Numérique

Tyrannies de la copie

Sociologue

L’impératif de restitution des œuvres extorquées en période de colonisation qui anime le monde muséal européen suscite la controverse ; et néglige l’existence digitale de ces mêmes pièces. Que restituer ? À l’ère des « Non Fungible Tokens » expérimentés par plusieurs grandes institutions, les contours de ce qui « fait œuvre » sont redessinés. Mais il serait naïf de penser que la copie, promesse d’une consommation de l’art à grande échelle et sans contrainte, ait tant de vertus démocratiques.

Une première copie

Le musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg a récemment produit ses premiers NFTs. Les « Non Fungible Tokens » sont des êtres propres au monde digital, portés par les promesses de certification et d’anonymat de la blockchain, et qui ont principalement servi à garantir à des œuvres produites en ligne un mode d’existence jusqu’alors réservé aux tableaux, sculptures et autres classiques de nos musées et galeries. Autrement dit, à projeter de la propriété sur des fichiers numériques.

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Par rapport à ces considérations de protection de la création, l’Ermitage, qui possède déjà quelques chefs d’œuvres en propriété, a fait un usage détourné des NFTs en copiant et en certifiant. Cinq des tableaux majeurs du musée – La Vierge à l’enfant de Léonard de Vinci, Lilac Bush de Vincent van Gogh, le Coin du jardin de Montgeron de Claude Monet, Composition VI de Wassily Kandinsky et Judith de Giorgione – ont été reproduits en très haute résolution et chacun a été signé par Mikhail Borisovich Piotrovsky, le directeur du musée, et accompagné d’une vidéo documentant le geste de la signature, avec un horodatage qui donne le sens de la performance de l’opération.

Une chronologie, dont on ne saura pas si elle fut le fruit des hasards des négociations sur les scènes diplomatiques et marchandes, a fait presque coïncider cette vente inédite avec la seconde grosse sortie des œuvres de la collection impressionniste du musée : la présentation des œuvres des marchands moscovites Mikhaïl et Ivan Morozov à la fondation LVMH. Une première présentation de cette collection acquise lors de la nationalisation des œuvres dans les années suivant immédiatement la révolution de 1917 avait été organisée, déjà, par la fondation LVMH en 2016, lorsque les pièces de Chtchoukine avaient été montrées.

À l’époque, c’était la première grande sortie d’œuvres dont l’acquisition avait été contestée par les membres de la famille et dont une sortie du territoire de la fédération de Russie rendai


[1] Ce rapport a fait l’objet d’une publication co-éditée par Philippe Rey et Le Seuil.

[2] « Response to the Sarr-Savoy Report. Statement on Intellectual Property Rights and Open Access relevant to the digitization and restitution of African Cultural Heritage and associated materials »

[3] « State Hermitage Museum NFTs Available on Binance NFT », NFT News Wire

[4] Ibid.

[5] Publié en français aux éditions La Découverte, dans une traduction de Michel Authier, sous le titre La révolution de l’imprimé. Dans l’Europe des premiers temps modernes, 1991.

Vincent Antonin Lépinay

Sociologue, Enseignant-chercheur au Médialab de Sciences Po.

Notes

[1] Ce rapport a fait l’objet d’une publication co-éditée par Philippe Rey et Le Seuil.

[2] « Response to the Sarr-Savoy Report. Statement on Intellectual Property Rights and Open Access relevant to the digitization and restitution of African Cultural Heritage and associated materials »

[3] « State Hermitage Museum NFTs Available on Binance NFT », NFT News Wire

[4] Ibid.

[5] Publié en français aux éditions La Découverte, dans une traduction de Michel Authier, sous le titre La révolution de l’imprimé. Dans l’Europe des premiers temps modernes, 1991.