Société

(Im)mobilités pandémiques

Sociologue

La pandémie de Covid-19 a profondément transformé les mobilités, d’abord en mettant un coup d’arrêt brutal à un certain nombre de flux de biens ou de personnes, mais aussi par ses effets sur les capacités différenciées de mobilité, en renforçant par exemple la suspicion vis-à-vis des travailleurs mobiles, des demandeurs d’asile et des réfugiés. Ce ne sont ainsi pas seulement nos manières de nous déplacer qui ont été affectées, mais plus largement les représentations que nous associons à la liberté individuelle de circulation et à la valeur intrinsèque de certains déplacements.

Lorsque le SARS-CoV-2 a déferlé sur le monde en 2020, prenant de vitesse la capacité des systèmes de santé publique à le contenir, de nombreuses mobilités humaines quotidiennes ont été brutalement interrompues, tandis que d’autres se sont vues radicalement réorganisées. Les mobilités virales ont non seulement perturbé les mobilités humaines, mais elles ont également renforcé les inégalités en matière de mobilité et d’immobilité. Lorsque des millions de personnes ont été mises au chômage, nous avons soudain tous pris conscience de ce que les sociétés modernes reposent sur le mouvement constant mais inégal.

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Le présent texte reprend l’introduction coécrite avec Peter Adey, Kevin Hannam et David Tyfield d’un numéro spécial de la revue Mobilities. Les parenthèses dans le titre « (Im)mobilités » servent à signaler l’enchevêtrement de ces deux notions ainsi que de leurs échelles. Nous avions invité des contributeurs de premier plan dans le domaine des études sur la mobilité à participer à ce numéro spécial, dont Tim Cresswell, Malene Freudendal-Pedersen, Sven Kesselring et Noel Salazar, afin d’aborder les nombreuses questions soulevées par la pandémie en relation avec le sujet des mobilités. Nous estimions que l’étude critique des mobilités est essentielle pour penser la pandémie. Cette étude critique s’étend du microscopique – la mobilité virale embarquée dans notre corps en mouvement – à l’échelle macro – les mobilités planétaires à l’ère de l’Anthropocène.

La perturbation de la mobilité

Confrontées à la pandémie, les pratiques sociales ordinaires ont été perturbées. De nombreuses personnes – à l’exception des travailleurs dits essentiels – ont dû cesser de quitter leur domicile pour se rendre sur leur lieu de travail, tandis que beaucoup d’autres ont dû retourner dans leur village rural ou leur lointain pays d’origine. Les enfants sont restés à la maison au lieu d’aller à l’école et, pour beaucoup, ont eu des difficultés à suivre l’enseignement à distance. De nombreuses entreprises ont fermé leurs portes ou ont dû réorganiser leurs processus de travail. Les avions ont cessé de voler. Les aéroports se sont d’abord vidés, avant de se remplir momentanément de personnes rentrant précipitamment chez elles. Les bateaux de croisière ont été refoulés des ports tandis que les frontières se fermaient. Les usines ont cessé de fabriquer des produits non essentiels, et le transport mondial des marchandises s’est brièvement ralenti. Des mesures de distanciation physique et l’interdiction de voyager ont peu à peu été imposés dans le monde entier, et ceux qui avaient le privilège de pouvoir regagner un domicile sûr et sécurisé se sont retrouvés confinés et confrontés à la nécessité de devoir réorganiser tous les aspects de leur vie professionnelle et personnelle.

Or, pour un très grand nombre de personnes, la perturbation de la vie, les conséquences économiques et les risques sanitaires (du fait de devoir continuer de se déplacer et d’interagir socialement ou, au contraire, de s’immobiliser en se confinant) ont été bien plus marqués, remettant en question la viabilité même de la reproduction sociale. Lorsque le gouvernement indien a fermé les villes pendant la pandémie, par exemple, des millions de personnes ont été contraintes de retourner dans leurs villages, souvent en parcourant des centaines de kilomètres à pied, transportant possiblement le virus avec elles, mais sans aucun autre moyen de transport. Cette vaste expulsion de personnes vivant dans des habitations de fortune est-elle un signe avant-coureur de ce qui pourrait advenir suite au changement climatique, notamment dans les mégapoles ? Ces dernières étant à la fois des pôles d’attraction pour un grand nombre de personnes qui se retrouvent à vivre dans des conditions précaires et des systèmes qui organisent la mobilité des populations.

Le ralentissement mondial dû à la pandémie s’est accompagné de la mise en place de nouveaux modèles et types de mobilités, conséquence du fait que les travailleurs essentiels devaient continuer de se rendre sur leur lieu de travail, que les rues étaient ouvertes aux cyclistes et aux piétons, qu’il a fallu organiser des évacuations et des rapatriements de voyageurs depuis l’étranger, et qu’il était nécessaire de mettre en œuvre de nouveaux processus logistiques pour remplir les rayonnages des magasins d’alimentation. On a pu également constater l’expansion rapide des services de livraison à domicile, d’enseignement en ligne et de télémédecine, ainsi que la mise en place d’adaptations afin que survive l’économie informelle dans des villes tentaculaires.

Au cœur de beaucoup de ces transformations se trouvent des systèmes entrecroisés complexes de mobilités ainsi que des « amarres », qui vont des déplacements quotidiens des ménages jusqu’aux mobilités transnationales des navires, des avions et des voyageurs, à la mobilité planétaire des virus et des systèmes écologiques. En 2017, dans un dossier spécial, publié dans la revue Transfers, consacré aux « Mobilities in a Dangerous World », je notais que « les mobilités dangereuses sont en quelque sorte performatives dans la mesure où elles provoquent d’autres phénomènes. Les espèces invasives se répandent dans le monde entier, affectant des écosystèmes dans leur ensemble, les risques d’origine humaine se répercutent et donnent des catastrophes en série, les maladies se propagent via des vecteurs mobiles. »

La recherche critique sur les mobilités est cruciale pour analyser les effets de la pandémie de SARS CoV-2, pour penser la restructuration des relations socio-spatiales et des régimes de mobilité, et comprendre, à l’issue de la pandémie, les définitions changeantes et controversées des notions de risque, de sécurité et de liberté. Dans le cadre de la recherche sur les mobilités, il s’agit de nous concentrer plus particulièrement sur la manière dont les différentes capacités de mobilité – qui peut voyager, où, quand et comment ? – sont le reflet des structures et des hiérarchies de pouvoir. Analyser ces systèmes du point de vue des mobilités, c’est mettre l’accent sur leurs dynamiques, c’est montrer que ces structures et hiérarchies dominantes sont elles-mêmes actives et n’ont rien de figé. En effet, elles ne cessent d’évoluer, parfois rapidement et, dans certains cas et certains lieux, de façon spectaculaire.

L’interrogation qui suit est aussi brûlante qu’incertaine : le virus pourrait-il être le coup de pouce dont nous avons besoin pour mettre véritablement en œuvre la transition vers une économie à faible émission de carbone, transition nécessaire, selon les scientifiques, si nous voulons mettre fin à l’urgence climatique mondiale ? Ou n’est-il qu’une immense et terrible distraction, voire une entrave de plus pour la mise en œuvre de cette même transition ?

Les mobilités virales

Les anthropologues des mobilités étudient différents « régimes de mobilité » interconnectés, régimes dans lesquels les mouvements de certaines personnes sont normalisés tandis que ceux d’autres individus sont criminalisés, comme le notent Salazar et Schiller. Parmi les chercheurs qui se consacrent à la question des mobilités, nous avons des géographes, comme Pete Adey, Peter Merriman et Tim Cresswell (qui, à travers la notion de « constellations de mobilité », étudient les combinaisons de significations, de mouvements et de pratiques incarnées) ; des spécialiste de la communication, comme Adriana De Souza e Silva (laquelle a développé l’idée de « lieu hybride » pour rendre compte de la combinaison de nos mobilités numériques et physiques) ; des architectes et des designers comme Ole B. Jensen (dont les travaux portent sur le design et la « mise en scène des mobilités ») ; et bien d’autres disciplines encore qui étudient les mobilités plus spécifiquement dans le domaine des objets, des lieux, des villes, des infrastructures, de la nature, etc.

Cette intersection de pratiques, d’espaces et de sujets mobiles peut désormais se décrire à l’aide d’une ontologie mobile. Selon celle-ci, les entités, les sujets, les espaces et les mondes résultent de mobilités complexes qui interagissent à différentes échelles. Thomas Nail a proposé d’appeler l’ère actuelle le « Kinocène », et son concept de « Kinopolitique » permet de décrire la manière dont les mobilités sous-tendent le politique, et ainsi de comprendre la politique du mouvement. Une politique de la mobilité est toujours, à tout instant, à l’œuvre.

La perturbation des mobilités provoquée par l’actuelle pandémie n’est pas véritablement un sujet nouveau pour les chercheurs en mobilité. En 2005, déjà, pour un numéro de la revue Environment and Planning A que je codirigeais avec John Urry, nous avions publié un article de John Law (un partisan de la théorie de l’acteur-réseau) consacré aux mobilités perturbées dans le contexte de la lutte contre la « fièvre aphteuse » au Royaume-Uni, une maladie qui touchait les animaux, mais qui a eu des répercussions bien plus large. En 2014, dans The Routledge Handbook of Mobilities, nous avions inclus un chapitre de Roger Keil sur les mobilités liées aux maladies. Keil traitait du SRAS, de la tuberculose et du VIH/SIDA dans le contexte des mobilités mondiales. Selon lui, « la santé est désormais un domaine dans lequel nous avons dû apprendre à vivre avec l’insécurité au sein d’un monde de plus en plus mobile. La mobilité mondiale accrue est la cause la plus immédiatement plausible de l’augmentation des insécurités sanitaires, les frontières étant de plus en plus perforées par les voyages aériens accélérés de notre époque. »

Keil décrit comment ces frontières perforées ont exposé des localités à des épidémies potentiellement dévastatrices, au moment même où les systèmes de santé publique locaux étaient décimés par les réformes néolibérales et où les prestations de services de santé se trouvaient davantage orientées par le marché. Selon cet auteur, dans les villes mondialisées de notre époque et leurs diasporas, les différentes populations sont à la fois des agents et des victimes des flux internationaux de pathogènes, mais aussi la cible de nouvelles racialisation. C’est précisément ce à quoi nous expose le Covid-19. Nous assistons, nous dit Keil, à la réalité historique qui veut que l’on traite perpétuellement les « malades comme des corps étrangers [et ce] à travers une représentation souvent racialisée et fantasmagorique qui traite le corps malade d’un individu comme une menace intrusive pour le corps national supposé sain ». Ainsi, le corps malade et le corps mobile apparaissent comme ne faisant qu’un.

Il va sans dire que le Covid-19 a fait prendre conscience du caractère dangereux de toute proximité avec des corps mobiles, amplifiant non seulement la suspicion déjà bien enracinée envers les travailleurs mobiles, les demandeurs d’asile et les réfugiés, mais aussi leur racialisation. Aux États-Unis, face à la pandémie, la réaction immédiate de Donald Trump, alors président, a été de diaboliser ce qu’il appelait « the China virus », de fermer les frontières et de considérer la menace comme venant de l’extérieur, alors qu’elle se trouvait déjà à l’intérieur du pays. Les voyageurs américains qui revenaient chez eux, au moment même où les frontières américaines se fermaient, ont afflué dans les aéroports du pays, notamment en provenance d’Europe, emmenant le virus avec eux. Les États-Unis ont connu l’une des épidémies de Covid-19 les plus dévastatrices au monde, avec plus de 540 000 décès et près de 30 millions de personnes infectées au moment où nous écrivons ces lignes[1].

Le droit de circuler est toujours une question de vie ou de mort, mais plus encore lorsque les mobilités d’un groupe sont perçues comme une menace pour la biosécurité d’un autre groupe. Comme l’affirment Sandro Mezzandro et Maurice Stierl, pendant la pandémie, « les migrants incarnent de la manière la plus cruelle les contradictions et les tensions qui entourent la liberté de circulation et sa remise en cause à l’heure actuelle. Il n’est pas surprenant que dans le climat actuel, les migrants tendent à devenir l’une des premières cibles des mesures les plus restrictives ».

La gestion de la mobilité fondée sur la création de frontières par les États a toujours consisté en un exercice de tracé des frontières raciales, de contrôle des mobilités racialisées, d’encouragement à la migration de certains groupes et pas d’autres. À Singapour, par exemple, il a fallu protéger la population singapourienne résidente contre la population de travailleurs migrants, lorsque des épidémies ont éclaté dans les lieux d’habitation de ces derniers, comme le montrent Weiqiang Lin et Brenda Yeoh, notamment dans leur article publié dans le numéro spécial de la revue Mobilities.

De nombreux pays ont fermé leurs frontières pour empêcher le coronavirus d’entrer alors qu’il circulait déjà largement sur leur territoire. Comme l’écrit Charles Heller, toujours dans ce numéro spécial, « la “guerre contre le virus” est utilisée pour justifier la “guerre contre les migrants” » qui sévissait déjà. Heller préconise la réouverture des frontières, la pandémie rendant encore plus urgente la nécessité pour les migrants de se déplacer de manière sûre et légale, pour protéger non seulement leur santé mais celle aussi des communautés qu’ils cherchent à rejoindre. Dans le contexte de l’urgence climatique, cette question fait partie du débat politique plus large sur les migrations futures. Quels effets aura le changement climatique sur la protection humanitaire et les droits de ceux qui ont besoin de se déplacer par-delà les frontières ?

Les mobilités climatiques

Le risque de voir surgir de nouvelles maladies est considéré comme l’une des conséquences du changement climatique : les pathogènes circulent différemment et empruntent de nouveaux itinéraires. Certains y voient alors une raison supplémentaire de rejeter la consommation extravagante de combustibles fossiles. La pandémie a participé à faire prendre conscience du problème fondamental qu’est le changement climatique et de la nécessité d’arrêter le défrichage de nouveaux territoires pour leurs ressources, que ce soit en Amazonie, dans l’Arctique ou ailleurs. Le capitalisme décime des écosystèmes et rend l’humanité plus vulnérable encore aux épidémies de zoonoses.

Pendant la pandémie, nous avons vu les effets d’un ralentissement mondial de la circulation automobile, d’une baisse de la consommation en combustibles fossiles ainsi que de l’effondrement du prix du pétrole. L’arrêt des transports de marchandises, de la production et des voyages internationaux a fait chuter la demande en carburant. Pour de nombreux responsables politiques, ce vide spectaculaire dans les rues des villes préfigure un monde dans lequel le système de l’« automobilité » ne serait plus dominant et dans lequel nous en aurions fini avec la dépendance aux combustibles fossiles ; la voie serait alors ouverte à la marche à pied, au vélo et à des transports en commun plus rapides. Dans de nombreuses villes d’Europe, d’Amérique latine (on pense à l’expansion du réseau de ciclovías à Bogota et à la construction de nombreuses nouvelles pistes cyclables à Mexico) et même des États-Unis, de nouvelles pistes cyclables ont été construites pour répondre à la réduction du trafic automobile.

Les journaux télévisés nous ont montré des images d’aéroports vides et d’avions cloués au sol. Ce qui soulève une autre question : si les compagnies aériennes font faillite, si le transport routier est fortement réduit, si les consommateurs cessent d’acheter de nouvelles voitures, cela donnera-t-il le coup d’envoi pour la transition énergétique ? Ou bien, en cherchant à se rétablir et à sortir de ce choc de la mobilité, les pays retourneront-ils en réalité à l’économie du passé, caractérisée par une forte mobilité, une forte consommation d’énergie et de fortes émissions carbone ? Comment pouvons-nous amorcer la transition urgente vers des émissions faibles de carbone, une transition qui devra se fonder sur des formes d’échanges locaux plus solides, vivaces et circulaires ?

Il existe une manifestation étrange de l’inégalité des mobilités : le fait que les États-Unis comptent sur les travailleurs migrants pour effectuer 50 à 75 % du travail agricole et de transformation des aliments. Le virus a contribué à remettre en question notre système d’agriculture industrielle et son rapport aux frontières et à la migration. Les travailleurs migrants agricoles ont été qualifiés de travailleurs essentiels, et pourtant ils ont peu accès aux soins de santé, ne bénéficient pas de congés maladie ni de mesures d’aide financière. Les 11 millions de sans-papiers qui vivent aux États-Unis courent un risque élevé de contracter le Covid.

Alors que le confinement a eu pour effet de réduire la pollution atmosphérique due aux voitures, au moment du déconfinement, ce sont les transports publics qui ont semblé le plus durement touchés par les mesures de précaution et les inquiétudes liées au Covid-19, les gens privilégiant les déplacements dans leur voiture, considérée comme une bulle de protection, une sorte de carcoon (« car » + « cocoon », ou cocon). Les collectivités ont mis en place des centres de dépistage en « drive-in », souvent sur des parkings ou d’autres infrastructures en partie abandonnés par les conducteurs. Alors que la tendance semblait aller jusqu’alors dans le sens de modes de déplacement plus durables, on a assisté à une augmentation des ventes de voitures d’occasion. Nous assistons donc aujourd’hui non seulement à une revalorisation de la voiture en tant que mode de transport individuel et sécurisant d’un point de vue sanitaire, mais aussi à la multiplication des services de type « drive-in ».

Si certains considèrent que ce n’est pas le moment pour se préoccuper du changement climatique, étant donné que l’urgence sanitaire exige une réaction immédiate et en raison de la récession économique qui risque de s’ensuivre, d’autres estiment au contraire que la pandémie et le changement climatique sont intimement liés. Il est possible que les solutions apportées à l’un servent de modèle pour la recherche de solutions pour l’autre. De plus, notre incapacité à endiguer la pandémie pourrait préfigurer l’échec futur des gouvernements à conduire le changement, mais aussi un autre échec encore dans le cas où nous ne serions pas capables de tirer des leçons des échecs passés. Tant la pandémie que le changement climatique constituent des problèmes complexes de mobilité et nous rappellent que le monde est interconnecté et que l’isolement total est impossible. Les humains et la nature sont intrinsèquement liés.

Les partisans du Green New Deal aux États-Unis, ou du Green Deal en Europe, prônent une transformation en profondeur de nos infrastructures énergétiques, de nos logements et de nos systèmes de transport par le biais d’investissements publics dans les énergies renouvelables, la performance énergétique, les transports à faible émission de carbone, etc. Nombreux sont ceux qui pensent que les perturbations économiques considérables provoquées par le coronavirus sont l’occasion pour nous de lancer ces transformations, et ce via des mesures de relance d’envergure. Ces mesures de relance, selon ces mêmes personnes, pourraient non seulement aider nos économies à sortir de la profonde récession induite par la pandémie, mais aussi contribuer à la construction de communautés plus résilientes, solidaires, équitables.

La théorie critique de la mobilité est cruciale dans le cadre de ce projet d’envergure, car depuis plus de vingt ans, les chercheurs en mobilité se consacrent à l’étude de la transition énergétique, des inégalités en matière de mobilité et du rôle des pratiques sociales quotidiennes dans tout changement systémique complexe. Il va de soi que de nouveaux types de mobilités s’imposeront aux communautés qui s’inscrivent dans des logiques de développement durable : non seulement s’agissant des déplacements des personnes et du transport des marchandises, mais aussi des récits en matière de mobilité et d’habitation sur lesquels reposent et s’organisent les pratiques quotidiennes. Changer notre façon de se mouvoir sera crucial dans le monde post-Covid, et s’assurer que nous le faisons d’une manière socialement juste et équitable sera crucial pour l’avenir du monde.

Qui se déplace et qui ne se déplace pas ? Qui est obligé de le faire et qui ne l’est pas ? Quand et où ? Qui peut choisir quand et comment ? Toutes ces questions d’immobilités imbriquées doivent devenir des sujets politiques centraux de l’ère post-pandémique.

Les mobilités numériques

Ces considérations prennent une autre dimension encore lorsque l’on reporte notre attention sur une autre dynamique clé qui se situe, elle, au niveau macro, et concerne l’immobilité et la pandémie. Il s’agit de l’ascension accélérée des mobilités numériques (qui s’intègrent de plus en plus harmonieusement aux mobilités physiques) et de leur essor qualitatif. Nous avons assisté au déploiement des systèmes en ligne, de la télémédecine, de l’enseignement à distance, etc. De nombreuses personnes sont en mesure de travailler depuis leur domicile grâce à leur équipement numérique ; incontestablement, ces personnes occupent une position de privilège relatif. Quoi qu’il en soit, l’étude des mobilités numériques a pour ambition d’analyser la montée précipitée du télétravail et les multiples défis et questions non résolues que ce mode de travail pose à de nombreuses échelles.

L’avenir des centres urbains et des différentes formes d’urbanité, par exemple, semble sérieusement remis en question par l’essor du télétravail rendu possible par le numérique, essor marqué par la fin du bureau physique dans l’entreprise, de la journée de travail typique (de 9h à 17h), du trajet aller-retour domicile-travail et des heures de pointe. La prise en charge des enfants et des personnes âgées dépendantes requiert également une recomposition des structures familiales, les femmes étant plus particulièrement mises à contribution pour conjuguer cette prise en charge avec leur activité professionnelle.

Le Covid a en effet mis en évidence et accentué la disparité des mobilités entre hommes et femmes, notamment du fait qu’en l’absence de crèches, d’aide à domicile et face à des écoles fermées, ce sont souvent les mères qui, à la maison, prennent en charge le travail reproductif en plus de leur travail productif, ainsi que les tâches impliquant des déplacements divers et variés (courses, travaux communautaires, trajet de et vers l’école lorsque celle-ci est ouverte, etc.). La vulnérabilité des femmes s’agissant des mobilités s’est donc accrue du fait de la complexité et du risque des déplacements nécessaires pour accomplir ces charges croissantes.

Qu’en est-il, enfin, du tourisme et de sa fin possible ? L’inquiétude sanitaire (en attendant que la couverture vaccinale soit maximale), la baisse du pouvoir d’achat, la restructuration des compagnies aériennes, des vols moins fréquents et l’augmentation du coût des voyages sont autant de facteurs qui contribuent à la baisse du tourisme, voire à la fin de l’ère des vacances longue distance et bon marché. Nous sommes passés, quasiment du jour au lendemain, d’une situation inquiétante de sur-tourisme à une situation tout aussi inquiétante d’absence de tourisme ; il est à espérer que cette dernière situation débouchera sur des leçons utiles pour l’industrie du tourisme dans le contexte du changement climatique.

Il est possible que l’ensemble de l’activité touristique – ses significations, pratiques, lieux , genres et styles – soit en train de connaître le type de changement générationnel et historique qui ne se produit que lorsque de nombreuses pratiques technologiques, sociales, culturelles, économiques et gouvernementales interconnectées sont amenées à changer de manière interdépendante. Nous pourrions également analyser le problème de la reprise du tourisme en relation avec les notions de capitalisme du désastre et de tourisme noir, ainsi qu’avec la conception plus large du tourisme en tant que forme d’économie extractive fondée sur des mobilités inégales et la consommation de main-d’œuvre, de ressources naturelles ou d’espaces de jeu.

La crise du tourisme pose également de manière brutale des questions complexes liées aux libertés individuelles. Qui, en effet, décide du caractère essentiel d’une mobilité, de la valeur d’un déplacement et si un trajet qui a de la valeur mais qui n’est pas essentiel reste possible ? Dès lors que l’État dispose de trop de pouvoir pour décider de ce qui est considéré ou non comme une « mobilité essentielle », on court le risque de créer des conditions dans lesquelles la mobilité n’est autorisée que pour ce qui est jugé essentiel à la vie de la collectivité, selon l’interprétation de l’État.

Les victimes évidentes de cette situation sont précisément les mobilités liées aux loisirs, facilement rejetées comme frivoles, éventuellement nuisibles, voire égoïstes, et associées aux urgences systémiques de l’Anthropocène. On constate, à ce titre, le phénomène du « flight shaming » et le développement d’autres efforts visant à mettre fin à ce genre de tourisme. Une telle évolution remettrait radicalement en cause une grande partie de ce que l’on considère actuellement comme ayant de une valeur éthique, esthétique ou épistémique – par exemple la dynamique cosmopolite de la connaissance d’autres cultures, mais aussi la valeur intrinsèque de la mobilité et de la liberté individuelle de mouvement.

Lorsqu’elle est confrontée à un confinement dont on ne connaît pas la durée, la valeur de la mobilité pour elle-même et pour d’autres raisons semble trouver une nouvelle urgence qui en révèle l’importance quasi paradoxale. Le Covid-19 a porté à un nouveau degré d’intensité les questions de la valeur en soi, et de la place de la mobilité et de l’immobilité dans ces visions. Selon David Tyfield, le gouvernement des problèmes liés aux systèmes complexes de ce type est susceptible de se reproduire fréquemment dans l’Anthropocène, et il se pourrait que la pandémie soit la première véritable rencontre de l’humanité avec une nouvelle politique qui remet en question de manière essentielle la liberté, et donc la redéfinit profondément.

On retrouve ces préoccupations dans les conflits qui ont lieu dans les régions rurales des États-Unis autour des libertés individuelles. Le droit de circuler et le refus de porter des masques sont symptomatiques de cette crise autour de la question politique de ce qui définit la liberté, et plus précisément la liberté de circulation : qui la détermine ? Comment définissons-nous le bien collectif ? En résumé, le Covid-19 a révélé, concernant la maximisation de la liberté, des tensions profondes et insolubles entre l’échelle de l’individu et celle des systèmes, les deux échelles accordant de la valeur à la liberté pour des raisons différentes. Au sein de ce maelström de connaissances, nous ne pouvons que constater l’existence de visions divergentes quant à l’avenir de la mobilité.

Traduit de l’anglais par Hélène Borraz.


[1] NDLR : Au moment de la publication de l’article, on recense aux États-Unis environ 47 millions de personnes infectées et près de 800 000 décès liés au coronavirus depuis le début de l’épidémie.

Mimi Sheller

Sociologue, Doyenne de la Global School du Worcester Polytechnic Institute

Mots-clés

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Par

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Notes

[1] NDLR : Au moment de la publication de l’article, on recense aux États-Unis environ 47 millions de personnes infectées et près de 800 000 décès liés au coronavirus depuis le début de l’épidémie.