Art contemporain

Naître dans un ordre détruit – à propos de « Baselitz – La rétrospective »

Écrivain

Le Centre Pompidou consacre actuellement au peintre et sculpteur allemand Georg Baselitz une grande rétrospective, couvrant presque six décennies de création. Le parcours chronologique proposé met en valeur les scansions principales de la vie de l’artiste, né dans un pays profondément fracturé et ayant grandi dans une RDA qui ne tolérait pas l’art abstrait. Habités par l’ombre de la guerre, ses tableaux et sculptures déploient des esthétiques variées, nourries de références à l’histoire de l’art et à de nombreux artistes tels qu’Edvard Munch, Otto Dix ou Willem de Kooning.

La première bonne nouvelle en arrivant devant le Centre Pompidou à l’heure de l’ouverture, c’est de voir que le monde revient au musée. La deuxième, c’est que, malgré tout, on n’attend pas longtemps pour entrer. Les escalators montent au sixième étage sous un ciel d’automne où j’aperçois la nacelle de l’aérostat qui flotte au-dessus de l’hôpital Pompidou, un peu comme dans La vue du pont de Sèvres du douanier Rous­seau. Tout se tient.

Baselitz, je le connais depuis une dizaine d’années, après que nous l’avions découvert lors d’une balade à Hanovre, dans la vitrine d’une galerie, d’abord émerveillés par la légèreté des roses, à peine surpris que le portrait eut la tête en bas, étonnés quand même que dans le titre figurât le nom de Lénine. Nous étions repartis avec un beau-livre où il y avait un bouquet de fleurs, des mangeurs d’oranges et une flopée de portraits assez ahurissants. Mais jamais je n’avais eu la chance de voir une rétrospective de ses œuvres. Et, s’il y a quelque chose d’exceptionnel à voir aujourd’hui, c’est bien ça.

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À l’entrée, le visiteur découvre une citation : « Je suis né dans un ordre détruit, un paysage détruit, un peuple détruit, une société détruite. » Le ton est donné. Il est né en 1938, ses premiers souvenirs remontent à la fin de la guerre, dans un pays dévasté et divisé, et il a grandi dans ce qu’on nommait la zone d’occupation soviétique qui deviendra la RDA, qu’il laissera derrière lui à l’âge de vingt ans. Il vit ensuite à Berlin-Ouest où il rencontre sa femme, Elke – c’est tout sauf un détail, on le verra. Peu après, au moment de la construction du mur, lui dont le nom est Kern, choisit de porter le nom de son village, Baselitz.

1961 est justement le point de départ de la rétrospective. Un tableau nous accueille. Tête – G est une entrée en matière imposante : un fond dans les roses qui est déjà un hommage à la peinture, une drôle de tête, comme soufflée par un vent mauvais, étrange, un front immense, une toute petite bouche crayonnée au bâton de rouge à lèvres, des yeux inquiets.

Ce portrait est inspiré par une illustration d’un livre qui l’a marqué, un catalogue consacré aux dessins réalisés par des patients atteints de troubles mentaux, paru en 1922 et exhibé à l’exposition de l’art dégénéré en 1937. L’intuition nous vient que cet ordre détruit remonte à la fin de la première guerre mondiale et à l’énergie de l’expressionnisme allemand qui retrempe dans sa propre histoire la vieille puissance rude et disgracieuse de Holbein et de Cranach. Tout se passe comme si Baselitz, même s’il repartait de zéro, mettait ses pas dans les traces d’une brutalité inévitable.

Derrière ce panneau inaugural, la suite est du même tonneau. En marge du texte qu’il a écrit, Premier manifeste pandémonique, dont le titre suffit à indiquer la perspective d’apocalypse, il s’attaque à de nouvelles toiles qui montent à travers des images de son enfance en Saxe. La grande nuit foutue fait scandale. Son personnage, au visage halluciné, brandit un sexe énorme et donne lieu à quelques touches de couleur jaune ; accessoirement, on peut reconnaître Hitler à son front et à sa coupe des cheveux.

À côté, une série de dix toiles aligne des pieds, des fragments de pieds. Outre l’originalité du motif, elles composent un ensemble assez extraordinaire avec un pied-paysage, un pied-feuillage, un pied-pied, dans la même gamme de couleurs rose-rouge, qui lui convient en vue du traitement des atteintes de la chair. Les études préparatoires de Géricault pour Le radeau de la méduse et des carcasses de Rembrandt qu’il a vues, de ses yeux vues, lors d’un voyage à Amsterdam en sont l’arrière-pays. Il y a aussi, je suppose, un écho de Francis Bacon et peut-être la prémonition de ce qu’il découvrira bientôt sur la place du Capitole, à Rome, le pied de la statue de l’empereur Constantin, l’harmonie en prime.

Un séjour de six mois à la villa Romana de Florence, au-dessus des jardins Boboli, donne aux Baselitz le goût de l’Italie dès 1965. Lui, il s’intéresse particulièrement aux peintres maniéristes du XVIe siècle, à leur espace désuni et à la déformation des corps, et j’ai l’idée qu’il s’attarde à la chapelle Brancacci, où non seulement Adam et Ève sont chassés du paradis, mais où le corps de saint Pierre est représenté sur la croix la tête en bas. Cependant, de retour à Berlin, il peint un Bonjour Monsieur Courbet.

Tout à coup, on se rend compte de ce qui les rend proches, de ce que Baselitz a aimé et ressenti si profondément, ce côté abrupt, cette maîtrise des tons bruns, cette truite, cette puissance dérangeante. Et il commence la série dite des « Héros », des individus meulés par l’Histoire, brisés par la guerre, par les deux guerres, en raison de l’ombre portée des tableaux d’Otto Dix et de George Grosz, de leur violence, à peine adoucie par des fonds crème où apparaissent les premières touches de vert.

Vivant désormais à la campagne, en Rhénanie-Palatinat, il travaille à des tableaux fracturés, des portraits disloqués, des toiles plus grandes, environ trois mètres sur deux, saisissantes. Nous voici devant un homme peint dans le sens de la largeur, en deux morceaux, comme s’il était allongé sur la table d’un magicien, en salopette verte, contre un tronc d’arbre nu, sans pieds.

À côté, ce sont deux hommes, celui de gauche a la tête en bas, comme si, pour l’instant, il était simplement le pendant de celui de droite. Et puis, aussitôt, L’homme contre un arbre présente sur un fond gris et vert un homme qui a, si je puis dire, délibérément, la tête en bas. On est en 1969, l’homme a fait ses premiers pas sur la lune, Kerouac s’est laissé mourir, Baselitz a découvert, loin des écoles, un territoire qu’il va pouvoir explorer.

Baselitz aura imposé une œuvre qui révoque ou renouvelle la question du beau en art.

Dès lors, le succès accompagne ses variations. À chacun ses préférences, moi je reste émerveillé devant L’Aigle de 1972, une première dans les bleus, profond ou délavé, par pièces et la rapidité du geste. Un enfant poserait à juste titre la question : est-ce que l’aigle s’envole ou tombe ? Ce qui apparaît, quand on a repéré l’œil, c’est qu’il regarde en bas. Mais on ne saura pas s’il faut l’imaginer fondre sur sa proie ou sombrer comme Icare. On ne peut pas non plus ignorer la part symbolique de l’aigle allemand qui eût longtemps deux têtes et un destin contrarié. En tout cas, c’est une grande volaille comme on en admire dans l’histoire de la peinture depuis au moins Le Corrège.

De salle en salle, on a le sentiment d’avancer davantage vers le cœur de l’œuvre. En ce sens, on ne s’étonnera pas de découvrir des nus, de la fin des années 1970, sa femme, lui-même, sans ostentation, contrairement à ses essais de peinture au doigt où les corps étaient bien campés, des nus en quelque sorte abstraits, dans une gamme assez sombre et une matière un peu ingrate.

Mais la visite bascule soudain dans un nouveau monde. Si un premier voyage à New York date de 1975, c’est au tout début des années 1980 que l’aventure rebondit. Une grande salle en fait la démonstration. La couleur y explose – jaune acide, pour l’essentiel, et orangé.

Ce sont les « Buveurs », pourquoi pas, et on reconnaît vite la bouche, le verre, simple triangle bleu magique, les gouttes d’eau ou d’alcool suspendues, toute la toile structurée par le mouvement de couleur jaune qui l’emporte. La highway de Kooning n’est pas loin, les mimosas de Bonnard non plus. Le jaune s’épanouit encore dans les vastes Femme à la plage et Les Filles d’Olmo II, côte à côte. Que ce soit la femme allongée ou bien les filles à l’envers sur leur bicyclette, nez au vent, les mains posées sur un guidon bleu comme les roues de la bicyclette et le verre d’eau voisin, l’une de face, l’autre de profil, des drôles de tête d’oiseau ou de masque africain.

Nous-mêmes, on ne sait plus où donner de la tête, dans cette salle où les autres murs présentent un Adieu et Mon père regardant par la fenêtre. Adieu est daté précisément du 17 III 82, écrit en bas à l’endroit avec la signature, avec deux personnages aux marges du tableau, l’un dont on ne voit que la moitié du corps, l’autre qui semble s’en aller, sur un damier jaune et blanc de quinze cases avec une petite case jaune à l’intérieur d’une case blanche, un damier dont l’origine serait le drapeau de départ des grands prix de course automobile qui flotterait dans son imagination.

Mon père regardant par la fenêtre marque une espèce de retour de l’Histoire, quand bien même elle est toujours restée proche, le père regardant deux fois, une fenêtre sombre, l’autre plus claire, mais regardant quoi ? le paysage, les nappes du passé, le mince bandeau d’avenir, tout ça à la fois. La fenêtre semble d’ailleurs devenir un motif de prédilection jusqu’à s’affirmer dans les titres. S’éloigner de la fenêtre, Étoiles dans la fenêtre, Aigle dans la fenêtre, coucou le revoilà, ou encore, sans le titre, Tête au soleil, comme si elle constituait la frontière du tableau, entre le passé et le présent, l’extérieur et l’intérieur, le possible et l’impossible.

Baselitz n’arrête pas. Sa puissance de feu est phénoménale. Au milieu de la salle, une sculpture trône. Présentée dans le pavillon allemand de la Biennale de Venise en 1980, sa notoriété fut immédiate. Elle est taillée à la hache, ce qui est une façon de retrouver l’école de garde-forestier où il s’inscrivit et les ouvriers forestiers de ses tableaux où le corps commença à se renverser. Elle est assise sur le sol, le torse éclaboussé de rouge, la jambe peinte en noir dans la gangue de bois dont elle n’est pas extraite, la main droite levée à la manière des statues dogons ou des vierges gothiques.

D’autres statues se dressent au milieu de la salle suivante : le trio des Femmes de Dresde, qui étaient les femmes réquisitionnées pour déblayer les ruines de la ville détruite par les bombardements en 1945, des têtes pareillement taillées à la hache dans du bois de frêne et d’érable, peintes en jaune, hiératiques. Elles sont de 1990, donc après la chute du Mur, et elles tiennent compagnie à une toile immense, au moins quinze mètres carrés – vous ne pouvez pas la manquer. C’est une femme violette étendue de tout son long au milieu d’un réseau de lignes brisées, une femme majestueuse, relevée par des touches de rose sur les seins et la touffe noire du sexe. Elle accomplirait le mouvement entamé les années précédentes avec des corps allongés, au lit, peints en haut de la toile, suggérant l’impression de flotter.

Pour un peu, on raterait une salle en retrait et un couloir. Ce ne serait pas trop grave pour la série de six tableaux autoportraits en référence à Munch, d’un rouge très sombre, toutefois intéressante pour comprendre l’horizon dans lequel et sur lequel Baselitz peint, le dialogue qu’il poursuit avec les maîtres anciens, dans une démarche on ne peut plus novatrice. En revanche, ce serait dommage pour la splendide série de trente-huit dessins plus ou moins préparatoires aux « Tableaux de plage », d’une sobriété inattendue.

L’ouverture des dossiers de la Stasi (la police politique de la RDA) lui permet de dé­couvrir un dossier à son nom – un petit dossier, car il est parti à l’Ouest à dix-neuf ans et n’avait manifesté qu’une certaine indépendance d’esprit et un rejet du conformisme dans son école d’arts plastiques. Un dossier quand même, qui le pousse à se retourner vers le passé ; à savoir, sa jeunesse et l’imagerie soviétique dans laquelle il a grandi.

Avec la série « Tableaux russes », il opère un nouveau renversement. Il déconstruit quelques modèles du réalisme dit socialiste dont on devine sans mal l’original. Dans Kobozev dans la cantine de l’usine, il recourt ainsi à un pointillisme de rouges déliés qui lui confère une légèreté paradoxale.

Quant à la suite des « Remix », ce sont ses propres tableaux qu’il revisite et l’intention est géniale – ainsi Les filles d’Olmo II, et on a le droit de préférer le premier. Cette réflexion le conduit à des portraits et des autoportraits en couple. Il n’a pas oublié sa vieille affection pour le douanier Rousseau, pour sa prétendue naïveté, pour son petit portrait d’Apollinaire et de Marie Laurencin. Lui, il se lance, tant qu’à faire, dans des variations sur Mrs Lénine et le rossignol, qui étaient assez incroyablement Lénine lui-même déguisé en femme et Staline en ténor géorgien. À défaut de remettre la philosophie sur ses pieds, voilà un joli pied de nez à l’Histoire.

En 2010, il peint Lu dans la tasse, le jaune enjoué. Et si « enjoué » peut surprendre, je le comprends parfaitement ; les Baselitz sont sagement assis côte à côte, ils n’ont qu’un peu plus de soixante-dix ans, ils posent sur un fond blanc, en couleurs fades, diluées, sauf la peau des mains noire, terrible ; il a alors en tête le tableau des parents d’Otto Dix, où ils sont de face, les mains posées sur les genoux ; et il a lu – j’en fais le pari – ces paroles d’Otto Dix qui ne mâchait pas ses mots, évoquant le sentiment dégradant de partir en miettes et jurant que « la vieillesse c’est de la merde ».

En 2020, à dix mètres de là, on découvre Printemps au lac de Black Mountain, les mêmes personnages, le même fond. Le regard ne se porte plus sur le visage ni les mains – encore que – mais sur les jambes, démesurées, couvertes de bas nylon qui sont des bas de contention et des collages, puisque Baselitz ne cesse de recycler et d’inventer. Et puis, son travail au vaporisateur crée un effet de voile qui pousse les corps vers l’effacement.

Tout ceci n’empêche pas la rétrospective de finir en fanfare. Aussi bien Un tableau blanc avec le canapé d’Otto, que Ah rose Ah rose ou ce prodigieux Wagon-lit au lit en fer, violet acide, le corps de sa femme sur un lit d’hôpital, qui donne l’impression d’une scintigraphie, d’un squelette néanmoins ô combien vivant.

Baselitz déborde de vitalité. Toutes ces toiles, il les peint, bien sûr, à l’envers. Ça n’aurait pas plus de sens de les peindre à l’endroit pour ensuite les retourner que, pour nous, de les accrocher à l’envers de sorte qu’elles paraissent à l’endroit. Il les pose sur le sol, s’allonge sur une espèce d’estrade au-dessus et les travaille en quelque sorte à l’aveugle sans vue d’ensemble, sans savoir précisément ce qui adviendra – sinon, pourquoi peindre ? – mais sachant, bien sûr, dans les grandes lignes ce qu’il adviendrait. Et, quoiqu’il en soit, il aura imposé une œuvre qui révoque ou renouvelle la question du beau en art.

On ne s’en lasse pas. On en redemanderait. Déjà fini ? Il nous reste la liberté de parcourir la rétrospective à l’envers, en accéléré, le temps de s’arrêter devant les toiles qu’on a préférées, selon le principe d’anthologie personnelle qui doit présider à la visite des musées, avant de revenir devant Un tableau blanc avec le canapé d’Otto. On sort par la droite, à regret, on aimerait s’asseoir sur le canapé, on a l’âge requis, mais comment faire ? Baselitz partageait ce constat : « Les tableaux ne mordent pas, ils ne mordent pas le mollet comme le fait le chien. Mais ils font quand même quelque chose : ils peuvent nous faire tourner la tête ».

À la librairie, un livre retient mon attention. C’est mon côté fleur bleue. Georg Baselitz photographied by Elke Baselitz est un formidable hommage à l’amour d’un couple, à sa longévité. Il a paru en février 2021. Les photographies de l’atelier donnent une idée concrète du chantier qui préside à l’exercice de l’art. Sur la couverture, Baseliz est de dos, marchant dans une rue d’Impéria, sur la côte ligure, où ils habitent six mois par an depuis vingt ans. Elke formule le vœu que ce livre « transmette quelque chose de notre merveilleuse joie de vivre en Italie ». Rien à ajouter.

« Baselitz – La rétrospective », Centre Pompidou, jusqu’au 7 mars 2022.


Bernard Chambaz

Écrivain, Poète