International

La Russie nie toujours la responsabilité de Staline dans la famine au Kazakhstan et en Ukraine

Historienne

En cette fin novembre, le Kazakhstan, comme l’Ukraine, commémore le 80e anniversaire de la grande famine qui a duré plus de deux ans et emporté des millions de vies. Si depuis quelques années le mot Holodomor, la famine ukrainienne de 1931-33 qui a coûté la vie à 4 à 5 millions d’Ukrainiens, commence à être connu du public occidental, rares sont les Occidentaux qui connaissent le mot kazakh Acharchylyk, alors qu’il se rapporte à la même terrible famine de 1931-33.

Les raisons et le déroulement du Holodomor sont connus : une dékoulakisation (déportation des paysans aisés et de leurs familles en Sibérie et autres contrées inhospitalières, privés de tout moyen de subsistance et voués souvent à la mort), suivie d’un regroupement forcé de tous les autres paysans, avec leur bétail, leurs champs et leurs outils, au sein des kolkhozes. D’emblée, les kolkhozes reçurent l’ordre de produire des quantités totalement irréalistes de denrées alimentaires censées nourrir les villes en plein essor d’industrialisation. Le blé a même servi de monnaie d’échange avec l’Occident, car le régime communiste n’avait pas de devises pour acheter des machines-outils et autres équipements industriels. Et comme ces quotas étaient impossibles à remplir, il fut ordonné, par Staline en personne, de réquisitionner tous les vivres aux kolkhozes qui ne pouvaient s’acquitter de leur dû en ne leur laissant rien à manger et rien à semer… Le même sort, et avec une cruauté sans faille, fut réservé aux paysans récalcitrants qui ne voulaient pas intégrer les kolkhozes. Ils ont été saignés à blanc et on les a laissés mourir. En Ukraine, selon différentes évaluations, 4 à 6 millions de paysans ont ainsi péri.

publicité

Acharchylyk, qui a emporté au moins un million et demi de vies, à savoir un quart de la population kazakhe de l’époque, s’est déroulé selon le schéma en partie similaire, mais adapté aux réalités de la vie du peuple nomade. Les Ukrainiens étaient des agriculteurs de père en fils qui vivaient sur des terres extraordinairement fertiles, alors que les Kazakhs étaient des éleveurs du bétail, des nomades qui pratiquaient la transhumance. Il faut rappeler que le Kazakhstan est un pays dont une grande partie est occupée par des steppes et des déserts et où le climat continental oscille entre +50° en été et -50° en hiver, ce qui explique la nécessité de la transhumance : les bergers migraient avec leurs troupeaux afin que le bétail puisse se nourrir et éviter les grands froids. Ce mode de vie millénaire ne convenait pas au régime socialiste nouvellement instauré. Il était impossible non seulement d’embrigader ces gens, mais même de les recenser.

Dès 1929, le nomadisme et la transhumance pratiqués au Kazakhstan ont été abondamment critiqués dans la presse soviétique en tant que pratiques rétrogrades et improductives. Parallèlement à la dékoulakisation en Russie et en Ukraine, les bey, à savoir plusieurs centaines de chefs de clans et de grandes familles kazakhes, ont été totalement dépouillés de bétail, pour les priver de leur autorité, puis ils ont été déportés, voire exécutés. Ensuite, il fut procédé à la sédentarisation forcée : Staline s’imaginait que les nouveaux agriculteurs sauraient exploiter la steppe en produisant aussi bien le blé que la viande et les produits laitiers.

Dans la pratique, cette idée utopique a viré au cauchemar : le pouvoir central voulait exploiter la population kazakhe et ses terres, mais considérait inutile d’investir dans les infrastructures. Ainsi, pour 500 localités destinées à accueillir les populations « sédentarisées », il n’y avait que 4 infirmeries et 5 bains publics ; pour loger 80 000 familles, 2 000 maisons seulement ont été construites. Afin de remplir les quotas pour le blé, les Kazakhs furent forcés de troquer leurs bêtes contre des quantités dérisoires de céréales, ce qui les condamnait à la mort car il ne leur restait plus rien. Partout, le bétail mourait à cause des conditions inadaptés, notamment le manque de fourrage et les grands froids : en deux ans, la république a perdu jusqu’à 90 % de son cheptel.

Certes, il y a eu des révoltes spontanées qui furent impitoyablement écrasées par l’armée. Selon de nombreux témoignages, le pays était littéralement jonché de cadavres. La seule solution de survie était la fuite. À la différence de l’Ukraine où les troupes du NKVD encerclaient des zones entières pour empêcher la fuite vers les villes, au Kazakhstan, pays peu peuplé et très étendu, il était bien plus difficile de contrôler toutes les frontières. Ainsi, des centaines de milliers de personnes ont eu la vie sauve en rejoignant les républiques voisines et surtout, le Xinjiang en Chine. Finalement, le NKVD a instauré le contrôle le long de la frontière chinoise en tuant sans merci des familles entières qui tentaient la fuite. Il s’agissait de limiter les dégâts à l’image du paradis soviétique. Une partie importante d’Ouïghours qui souffrent aujourd’hui dans des « camps de rééducation » chinois sont les descendants des réfugiés du Kazakhstan.

Pendant toute l’existence de l’URSS, le Holodomor comme l’Acharchylyk ont été des mots tabous. Les Ukrainiens se sont mis à étudier le Holodomor dès l’instauration de l’indépendance : de nos jours, la famine ukrainienne est reconnue comme un crime communiste et/ou un génocide non seulement par les autorités ukrainiennes, mais par plusieurs autres pays, notamment par l’Union Européenne, les États-Unis, le Canada, l’Argentine, etc. La Russie de Poutine, qui tente de minimiser les crimes communistes et de créer une histoire édulcorée de la période soviétique, n’accepte pas cette interprétation. La famine de 1931-1933 est certes mentionnée dans des manuels d’histoire, mais elle est attribuée uniquement à la sécheresse et à des excès de zèle des chefs communistes locaux, et non à la politique délibérée de la direction communiste visant à briser la résistance aux pratiques communistes en détruisant les sociétés traditionnelles et leurs modes de vie, ainsi que leur mémoire, quitte à faire mourir les porteurs de ces cultures.

Comme les Ukrainiens avant eux, les Kazakhs sont désormais accusés d’être des « nazis » et des suppôts du philanthrope américain George Soros.

La société kazakhe s’est éveillée bien plus tardivement à la problématique d’Acharchylyk. Le thème a commencé à être réellement discuté dans l’espace public depuis deux-trois ans seulement. Ce sont deux films diffusés sur Youtube, Zulmat  (Зулмат – Le Malheur) de Janbolat Mamaï et Les Dénomadisés – le terme officiel désignant les nomades qui passaient au mode de vie sédentaire – de la steppe morte (Откочевники мертвой степи) de Dossym Satpaïev, où l’Acharchylyk est expliqué et commenté par des historiens et des témoignages de survivants, qui ont éveillé l’intérêt pour cette immense tragédie. Un rôle important a également été joué par le livre de l’historienne américaine Sarah Cameron, The Hungry Steppe: Famine, Violence, and the Making of Soviet Kazakhstan (Cornell University Press, 2018) rapidement traduit en russe et en kazakh.

L’année dernière, le président Kassym-Jomart Tokaïev a ordonné de créer une commission d’État chargée de la réhabilitation des victimes de la répression politique en URSS, et en janvier de cette année, il a publié un papier appelant à revoir de façon systématique l’histoire nationale. En mai de cette année, le président de la chambre haute du Parlement, Maulen Achimbaev, a présenté au président une somme en trois volumes qui contient plus de mille témoignages sur les horreurs de la collectivisation sur le territoire du Kazakhstan. Enfin, en 2021, l’historien kazakh Sultan Akimbekov a publié, en russe, une étude intitulée Les Kazakhs entre la révolution et la famine (Almaty, Institut d’études asiatiques) qui met ensemble toutes les données disponibles pour raconter la vie et la mort d’une partie importante du peuple kazakh.

Ce regain d’intérêt pour l’Acharchylyk a provoqué l’ire de l’establishment russe et de ses ténors au Kazakhstan. Comme les Ukrainiens avant eux, les Kazakhs sont désormais accusés d’être des « nazis » et des suppôts du philanthrope américain George Soros, qui font tout pour détruire l’amitié entre le peuple russe et le peuple kazakh et compromettre les relations bilatérales. Quelques exemples suffiront. Dès la sortie du film Zulmat, en 2019, le ministère des Affaires Etrangères russe a publié un communiqué affirmant que le thème de la famine dans les pays de l’Asie Centrale est « artificiellement gonflé », qu’il s’agit d’ « insinuations venant des nationalistes » qui « imposent à l’opinion publique l’interprétation de ces événements comme un génocide des peuples autochtones de la région organisée par la direction soviétique ».

Les historiens dévoués au régime poutinien et autres propagandistes vont bien plus loin. Ainsi, l’historien Dmitri Verkhotourov affirme que ce sont les bey qui ont provoqué la mort massive du cheptel et la famine. Dans un entretien, il affirme : « Les bey exterminaient les Kazakhs ayant soutenu le pouvoir soviétique par tous les moyens : la terreur, les règlements de comptes, le pillage, ainsi qu’une sorte de guerre bactériologique qu’ils menaient en contaminant le cheptel par des maladies contagieuses. C’est cela, la cause d’une diminution drastique du cheptel au Kazakhstan. Confrontés à cela, les communistes ont organisé contre les bey qui étaient encore en liberté une série d’opérations punitives secrètes, en utilisant des tueurs à gages, et ils les ont pratiquement tous exterminés. » Cet « historien » reproduit le discours tenu par les autorités communistes : c’étaient toujours les soi-disant saboteurs et ennemis qui empêchaient la réalisation de beaux projets du camarade Staline.

Cette approche suppose que les destins individuels n’ont pas beaucoup de valeur. Staline lui-même disait que la mort d’une personne était une tragédie, alors que celle de millions relevait de la statistique.

Selon le vieux procédé, le régime russe s’appuie également sur des figures locales afin de relayer ses thèses. En Ukraine, c’est en premier lieu le parti ouvertement prorusse, Plateforme d’opposition – pour la vie, qui s’en charge. Au Kazakhstan, pays autoritaire où il est difficile de contester les orientations énoncées par le président en personne, c’est un petit Mouvement socialiste qui joue le jeu russe.

L’année dernière, son leader, Aïnur Kurmanov, a publié une longue diatribe intitulée « Qui et pourquoi organise des danses sur les ossements des gens péris pendant la famine et réhabilite les nazis ». Il y écrit : « La négation du passé soviétique de la part de l’élite gouvernante conduit à la création d’une idéologie basée sur le nationalisme. […] La reconnaissance de “l’Holodomor” kazakh devient une composante de première importance dans cette construction idéologique qui est soi-disant liée à la renaissance de la nation kazakhe et une “décolonisation” des consciences. […] En réalité, cela signifie réécriture de l’histoire et création de mythes à la façon ukrainienne. […] Je déclare une nouvelle fois que toute la campagne de décommunisation porte un caractère purement russophobe […] qui fait une croix sur des processus d’intégration, car le pays se détache de l’espace culturel, social et informationnel post-soviétique. »

Dans cette diatribe, le mot clé est « décommunisation », ce même « pêché » dont le régime poutinien accuse les Ukrainiens. Alors que nombre d’ex-républiques soviétiques, comme les pays baltes, l’Ukraine et la Géorgie, suivies peu à peu par d’autres, combattent l’héritage tragique du communisme et condamnent les crimes du régime soviétique et de la période stalinienne en particulier, le Kremlin, avec ses idéologues et ses propagandistes, fait tout pour « gommer » ces crimes et présenter l’histoire soviétique comme une période globalement positive, malgré certaines erreurs, rarement imputables à la direction soviétique. Dans une de ses émissions hebdomadaires, Vesti nedeli, le propagandiste en chef Dmitri Kisselev a affirmé que la Russie devrait suivre l’exemple de la Chine communiste : après la mort de Mao Tsé Toung en 1976, le PC chinois a décrété que Mao avait eu « raison à 70 % et tort à 30 % ».

Cette approche suppose que les destins individuels n’ont pas beaucoup de valeur. On passe les morts par pertes et profits. Staline lui-même disait que la mort d’une personne était une tragédie, alors que celle de millions relevait de la statistique. Les livres et les films susmentionnés permettent justement de ressentir la tragédie de millions au niveau individuel, comme le destin de Sadyk Jerdektabkanov raconté par Sarah Cameron : « Les membres de la commission l’ont déshabillé et l’ont menacé avec un revolver, en exigeant qu’il avoue où il cachait son bétail et ses autres biens. […] Quand ils ont compris qu’après la confiscation, il ne lui restait plus rien, ils ont fouetté son dos nu jusqu’à ce qu’il saigne abondamment. La femme enceinte de Jerdektabkanov, voyant une mare de sang, est décédée d’une crise cardiaque. »

Tandis que la Russie continue de s’enfoncer dans le mensonge en tentant de justifier l’injustifiable, les Ukrainiens, les Kazakhs, les Baltes et les autres peuples de l’ex-URSS prennent conscience de leur vraie histoire. Un cheminement douloureux mais nécessaire pour construire une identité nationale en sortant définitivement du « soviétisme » après des décennies d’oppression.


 

Galia Ackerman

Historienne, Chercheuse associée à l'Université de Caen

Notes