1993, le modèle strictement politique qui avait prévalu depuis la IIIe République est abandonné au profit d’un modèle mixte. La CJR est composée de magistrats et de parlementaires, mais le poids de chaque fonction diffère selon les étapes de la procédure. C’est typiquement une « loi de panique » prise dans le contexte de l’affaire du sang contaminé. Sa cohérence juridique autant que ses effets politiques demeurent très discutés. L’institution est un hybride judiciaro-politique, mêlant droit pénal et droit constitutionnel, magistrats et parlementaires.

La procédure qu’elle peut mettre en place s’accomplit en trois étapes ; si les magistrats sont seuls en charge des deux premières étapes, ils sont en revanche minoritaires dans l’instance de jugement. Tout d’abord, une commission des requêtes apprécie la recevabilité des plaintes et veille à ce que les plaintes des victimes ne soient pas une arme de contestation de l’action gouvernementale. Cette commission est composée de sept membres, parmi lesquels trois magistrats de la Cour de cassation, deux conseillers d’État et de deux membres de la Cour des comptes. Si la plainte est reconnue valable, elle est ensuite transmise à une commission d’instruction qui analyse les faits et leur éventuelle qualification pénale. Elle décide, ou non, le renvoi devant l’instance de jugement. Elle se compose de trois magistrats de la Cour de cassation. Enfin, la Cour proprement dite est l’instance de jugement. Les élus y sont majoritaires. Elle comporte 15 juges : 6 députés, 6 sénateurs, 3 magistrats du siège.

Entre sa création en 1993 et le 1er août 2019 (donc avant la crise du Covid), la commission des requêtes a reçu 1 487 plaintes de particuliers, dont 45 (3 %) ont été transmises à la commission d’instruction. Douze dossiers (17,8 %) ont été envoyés à l’instance de jugement ; les deux derniers procès ont eu lieu en janvier 2021[4].

Un des reproches qui est fait à cette institution porte sur son caractère de justice d’exception, symbole d’un système dissocié où les élites politiques bénéficient d’une procédure dérogatoire. En effet, des exceptions procédurales accentuent le caractère atypique de cette instance. De façon contraire au principe de non-rétroactivité des lois, la CJR a été autorisée à se prononcer sur des faits antérieurs à sa création (1993). Il s’agit d’un choix pragmatique destiné à permettre à cette instance de statuer sur l’affaire du sang contaminé, ce qu’elle a fait.

De plus, la commission des requêtes qui a un rôle décisif en début de procédure, statue sur la recevabilité des plaintes, et elle en évacue plus de 97 %. Bien qu’elle soit formée uniquement de magistrats[5], elle n’est pas assimilée à un parquet et n’est pas tenue par les règles ordinaires, en particulier les délais de prescription des faits[6]. La commission d’instruction, formée de magistrats de la Cour de cassation, peut refaire l’ensemble des enquêtes déjà menées – ce qui ralentit la procédure – et surtout peut requalifier les faits. Elle transmet moins de 20 % des dossiers à la CJR pour jugement.

Enfin, les magistrats en charge de la sélection des plaintes et de l’instruction des dossiers sont très minoritaires dans l’instance de jugement. Ils ne sont que trois (dont le président) face à douze parlementaires (six élus par l’Assemblée nationale et six élus par le Sénat). Dernier trait dérogatoire, il n’y a pas de possibilité d’appel des décisions de cette instance.

La faiblesse des sanctions

Une autre critique majeure faite à la CJR concerne la faiblesse des sanctions qu’elle prononce. Cécile Guérin-Bargues, spécialiste de cette instance, estime qu’elle rend « des jugements très politiques ». Pour beaucoup d’observateurs, il existe « des distorsions choquantes entre la sévérité des condamnations morales des faits incriminés, celle de la justice pénale ordinaire et la clémence des sanctions prononcées par la CJR ».

Depuis sa création, la CJR n’a jugé que douze dossiers. Dans un cas sur deux (n = 6), un verdict de non-culpabilité a été rendu : Laurent Fabius (Premier ministre, en mars 1999) ; Georgina Dufoix (ministre des Affaires sociales et de la Solidarité, en mars 1999) ; Ségolène Royal (ministre déléguée à l’Enseignement scolaire, en avril 2000) ; Charles Pasqua (ministre de l’Intérieur, en avril 2000) pour deux affaires, le casino d’Annemasse et GEC-Alsthom ; Édouard Balladur (Premier ministre, en janvier 2021).

Dans les six autres dossiers, des condamnations ont été prononcées, mais avec des sanctions faibles. La plus sévère a concerné Michel Gillibert (secrétaire d’État aux Personnes handicapées, en juillet 2000) : 3 ans d’emprisonnement avec sursis, 20 000 euros d’amende, 5 ans d’inéligibilité[7]. Puis, de façon décroissante, on trouve : François Léotard (ministre de la Défense, en janvier 2021), deux ans d’emprisonnement avec sursis, 100 000 euros d’amende ; Charles Pasqua (ministre de l’Intérieur, en avril 2000), un an d’emprisonnement avec sursis ; Jean Jacques Urvoas (ministre de la Justice, en septembre 2019), un mois d’emprisonnement avec sursis, 5000 euros d’amende ; Christine Lagarde (ministre de l’Économie, en décembre 2016), coupable de négligence et dispensée de peine. Enfin, un treizième dossier sera jugé fin 2021. Il s’agit de Kader Arif, un ancien secrétaire d’État aux anciens combattants qui avait dû démissionner en 2014 pour soupçon de favoritisme dans un marché public. Il a été renvoyé devant la CJR en juillet 2021.

Surtout, il faut insister sur le fait que le niveau des sanctions prononcées par la CJR est dérisoire quand on le compare, pour des infractions similaires, avec celui des peines prononcées dans le cadre de juridictions pénales ordinaires. En 2016, pour les délits d’atteinte à la probité, les peines d’emprisonnement prévalaient (66 %) – prononcées surtout avec sursis, mais avec malgré tout 15 % de peines d’emprisonnement ferme. Les amendes, souvent cumulées aux peines précédentes, représentaient 49 % des condamnations. Elles sont en moyenne de 10 000 euros. Au bout du compte, les traits d’exceptionalité, la complexité de la procédure et la faiblesse des sanctions révèlent une justice de l’entre-soi qui va à l’encontre des principes démocratiques d’égalité de traitement entre citoyens et d’exemplarité des dirigeants.

Une institution en crise

Outre la faiblesse des sanctions prononcées, la CJR souffre selon de nombreux juristes de « biais conceptuels et de défauts structurels[8] ». Selon Christian Bidegaray, « en vingt-cinq années d’existence et une dizaine de procès, elle n’a pu faire la preuve de son efficacité[9]. » La réforme de 1993, qui visait à donner de l’efficacité et de la légitimité à l’instance de jugement des ministres, n’a pas atteint son but.

Une dernière grande critique porte sur le champ de compétence de la CJR, qui reste incertain. Le problème principal est la possibilité ou non de cumuler une procédure pénale avec celle menée devant la CJR. Cela provoque régulièrement une fragmentation des dossiers selon la fonction des auteurs et entraîne des appréciations de responsabilité différentes. Ainsi dans l’affaire de l’arbitrage Tapie, Christine Lagarde a été condamnée en 2016 par la CJR pour négligence, alors que son directeur de cabinet Stéphane Richard, suspecté d’avoir été un complice actif de l’opération, a été poursuivi en correctionnelle et relaxé en 2017. L’appel a lieu au printemps 2021, le jugement est en attente pour octobre prochain.

Une autre affaire tortueuse fournit un exemple significatif, celle du casino d’Annemasse qui impliquait Charles Pasqua. En 1994, le ministre de l’Intérieur  avait autorisé l’ouverture de ce casino. Sa vente quelques années plus tard a permis de dégager des profits importants. Charles Pasqua, candidat aux élections européennes, a alors été accusé d’avoir bénéficié de financements par les anciens propriétaires du casino. Poursuivi pénalement, il est condamné pour financement illicite de sa campagne (18 mois d’emprisonnement avec sursis), et ses généreux soutiens le sont pour corruption. Mais, en parallèle, une procédure a été menée devant la CJR. À la surprise générale, elle a relaxé Charles Pasqua, estimant que le ministre avait simplement « voulu favoriser un ami de longue date » et que la preuve n’était pas rapportée que le service rendu (le financement) soit la résultante de l’autorisation d’exploitation accordée. Saisie, la Cour de cassation a choisi d’ignorer la contradiction entre les deux instances, considérant que « chaque juridiction est maîtresse de ses décisions » et que chacune peut avoir « une appréciation différente des faits ».

Autre point de controverse sur son champ de compétence : la CJR s’attache-t-elle aux actes des ministres accomplis pendant l’exercice de leurs fonctions ou seulement « dans » l’exercice de ces fonctions ? La question a été soulevée lors de l’affaire Elf, pour laquelle Roland Dumas à demandé à être jugé par la CJR et non par un tribunal correctionnel. Ministre des Affaires étrangères, il avait utilisé son poids politique pour faire engager sa maîtresse chez Elf. La Cour de Cassation s’y est refusée, considérant que la tutelle de la société pétrolière n’était pas dans ses attributions. Il s’agissait selon elle d’actes « concomitants » à l’exercice d’une fonction ministérielle, qui à ce titre relèvent des tribunaux de droit commun[10].

Beaucoup de juristes critiquent l’existence même de la CJR, en particulier ceux qui sont spécialisés dans la défense de la probité publique. Ainsi William Bourdon, avocat de l’association Sherpa, écrit au moment de l’ouverture du procès contre Édouard Balladur et François Léotard, en janvier 2011 : « La CJR sent la naphtaline […] Elle remet en cause l’égalité devant la loi et les grands principes de la responsabilité pénale […]. Voilà des parlementaires juges de leurs pairs […]. Il y a soupçon de partialité.[11] »

Mais d’autres juristes, de façon plus ou moins avouée, considèrent qu’il y a une exceptionalité du politique par rapport au droit commun. D’un côté, ils déclarent l’institution de la CJR incohérente, mais d’un autre côté, ils refusent de confier l’appréciation de la responsabilité politique à un juge pénal. Selon eux, le mensonge, partiel ou complet, et les manœuvres font partie des tours de main politiques et ne relèvent pas de la faute pénale. Dès 1999, le juriste Olivier Duhamel et le doyen Vedel, anciens membres de la commission ayant proposé la CJR, demandaient sa suppression, tout en énonçant les dangers qu’il y aurait à confier au juge pénal le pouvoir de juger la bonne ou mauvaise action gouvernementale[12]. Le doyen Vedel déclara six ans plus tard : « Il faut reconnaître qu’on s’est fourré le doigt dans l’œil, et on était plusieurs. »

Mais une membre de sa Commission, Mireille Delmas-Marty, écarte les critiques : « On a soulevé la question de l’impartialité de la juridiction, mais nous avons été guidés dans nos propositions par certains principes (et d’abord celui de la séparation des pouvoirs). Il n’est pas souhaitable que des juridictions de droit commun jugent des ministres pour des infractions commises dans l’exercice de leurs fonctions. » Plus récemment, deux autres juristes, Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues ont soutenu cette position. Selon eux, « la pénalisation du droit constitutionnel par l’intervention du juge pénal est éminemment critiquable et nocive[13] ». La réforme de la CJR se heurte donc à de nombreuses difficultés aussi bien de cohérence juridique que d’opportunité politique. Sa suppression tout autant que la recherche d’alternatives restent l’objet de vives controverses que la mise en examen d’Agnès Buzyn le 10 septembre 2021 a relancé[14].

Les débats sur une réforme radicale de la CJR ont été multipliés depuis 2012. Cette juridiction est de plus en plus perçue comme « un privilège qui n’a plus de raison d’être ». Le sujet figurait dans le programme présidentiel de François Hollande. La question est reprise dans les propositions de la « commission de rénovation et la déontologie de la vie publique », dite commission Jospin, en novembre 2012. En mars 2013, le projet de loi constitutionnelle portant sur la responsabilité juridictionnelle du président de la République et des membres du gouvernement prévoit la suppression de la CJR. Il est prévu que les ministres soient jugés par les juridictions pénales de droit commun, y compris pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions, après autorisation préalable d’une commission des requêtes. Ces projets n’ont pas eu de suite.

Plus récemment, en août 2018, un nouveau projet de révision de la Constitution propose à son tour la suppression de la Cour de justice de la République. Les ministres seraient jugés par la Cour d’appel de Paris.  Une autre solution serait de créer une instance spécifique d’échevinage où les magistrats travailleraient avec des élus tout au long de la procédure, de la sélection des plaintes au jugement[15].

Les poursuites en cours contre trois ministres en exercice pendant la crise du Covid-19 et la mise en examen du Garde des Sceaux Éric Dupond–Moretti pour prise illégale d’intérêts ont encore accentué les débats. Au point que deux députés LREM ont démissionné durant l’été 2021 de la CJR, estimant qu’elle outrepassait ses pouvoirs. En septembre 2021, le conseil d’État, inquiet de la multiplication des plaintes pénales contre les décideurs et les effets pervers de paralysie qu’ils peuvent provoquer, propose de ne limiter la responsabilité pénale des ministres pour inaction « que si le choix de ne pas agir lui est directement imputable ». Vu l’organisation bureaucratique actuelle des cabinets ministériels, ce sont à l’évidence les conseillers qui seront éventuellement visés et poursuivis hors CJR.

Ce raisonnement fait cependant l’impasse sur l‘obligation de vigilance générale des membres du gouvernement, en particulier en cas de crise. Dans le cas de la pandémie de Covid-19, il faut plutôt s’interroger sur la culture anti-précaution qui s’est développée dans la haute fonction publique depuis la grippe H1N1, ce qu’a bien analysé Roselyne Bachelot. Dans le même sens, le procureur général auprès de la Cour de Cassation a déclaré : « Il y a un problème de fond qui touche la CJR […]. On sait qu’un certain nombre de projets de réforme concernent la CJR […]. Il faut que le modèle évolue. Il y a un certain nombre de défauts structurels qui affectent cette procédure, c’est à la volonté nationale de s’en saisir. »

Mais dans le contexte politique français où toute réforme constitutionnelle exige un accord des deux assemblées, la CJR, décriée de tous côtés, bénéficie de l’incapacité du Parlement à s’accorder sur certains projets, aussi nécessaires soient-ils en apparence. Les poursuites engagées contre trois ministres pour leur gestion de la crise de la Covid 19 seront l’occasion d’observer une nouvelle fois in situ les logiques d’action biaisées de la CJR[16].


[1] Jean-Clément Martin, L’exécution du roi, 21 janvier 1793, Perrin, 2011.

[2] Hubert Bonin, « Oustric, un financier prédateur ? (1914-1930) », Revue historique, no 598,‎ avril-juin, p. 429-448, 1996.

[3] Dans l’affaire du « Carrefour du développement », le secrétaire d’État Christian Nucci échappe aux poursuites en raison de l’application de la loi d’amnistie des financements politiques illicites de janvier 1990. La commission d’instruction composée de parlementaires issus des deux Assemblées a publiquement critiqué cette situation en avril 1990, alors que pour elle les faits litigieux justifiaient un renvoi devant la Haute Cour.

[4] Il s’agissait du procès d’Édouard Balladur (Premier ministre) et de François Léotard (ministre de la Défense) pour les affaire des frégates d’Arabie saoudite et des sous-marins du Pakistan.

[5] Cour de cassation, Conseil d’État, Cour des comptes.

[6] Affaire de diffamation par Ségolène Royal.

[7] Il est condamné pour escroquerie au détriment de l’État via le financement public d’associations.

[8] Cécile Guérin Bargues, Juger les politiques ? La Cour de Justice de la République, Paris, LGDJ, 2017.

[9] Christian Bidégaray, « C. Guérin-Bargues, Juger les politiques ? La Cour de justice de la République », Jus Politicum, n° 21.

[10] Il a été condamné en 2001 par un tribunal correctionnel pour recel d’abus de biens sociaux, puis relaxé en appel en 2003.

[11] France Info, 19 janvier 2021.

[12] Dominique Simonnot, « Sang contaminé: une juridiction en doute. Des juristes suggèrent la refonte de la Cour de justice de la République », Libération, 1er mars 1999.

[13] Olivier Beaud, Cécile Guérin-Bargues, « CJR et plaintes pénales contre les ministres : la machine infernale est lancée », Jus Politicum, juillet 2020 ; « Poursuivre des responsables gouvernementaux au pénal est une impasse », Le Monde, septembre 2021.

[14] Après sa relaxe par la CJR, E. Balladur a publié un article où il fait le point sur les critiques adressées à cette institution et demande une réforme confiant à nouveau au Parlement la responsabilité du jugement de l’action politique. « Cour de justice de la république : le dernier mot doit revenir aux élus de la nation », Le Figaro, 21 avril 2021.

[15] Jean-Christophe Muller, David Sénat, « Mise en examen d’Agnès Buzyn : “Il faut dépasser l’opposition entre justice et politique” », Le Monde, septembre 2021.

[16] En octobre 2020, 165 plaintes ont été déposées devant la CJR, dont 110 étaient en rapport avec la pandémie de Covid-19. En septembre 2021, le procureur général près de la Cour de cassation annonce 14 500 plaintes en relation avec sur cet enjeu.

Pierre Lascoumes

Juriste et sociologue, Directeur de recherche émérite au CNRS et au CEE (Centre d’études européennes et de politique comparée de de Sciences Po)

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Jean-Clément Martin, L’exécution du roi, 21 janvier 1793, Perrin, 2011.

[2] Hubert Bonin, « Oustric, un financier prédateur ? (1914-1930) », Revue historique, no 598,‎ avril-juin, p. 429-448, 1996.

[3] Dans l’affaire du « Carrefour du développement », le secrétaire d’État Christian Nucci échappe aux poursuites en raison de l’application de la loi d’amnistie des financements politiques illicites de janvier 1990. La commission d’instruction composée de parlementaires issus des deux Assemblées a publiquement critiqué cette situation en avril 1990, alors que pour elle les faits litigieux justifiaient un renvoi devant la Haute Cour.

[4] Il s’agissait du procès d’Édouard Balladur (Premier ministre) et de François Léotard (ministre de la Défense) pour les affaire des frégates d’Arabie saoudite et des sous-marins du Pakistan.

[5] Cour de cassation, Conseil d’État, Cour des comptes.

[6] Affaire de diffamation par Ségolène Royal.

[7] Il est condamné pour escroquerie au détriment de l’État via le financement public d’associations.

[8] Cécile Guérin Bargues, Juger les politiques ? La Cour de Justice de la République, Paris, LGDJ, 2017.

[9] Christian Bidégaray, « C. Guérin-Bargues, Juger les politiques ? La Cour de justice de la République », Jus Politicum, n° 21.

[10] Il a été condamné en 2001 par un tribunal correctionnel pour recel d’abus de biens sociaux, puis relaxé en appel en 2003.

[11] France Info, 19 janvier 2021.

[12] Dominique Simonnot, « Sang contaminé: une juridiction en doute. Des juristes suggèrent la refonte de la Cour de justice de la République », Libération, 1er mars 1999.

[13] Olivier Beaud, Cécile Guérin-Bargues, « CJR et plaintes pénales contre les ministres : la machine infernale est lancée », Jus Politicum, juillet 2020 ; « Poursuivre des responsables gouvernementaux au pénal est une impasse », Le Monde, septembre 2021.

[14] Après sa relaxe par la CJR, E. Balladur a publié un article où il fait le point sur les critiques adressées à cette institution et demande une réforme confiant à nouveau au Parlement la responsabilité du jugement de l’action politique. « Cour de justice de la république : le dernier mot doit revenir aux élus de la nation », Le Figaro, 21 avril 2021.

[15] Jean-Christophe Muller, David Sénat, « Mise en examen d’Agnès Buzyn : “Il faut dépasser l’opposition entre justice et politique” », Le Monde, septembre 2021.

[16] En octobre 2020, 165 plaintes ont été déposées devant la CJR, dont 110 étaient en rapport avec la pandémie de Covid-19. En septembre 2021, le procureur général près de la Cour de cassation annonce 14 500 plaintes en relation avec sur cet enjeu.