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Le marché des footballeurs : une « bulle » qui fait pschitt…

Économiste, Économiste

Alors qu’Emmanuel Macron s’est adonné au football spectacle ce jeudi en revêtant le maillot du Variety Club, l’évolution du modèle économique du sport préféré des européens ne cesse d’interroger. Devant les chiffres « absurdes » des droits de diffusion ou des coûts de transfert de joueurs de football professionnel, d’aucuns s’attendent à l’explosion d’une « bulle spéculative » du marché de cette discipline. Vraiment ?

L’économie du football professionnel est un sujet compliqué souvent analysé de manière trop simple. La tendance est fréquente à lui appliquer, dans le meilleur des cas, des concepts généraux qui ne sont pas adéquats, et dans le pire, des concepts idéologiques forcément biaisés. Par exemple, les clubs de football ne sont pas des entreprises comme les autres, qui maximisent leur profit, et les supporters pas des « clients » comme les autres, qui ne cherchent simplement qu’à augmenter leur consommation. Mais c’est un autre concept très souvent invoqué dans les médias à propos de l’économie du football que nous voudrions examiner ici : la soi-disant « bulle » financière qui, par hypothèse, devrait finir par exploser.

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Certains voient dans la crise qui secoue actuellement le football, liée surtout aux conséquences de l’épidémie du Covid-19, le «  pschiit qui annonce le krach ». Sans aller jusqu’à cette extrémité, la crise sanitaire ne pourrait-elle pas être simplement un « stress test » pour la stabilité financière de l’économie du football, révélant certaines faiblesses potentielles du modèle ? Le concept de « bulle » en économie signifie, en effet, tout autre chose.

Qu’est-ce qu’une bulle ?

Si, pour le profane en finance, invoquer une « bulle » traduit simplement l’antienne qu’« il y a trop d’argent dans le football » (les sommes sont pourtant minimes par rapport à d’autres secteurs de l’économie), que « les footballeurs sont trop payés » (les joueurs certes « captent la rente » mais seulement quelques-uns gagnent des millions) et que la valeur de leur transfert est « absurde » (seules 10 % des mutations dans le monde sont en fait payantes), pour les professionnels de la discipline, l’existence d’une bulle correspond à une situation bien définie.

Les économistes s’accordent à dire qu’il y a une bulle spéculative (ou financière) sur un marché (immobilier, financier, etc.) si les actifs se négocient à des prix qui dépassent largement et durablement leur « valeur fondamentale », c’est-à-dire la somme actualisée des flux de revenus futurs. Des bulles apparaissent régulièrement, l’une des plus anciennes étant celle souvent citée du marché de la tulipe aux Pays-Bas en 1637 (la « tulipomanie ») et, parmi les plus récentes, celle de la « nouvelle économie » de la fin des années 1990 (bulle Internet) et celle du marché immobilier américain de 2007 (crise des subprimes) ayant entrainé la récession de 2008.

Les modèles les plus connus expliquant l’instabilité financière ont été formulés à la fin des années 1970 par l’économiste américain Charles Kindleberger [1] qui s’est beaucoup inspiré des travaux de son confrère Hyman Minsky. Selon ces deux auteurs, cinq phases définissent le cycle d’une bulle. L’étape initiale se caractérise par des chocs (réglementaires, technologiques, innovants…) exogènes au système existant qui provoquent un changement d’opportunités d’investissements. S’en suit un boom qui voit les prix des actifs croître de plus en plus rapidement (avec une volatilité faible), le nombre d’investisseurs augmenter, tout cela s’accompagnant d’un fort recours au crédit. La phase d’euphorie se traduit par une explosion du nombre et du volume des transactions.

Les prix des actifs sont alors très au-dessus de leur valeur fondamentale et les investisseurs peuvent être alors conscients qu’il va leur falloir sortir du marché avant l’éclatement de la bulle (selon la théorie des « bulles rationnelles »). Au moment où la dynamique des cours d’actifs s’inverse, l’excès d’optimisme fait alors place, symétriquement, à la défiance, accélérant ainsi le mouvement de baisse des prix. De plus, les acteurs ayant financé leurs investissements par la dette se trouvent contraints de vendre leurs actifs par besoin de liquidités, ce qui renforce encore la chute des cours.

Pour l’économie du football, le concept de bulle concernerait donc principalement le marché des transferts de joueurs puisque les footballeurs peuvent être considérés comme des « actifs » que l’on achète et que l’on revend lors des mercatos. Les achats et les ventes des clubs, notamment depuis l’arrivée de fonds d’investissement, pourraient entrer dans cette analyse mais les perspectives de rendements pécuniaires sont aujourd’hui encore trop faibles : peu d’équipes font des profits.

Enfin, les médias font souvent référence à la « bulle » des droits de diffusion TV, mais à tort, puisqu’il s’agit là d’un marché très spécifique (les ligues sont en situation de monopole face à peu de demandeurs) où le prix est déterminé par un système d’enchères. Dans le cas du dernier appel d’offre de la Ligue de Football Professionnel (LFP), par exemple, on ne peut pas parler d’une « bulle » qui a explosé puisque c’est seul le groupe audiovisuel Mediapro qui a surévalué le championnat français par rapport au rendement attendu – et en conséquence se retrouve en cessation de paiement.

Le marché des transferts est-il une bulle spéculative ?

La question de l’existence d’une bulle et de son implosion sur le marché des transferts est apparue dans beaucoup de médias durant le mercato de l’été 2017 : trois joueurs ont alors été transférés pour un montant de plus de 500 millions d’euros (Neymar Jr., Kylian Mbappé et Ousmane Dembélé). Ces transferts ne venaient finalement que concrétiser la forte croissance du montant des mutations dans les cinq principaux championnats européens depuis le début des années 2010 (selon la FIFA, 1,7 milliards d’euros en 2011 et plus de cinq milliards en 2019), notamment en Premier League d’Angleterre : de 630 millions d’euros en 2011 à plus de deux milliards (2,143M €) en 2017, soit une augmentation moyenne de plus de deux cent millions d’euros par saison.

Notons néanmoins que si, dans le Big Five des nations majeures du football, le nombre de transferts a augmenté de 65 % sur la période 2011-2019, la proportion de transferts payants est restée relativement stable, oscillant autour d’un tiers de l’ensemble des mouvements : la majorité des transferts (autour des deux-tiers) sont donc libres de droits. Sur la même période, le prix moyen d’un transfert payant a augmenté de plus de 88 % (3,55 millions € en 2011 vs. 6,69 millions € en 2019), soit une augmentation moyenne de 400 000 euros par saison. Ces prix sont-ils alors déconnectés de la « valeur fondamentale » des joueurs, à savoir leur « rentabilité » ?

Définir la « rentabilité » d’un joueur est plus complexe que celle d’une simple action (par la somme actualisée des dividendes futurs) : un footballeur contribue aux performances sportives de son équipe et donc à ses revenus commerciaux (billetterie, sponsors, etc.) ; par ailleurs, le joueur peut, durant son contrat, augmenter son « capital humain » (ses performances), et donc être revendu plus cher que son prix d’achat (principe du « trading joueur »).

Les superstars qui font l’objet des plus gros transferts ont, outre leurs qualités sur le terrain, une autre corde à leur arc : leur notoriété mondiale permet de vendre plus de maillots, de renégocier les contrats commerciaux, d’augmenter la visibilité du club, etc. Le transfert de Cristiano Ronaldo a ainsi permis à la Juventus de Turin d’accéder au top 5 des vendeurs de maillots, de renégocier ses accords commerciaux avec Jeep et Adidas, d’augmenter le nombre d’abonnés du club sur les réseaux sociaux et même de voir le prix de son action croître…

Au final, les 117 millions euros payés au Real Madrid pour son transfert ont vraisemblablement été déjà rentabilisés, même si le club ne pourra sans doute pas le revendre aussi cher – au cas où il le vende. La bulle des transferts, si elle existe, concernerait donc plutôt les transferts des joueurs moins côtés, ceux dont le prix serait excessif par rapport à leur valeur sportive.

Selon le modèle de Kindleberger-Minsky, la première phase du cycle d’une bulle concerne l’existence de chocs exogènes. Le premier choc dans le cas du football est venu en modifier sa « législation » du travail : le marché des transferts a bénéficié en 1995 de l’arrêt Bosman, qui a permis la libre circulation des footballeurs sur le marché européen. Si cette législation a été une condition nécessaire, elle n’est cependant pas suffisante. Deux autres « chocs » l’ont accompagné : l’augmentation des droits TV d’un côté et l’achat de clubs par des milliardaires et des États de l’autre. Ceci a permis au football de connaître un boom économique qui caractérise la deuxième phase du cycle.

Le modèle de Kindleberger-Minsky prédit que l’augmentation des prix est indissociable d’une augmentation des transactions. Or, si le marché des transferts a vu le nombre de mutations augmenter, la croissance a été relativement limitée. Selon la FIFA, l’augmentation du nombre de transferts libres a même été plus importante que le nombre de transferts payants sur la période 2011-2019 (+ 65 % vs. + 61,5 %). Cette croissance du nombre de transferts payants a été plus important en Espagne (+ 140 %) mais relativement faible en Italie (+ 25 %). Différents éléments peuvent expliquer cette différence avec les marchés boursier ou immobilier sur lesquels les transactions peuvent se faire de manière continue : tous les clubs ne font pas du trading leur objectif ; la fenêtre des transferts est limitée sur une saison (mercato d’été et d’hiver) ; les joueurs ne peuvent au maximum signer que dans trois clubs sur une saison.

Une autre statistique à observer pour juger de l’existence d’une bulle réside dans le rapport des prix sur le revenu : un ratio trop élevé peut traduire une instabilité du marché. En effet, selon Kindleberger-Minsky, une bulle existe si elle est financée de manière importante par la dette et n’est pas gagée sur des revenus durables. Par exemple, sur le marché de l’immobilier, un ratio des prix du logement sur le revenu des ménages trop élevé, apparaît problématique. Si l’on mesure l’évolution du ratio des dépenses de transferts sur les revenus des clubs (hors recettes de transferts) au cours de la décennie 2010, on constate des situations différentes dans les cinq plus gros championnats européens : stable ou légèrement croissant en Premier League (Angleterre), en Bundesliga (Allemagne) et en Liga (Espagne), plus important en Serie A (Italie) et en Ligue 1. C’est aussi dans ces deux ligues que les masses salariales sont les plus importantes (autour de 70 %).

Le niveau d’endettement est aussi un autre élément à analyser pour juger de l’existence d’une bulle : sur les cinq dernières années, à l’exception du championnat italien, le ratio dette sur revenu est resté stable dans tous les autres pays du Big Five. Le fort recours au crédit accompagnant le gonflement de la bulle ne s’observe donc pas dans le football.

Le foot va-t-il exploser ?

Ainsi, parler de « bulle » spéculative pour caractériser le marché des transferts des footballeurs est, de notre point de vue et selon les critères de Kindleberger-Minsky, inapproprié. En appliquant la grille de lecture de ces économistes, l’évolution récente de ce marché, même s’il a été fortement inflationniste, ne présente pas les caractéristiques d’une bulle financière : il a surtout bénéficié de la forte croissance économique des revenus du football de la dernière décennie.

Ce qui ne veut pas dire que certains clubs ne vivent pas au-dessus de leurs moyens, notamment au niveau de leur masse salariale ou de la part des transferts dans leur budget. Ce qui ne signifie pas non plus que certaines mesures ne doivent pas être envisagées pour améliorer le modèle économique actuel du ballon rond. Mais la question qui se pose avec plus d’acuité est celle de la durabilité du financement du football plutôt que celle de l’explosion du système. Les difficultés actuelles du football français pendant cette crise du Covid le montrent bien : à l’arrêt prématuré des championnats en mars 2020 (avec la perte conséquente des droits TV) s’est ajouté la défaillance de Mediapro et la relative atonie du marché des transferts, dont la balance positive assure l’équilibre du football français depuis les années 2000.

Plutôt que de vouloir absolument « changer de modèle », posons-nous déjà la question de savoir comment on peut vivre économiquement avec moins de droits TV (domestiques) : revenir sur la formation pour mieux performer dans les compétitions européennes (à l’image de l’Ajax d’Amsterdam), améliorer l’image du football français à l’international et s’interroger sur les faibles affluences (malgré des mesures ambitieuses comme la rénovation des stades) de la Ligue 1.

 


[1] Histoire mondiale de la spéculation financière (Manias, Panics, and Crashes: A History of Financial Crises, 1ère éd. 1978), traduit par Piere-Antoine Ullmo & Guy Russell, éditions Valor, 2005.

Luc Arrondel

Économiste, directeur de recherche au CNRS et chercheur à l’École d’économie de Paris (PSE)

Richard Duhautois

Économiste, chercheur au Cnam, membre du Lirsa et du CEET

Notes

[1] Histoire mondiale de la spéculation financière (Manias, Panics, and Crashes: A History of Financial Crises, 1ère éd. 1978), traduit par Piere-Antoine Ullmo & Guy Russell, éditions Valor, 2005.