Littérature

Que faire ? – sur Rêver debout et Famille de Lydie Salvayre

Écrivain

La réflexion sur la folie et l’isolement qu’elle entraîne – qu’il soit subi ou choisi – pourrait être le fil rouge qui va de Rêver debout à Famille, deux textes publiés en cette rentrée par Lydie Salvayre. Dans le premier, l’autrice, volontairement anachronique, interpelle Cervantès, le célèbre écrivain du siècle d’or espagnol devenu indissociable de son personnage Don Quichotte, dans une série de quinze lettres. Dans le second, nouvelle édition d’une nouvelle parue en 2002, une famille se disloque suite à la douloureuse découverte par un père et une mère de la schizophrénie de leur fils.

Que faire ? C’était la question de Lénine en 1902, et ce pourrait bien être celle de Lydie Salvayre aujourd’hui. Consacrée par l’establishment à travers le prix Goncourt (pour Pas pleurer, en 2014), son œuvre est en effet nourrie d’une interrogation ancienne et parfois douloureuse, liée à l’enfance, de celles dont la réponse ne pourra jamais suffire, sauf à trahir, définitivement. 

L’écrivaine l’a raconté maintes fois, dans ses romans ou ses entretiens : elle vient « du peuple », et plus particulièrement du peuple espagnol, dont l’histoire accompagne, entre tragique et gloire, le cours du 20e siècle (on aimerait pouvoir écrire ici ce mot de « peuple » en le dégageant de la gangue que lui a donnée un suffixe trop souvent abusif, le métamorphosant en « populisme » à tout-va…). Un peuple qui n’est pas une caricature, en tout cas, mais dont l’inévitable détermination conditionne un certain rapport à la langue, à la culture, à leur noblesse possible.

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Pour le dire simplement : quelque chose ne va pas de soi, dans ce qui apparaît comme une conquête pour éviter l’inconfortable posture du transfuge, et dire en même temps qu’on est aussi « chez soi » parmi les classiques que la bourgeoisie s’emploie à naturaliser, mais qu’un certain idéal de la littérature fait appartenir à tout le monde. Que faire, alors, pour faire des livres ?

Peut-être la solution est-elle de raconter ce conflit même. C’est du moins ce que semblent suggérer la plupart des livres de la romancière, l’un des plus marquants en ce sens étant peut-être La Puissance des mouches, où un gardien de musée dépourvu de culture vivait l’expérience bouleversante de la découverte de Pascal, dont une Pensée fameuse éclairait le sens du titre, ironique allusion à l’indécrottable vanité humaine : « La puissance des mouches : elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d’agir, mangent notre corps. » 

Il est tout à fait remarquable que vingt-cinq ans plus tard, Lydie Salvayre se soit retrouvée dans la position de son propre personnage, prisonnière du musée Picasso pour une nuit d’écriture, avec pour défi proposé par son éditeur de raconter son lien à l’art, en particulier à Giacometti… Le livre qui en en est né, Marcher jusqu’au soir (Stock, 2019), racontait encore une fois ce retour à une forme d’apprentissage inachevé, interminable, posant la « conquête de l’art » comme une nécessité vivante, épopée problématique mais salvatrice si l’on n’est pas né(e) dans l’évidence du savoir.

« Je vous accorde que Don Quichotte est fou, si l’aliéné est un homme qui a préféré devenir fou plutôt que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain. »

Mais Don Quichotte, alors ? Rêver debout renoue avec la même histoire, à sa façon, puisque le livre reprend à son compte la force de combat d’un héros a priori ridicule, paria volontaire dopé par l’abus de lectures, chevalier à la Triste Figure raillé pour son idéalisme en fer blanc, qui devient pourtant un étendard de liberté dans notre présent si bousculé, tout planté d’injustices comme l’Espagne de Cervantès de moulins à vent… 

C’est à sa folie que la romancière nous invite à réfléchir, elle qui fut psychiatre et se méfie des normes, comme elle le montre aussi dans la cinglante nouvelle republiée par les excellentes éditions Tristram, Famille, où l’on voit la déviance psychotique d’un fils provoquer l’éclatement des cadres, dans une sorte de déconfinement symbolique et meurtrier, franchement violent, qui agit comme une manière de spasme libératoire. 

Pour le dire autrement, Lydie Salvayre sait de quoi elle parle : « Je connais assez bien le sujet : privation de liberté, camisole chimique, pilules engendrant une fatigue de mort et sentiment d’être désintégré de l’intérieur ou douloureusement absent à soi. » Elle le rappelle ainsi en s’adressant à l’auteur du Quichotte, dans l’une des premières lettres qu’elle écrit comme on varie ses attaques ou module ses interpellations, en usant de tous les ressorts du style et du courroux : « Je vous accorde qu’il est fou, si l’aliéné est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, plutôt que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain. C’est Antonin Artaud qui en donne la définition, et elle va comme un gant au Quichotte, lui qui ne peut que s’insurger contre toute injustice car il y va, déclare-t-il, de son honneur de chevalier. »

La force de la romancière est dans l’espèce de malice du double dialogue qu’elle instaure entre l’auteur canonique et son lecteur d’aujourd’hui.

Rêver debout est construit sur ce que l’on peut appeler une contrainte rhétorique : ce sont donc des lettres adressées à Cervantès, mais c’est surtout une voix, l’énergie d’une parole, la force non pas d’un cri mais d’un rythme, qui donne à la colère sa musique propre. Cette dimension vocale, ce plaisir d’une langue qui mêle l’oralité aux bonheurs de syntaxe, le sens populaire de la formule – et même de ce qu’on appellerait aujourd’hui des « punchlines » – et la référence aux maîtres anciens, c’est peut-être ce qui fait la principale originalité des livres de la romancière, aujourd’hui, et provoque le bonheur spécial que l’on peut y trouver, si l’on accepte une manière de jeu ainsi institué avec les codes (appelons cela le sens politique de l’humour).

Pourquoi Cervantès ? Pourquoi ce Quichotte qui pourrait avoir pris la poussière depuis tant de siècles, lui qui désormais appartient à une forme d’institution littéraire, lui dont la folie peut servir de cartonnage à la révolte ? Si le héros est déclaré fou, en effet, il sera moins dangereux pour tous, moins dangereux pour nous… Lydie Salvayre le réveille donc de cette folie trop littéraire, de ce rêve adouci par les siècles et la bibliothèque. On dira sans doute que ce n’est pas si original : les classiques sont faits pour qu’on se les réapproprie, ils sont ouverts à tous. Mais la force de la romancière est dans la verve de sa voix, et l’espèce de malice du double dialogue qu’elle instaure entre l’auteur canonique et son lecteur d’aujourd’hui. 

Nous voilà qui écoutons cette fausse conversation et qui même y participons : on s’énerve, on sourit, on rit, on a envie nous aussi de donner de la voix, d’approuver ou de faire : oh ! ah ! De rire également, et pourquoi pas de se dire que parfois l’écrivaine en fait un peu trop, qui convoque Gilles Deleuze, Spinoza et Guy Debord, quand elle ne dresse pas la liste des « grands errants de la littérature, Lancelot, Hypérion, Ulysse, Bloom, Malone… ». 

Mais c’est justement ce « trop » qui donne tout son sel (et son poivre) à un livre comme Rêver debout. Nous n’y sommes pas des somnambules : rêver debout, c’est déjà se réveiller, construire dans une forme dialogique, éminemment ludique, un certain possible de la littérature. Tout cela paraîtra relever peut-être de la seule posture, ou de la pure intention. C’est pourtant autre chose : l’inscription d’un corps dans le texte, et en cela l’affirmation d’une foi. Don Quichotte ne dort pas, il rêve. Autant dire qu’il marche, il avance, il fonce, et le dialogue de Lydie Salvayre avec celui qui l’inventa s’opère au rythme de cette marche, cherchant à retrouver son pas, sa course, son souffle même.

Il y a donc du mouvement et de la musique, des mots crus et des digressions savantes, de l’épate et du subtil, du sang et du sensuel : cet ensemble est voué au partage, et la forme même de la lettre, si rhétorique soit-elle, si systématique puisse-t-elle parfois sembler, avec ses anaphores et ses adresses, incarne la nécessité d’une littérature en acte.

Du coup, il apparaît un peu inutile et presque artificiel de dégager quelque chose comme un « message », en disant par exemple que Don Quichotte est féministe, que c’est une figure politique possible pour interpréter notre aujourd’hui, etc. Tout cela, Lydie Salvayre l’affirme, mais c’est dans l’élan de sa voix, l’allant de sa page, mauvaise foi comprise, qu’elle nous en convainc. Son dire est un faire, et l’on imagine avec délices ce que devrait assurément en tirer, quelque jour prochain, un comédien inspiré. Voilà peut-être le programme, indigné mais enjoué, d’une performance à venir… Que faire ? Rêver debout !

Lydie Salvayre, Rêver debout, Seuil, 208 pages (août 2021), et Famille, Tristram, 38 pages (août 2021, première édition en 2002 dans le recueil Et que les vers mangent le bœuf mort, Verticales).


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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