Littérature

Les effets de vérité de Jean Meckert – sur La Ville de plomb

Écrivain

La réédition de La Ville de plomb, initialement paru en 1949, est l’occasion de revenir sur un auteur majeur longtemps oublié des libraires : Jean Meckert, plus connu sous le nom de Jean Amila pour ses romans noirs. Ici deux copains deviennent adultes dans le Paris populaire de l’après-guerre ; l’un d’eux s’essaye à l’écriture, un roman dans le roman s’installe, et provoque de fait un métadiscours qui permet de mieux cerner le rapport à l’écriture et à la vérité qui sous-tend toute l’œuvre de Meckert, et sa manière si singulière de raconter, au mépris des codes du roman bourgeois.

Il y a décidément un mystère Jean Meckert (1910-1995). Ce mystère tient en peu de mots qui ne le percent en rien : la phrase semble carburer à l’ordinaire de la vie la plus commune, et pourtant et indéniablement elle nous précipite d’entrée de jeu dans le dur de l’existence, le plus concret et le plus matériel.

Le phénomène est d’autant plus mystérieux qu’il semble aussi nu que la réalité crue qui s’exprime ici avec une étrange immédiateté. De l’auteur au lecteur, tout se passe comme si l’écriture n’imposait aucun filtre, aucun prisme – au point que, sans comparer en rien leurs styles respectifs et moins encore leurs engagements politiques antagonistes, on ne peut devant certaines pages que songer à une métaphore célèbre de Louis-Ferdinand Céline, que le jeune Meckert encore ouvrier et déjà grand lecteur avait admiré avant-guerre : écrire, disait l’auteur de Mort à crédit pour évoquer le « travail du styliste », ce n’est certes pas enjoliver la phrase, mais la tordre comme il faudrait tordre une canne avant de la plonger dans l’eau pour qu’elle paraisse droite malgré la réfraction (de l’eau pour la canne, de la page pour la phrase).

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Ce qui est sûr, c’est que, sans la moindre esbroufe, l’œuvre de Meckert subsume par tous les bouts la qualification populiste ou populaire qu’on lui accole parfois en raison de son matériau puisant volontiers dans le Paris populaire de la première moitié du XXe siècle. Les dix livres parus sous son nom s’affirment avec le recul comme une œuvre majeure du XXe siècle, serait-elle écrite à ras-du-social par un ancien manœuvre qui assumait de publier pour payer son loyer, sainte horreur – il est grand temps d’en prendre la mesure et de chercher du même geste à comprendre comment il est possible que cet écrivain si intense ait pu être mis sur la touche par les éditions Gallimard malgré le soutien initial de Gide et Queneau, puis oublié quarante ans durant alors même qu’il connaissait un succès certain dans la Série noire à laquelle il a donné une vingtaine de polars sous le pseudonyme de Jean Amila (citons Jusqu’à plus soif, Noces de soufre ou La Lune d’Omaha parmi ceux qui ont été adaptés au cinéma ou à la télévision).

Sorti de l’oubli peu avant sa mort par Jean-Jacques Pauvert, qui l’a réédité en 1993 au Terrain vague, le premier livre de Meckert, qui reste son chef d’œuvre, Les Coups (1942), fait désormais figure de classique dans la collection Folio. Mais que ce soit dans les huit rééditions orchestrées par Joëlle Losfeld depuis 2000 ou dans les inédits qu’ont publiés ces dernières années les éditions Joseph K (dont Abîmes, recueil de trois contes soigneusement calligraphiés sur un cahier d’écolier dans les années 1930 où tout était déjà là, latent, et Comme un écho errant, roman autobiographique refusé par les éditions Gallimard en 1986), la même alchimie s’affirme de livre en livre, qui tout à la fois évolue, s’éloignant de son ancrage autobiographique, et demeure telle qu’elle a surgi dans les Coups pour mieux y cerner le tragique dans un effort constant et affirmé de sincérité.

C’est au nom imprécis de cette sincérité que les mots visent à la plus grande précision pour dire une expérience qui se garde des influences de la bibliothèque ou des inspirations piochées ailleurs, même lorsqu’il s’agit de raviver l’exultation amoureuse pour en témoigner à son tour, à la modeste échelle d’un personnage qu’il serait grotesque de faire parler comme les héros romantiques mais qui n’en est pas moins sensible aux mêmes mouvements profonds : « Amoureux j’étais, comme je n’avais jamais été, comme une prière murmurante, un veloutis d’orgue, un baume à la coco, ça venait s’abattre sur moi, ça m’empoignait par les profondeurs. Ça mêlait des douceurs à tout ce que je pensais, ça sonnait un creux de cathédrale, une angoisse d’infini », lit-on dans Les Coups.

C’est dès lors d’une manière d’autant plus saisissante qu’en d’autres pages on touche le plancher des lettres, ou encore, que la phrase touche le fond, une fois l’exaltation retombée en mare aux pieds boueux des amants fracassés : ce fond de vérité sous les eaux du langage courant qu’ignorent ceux qui savent nager ou qui sont nés greffés de solides bouées et n’ont jamais perdu pied, ce fond de vérité qui permet pourtant de rebondir en connaissance de cause et qui est, peut-être, la raison d’être de la littérature dans son rapport existentiel au tragique – si l’on veut bien admettre que le sentiment du tragique n’est hélas en rien l’apanage de ceux qui savent ou, plus exactement, qui croient savoir (se) le représenter, et le plus souvent préfèrent s’en tenir à la reconduction de ce qui en a déjà été dit.

Dans leur lutte avec « la muraille des mots », ceux des autres autant que les leurs qui sont toujours des marqueurs sociaux comme peuvent l’être les vêtements ou les maisons, les principaux personnages de Meckert sont le plus souvent de ceux qui ne savent pas s’exprimer mais n’en pensent pas moins. Ils sont incapables de le démontrer, mais ils savent que, fondamentalement, ils pensent au moins aussi justement que d’autres qui, certes, maîtrisent mieux la parole, mais n’en sont pas moins pris dans les méandres d’une pensée qui ne leur appartient pas, une pensée commune et dès lors « vulgaire », dit-il : une pensée qui se trame d’idées toutes faites, de ces représentations héritées qui une fois maîtrisées vous donnent l’aisance des gens persuadés d’être préservés du pire par la qualité des habits qu’ils portent.

S’il est un point notable dans l’œuvre publiée sous le nom de Meckert, au fond, c’est bien cela : tous les personnages s’y définissent avant tout par le rapport qu’ils entretiennent avec la parole, la leur et celle des autres, et donc avec la langue, et dès lors le rapport qui est le leur, sinon à l’insaisissable vérité, du moins à une sincérité qui témoigne du désir de parler vrai – et jamais autant que dans la conversation amoureuse mais aussi bien, évidemment, sur la page.

L’enjeu est fondamentalement politique : tout le travail des narrateurs de Meckert est de parvenir par l’écriture, à défaut hélas d’y arriver dans la vie, à restituer une indicible intelligence de soi et des autres, ayant tôt compris (à l’orphelinat, en apprentissage, à l’armée) que cette intelligence n’a rien à voir avec l’aisance rhétorique ou le rang social.

L’intelligence peut se faire d’autant plus douloureuse qu’elle est mal-dite sinon maudite, incapable de percer la muraille des mots (les siens propres, ceux des autres, encore une fois) : d’autant plus douloureuse qu’elle est privée de capacité à s’extérioriser dans un univers social où, du bas en haut de l’échelle, les idées se claironnent d’autant plus aisément qu’elles sont préfabriquées – avant d’en venir enfin à La Ville de plomb, je cite encore Les coups, cette matrice de l’œuvre tout entière dont le jeune narrateur, Félix, s’acharne à comprendre comment la barque de sa belle histoire d’amour avec Paulette a pu se fracasser contre la vie courante au point, certaines pages, de donner raison à la bonne vieille morale bourgeoise, fatalités alcoolisées du monde ouvrier façon Zola : « J’avais bien les idées qui me barattaient à l’intérieur, des idées à moi, pas si bêtes, intraduisibles et pas sortables. Même à Paulette j’aurais pas pu lui expliquer exactement. J’ai bien essayé, mais à chaque fois je bafouillais, c’était vexant. / Alors je préférais comme tout le monde gueuler à mort, et pour, et contre, et quelque chose de déjà bien expliqué en long et en large sur le journal. Pas du nouveau, mais du solide. / Je ne suis pas un héros, moi ! »

Autant dire qu’ici écrire vise, mine de rien, à cette forme d’héroïsme que Félix n’a pas tenu dans la vie – un héroïsme qui pourrait aussi bien, mais c’est une autre histoire, nous amener chez Nietzsche, que Meckert cite dans ses contes de jeunesse déjà mentionnés (publiés sous le titre Abîmes).

Venons en plutôt au fait : cinquième roman signé Jean Meckert, initialement paru en 1949, réédité cet automne, La Ville de plomb se révèle donc une occasion d’autant plus évidente d’y revenir qu’une mise en abyme parfaitement maîtrisée le constitue, dans une lointaine filiation, pour le coup, avec Paludes ou Les Caves du Vatican de Gide. L’un des trois personnages principaux transpose en effet les événements qui lui arrivent dans un manuscrit lui-même intitulé « La Ville de plomb », dont plusieurs chapitres viennent s’intercaler dans le récit principal, générant de fait un métadiscours sur la création littéraire : en tâchant d’apprendre « à raconter des histoires (…) on se forme en profondeur et on prend sa valeur universelle », veut croire Marcel, tout jeune dessinateur industriel qui passe ses soirées à écrire plutôt qu’à courir en quête d’aventure érotique sur les traces de son copain Étienne, en apparence bien plus dégourdi, bien mieux « dégrossi ».

Comme souvent chez Meckert, l’intrigue ne s’embarrasse pas de complexités superflues : dans le Paris populaire de l’immédiat après-guerre, ces deux amis de dix-neuf ans qui voudraient bien s’affirmer adultes maintenant qu’ils ont un salaire convoitent une jeune dactylo à peine plus âgée qu’eux, Gilberte, pour des raisons et à des degrés de sincérité tout différents.

Étienne est sanguin, direct ; alors qu’il peut se révéler extrêmement brutal, il sait plaire et emporter l’adhésion auprès des copains, et pour ce faire a tendance à composer à loisir avec la vérité, sans scrupules petits ou grands – au souvenir de la taxinomie lentement élaborée par le narrateur des Coups, on pourrait dire qu’Étienne est « vulgaire » au sens où il ne cherche pas beaucoup plus loin que les idées toutes faites lorsqu’il convient d’habiller ses pulsions.

Dans cet univers industrieux où il s’agit trop souvent de se comparer, de se juger les uns les autres, son copain Marcel est plus discret ; sentimental, impressionnable, il supporte mal d’être jugé et souvent méjugé par Étienne dont il mesure bien la vacuité existentielle sans être capable de le formuler. C’est bien parce que Marcel est à la peine lorsqu’il s’agit de s’exprimer qu’il écrit, transposant son quotidien socialement plombé dans La Ville de plomb : quatre ans après Hiroshima, il imagine la vie aux lisières d’un Paris décrété ville interdite à la suite d’une explosion atomique.

La vie laborieuse a repris, aux lisières de la capitale mise sous cloche, inaccessible au prétexte de la santé publique, ville interdite qui n’en devient nécessairement que plus désirable. Les désespérés de l’existence tournent à sa lisière, la fantasment débordant de richesses abandonnées qu’il suffirait d’aller chercher muni d’un bon compteur Geiger, mais les rares qui s’y risquent n’en ressortent pas, tombés sous la férule de chefs de gangs apocalyptiques « qui déclarent qu’il faut un ordre, et qu’ils le représentent » quitte à s’entretuer – les cadavres et les agonisants de toute façon sont aussitôt évacués vers les bouches de métro par des armadas de rats aux yeux rouges très organisées, pour le coup, rats soldats ou rats ministres ou rates rombières qui se sont appropriés les nuits dans ce « monde étrange où l’homme n’était plus chez lui. »

Cette mise en abyme est si librement réussie, si maîtrisée techniquement que Meckert peut laisser à son personnage le soin de dénouer tout à la fois le roman premier et le roman second : il revient en effet à Marcel d’écrire lui-même le tout dernier chapitre du livre pour raconter le destin des personnages qu’il a inventés de telle manière que le lecteur en déduise ce qui est arrivé à Marcel, Gilberte et Étienne dans « la vraie vie » des prolétaires de Belleville, c’est-à-dire dans le roman premier.

En se gardant d’empiéter sur un suspens tout relatif, soulignons au passage que ce final laissant la part belle et même magnifique au lyrisme de l’auteur débutant qu’est Marcel est aussi un très puissant plaidoyer contre l’interdiction de l’avortement, ce qui nous vaut ce cri du cœur en forme de prise de conscience de l’apprenti-écrivain : « Mon Dieu, épargne moi la honte de devenir un Homme de lettres ; hideux individu qui raconte des histoires pendant qu’une fille perd son sang goutte à goutte ; immonde corporation qui rassure, titille et justifie les petits égoïsmes chauds, tandis que crève un monde !… Oh non ! Jamais !… Sauve-moi, grande fille ! Sauve-moi du rôle de spectateur ! Sauve-moi du miroitement des idées malaxées !… »

Au contraire des Coups, roman ouvertement autobiographique jusque dans les moments où le narrateur, Felix, se débattait matériellement avec la nécessité d’écrire (« C’est tellement dur de gonfler les mots de sang, quand on rentre à sept heures du soir »), La Ville de plomb relève donc à double titre du roman, et le lecteur ne l’oublie jamais, tant les fictions de Meckert, pour respecter les codes du vraisemblable, sont d’abord des formes d’installations où l’intrigue a une fonction de révélateur : de même que l’on parle d’histoires à dormir debout, on pourrait dire que ces fictions sont des machines à mettre en charpie les histoires, toutes les petites histoires que les uns comme les autres se racontent au quotidien, dans lesquelles chacun s’enferme en son for sous la pression des autres, aussi bien, à force de composer avec la vérité qui pas davantage que la mort ou le soleil ne peut se regarder en face.

Reste que Marcel, précisément parce qu’il écrit une fiction pour y réfléchir sa propre vérité insaisissable, se révèle en bien des points un parfait petit frère de Félix, le narrateur des Coups : l’un comme l’autre prétendent résister, en écrivant, à cette tendance si commune et vulgaire qui consiste précisément à « se raconter des histoires » en les empruntant volontiers aux journaux, aux livres, aux films (aux réseaux sociaux, aux séries aussi bien), et autant dire, à s’abandonner soi-même dans un océan de faux-semblants.

La chose est d’autant plus passionnante que, de la même manière que la mise en abyme provoque un effet de miroir au cœur du roman, les deux personnages principaux de La Ville de plomb se construisent en miroir l’un de l’autre. Autour de Gilberte qui n’y peut mais, une opposition littéralement sourde s’installe entre les deux garçons pour envahir tout l’espace du roman dans une montée en tension enclenchée par un crime accidentel dont Meckert rend compte en portier du réel, aux premières pages, sans l’once d’un jugement moral : le tragique surgit d’un instant à l’autre, comme toujours imprévisible, lorsque les gestes d’Étienne dépassent sa pensée, débordé qu’il est par le mélange détonnant de désir et de dégoût de lui-même face à une femme terriblement vieille à ses yeux qui l’a invité dans l’espoir de l’amener dans son lit de jeune veuve.

Affolé par les conséquences de l’accident qu’il a de fait provoqué, Étienne cherche à s’en dépêtrer en racontant des histoires, précisément, et d’abord en tâchant de se les raconter à lui-même de manière crédible – au prix de son amitié avec Marcel. Son bagout aidant, c’est bientôt une « muraille de mots » qui encercle ledit Marcel, le menant au bord d’une trahison dont l’écriture seule le sauve. Car dans son manuscrit seulement il parvient à exprimer un sentiment devenu inaudible et indicible – et c’est bien ce qui le rapproche du Félix des Coups : on pourrait dire que tous deux, acculés par le discours commun de leur entourage respectif, refusent de renoncer à l’expression de leur propre émotion afin d’adopter le propos qu’on attend d’eux. Ils refusent en somme le chantage collectif, persuadés qu’ils ont une tout autre partition à chanter, eux : une partition vraie. Ils en sont bientôt réduits du fait même de leur lucidité au drame de l’homme incompris, comme l’on parle d’artiste incompris : le pire des rôles, assurément, quand l’homme incompris, comme parfois l’artiste, l’est réellement, incompris dans cela même qu’il porte et que les autres ignorent ou préfèrent renvoyer à l’absurdité : une vérité de la situation que personne à cet instant ne souhaite entendre, que l’entourage rejette avec celui qui la porte, et c’est bien pourquoi c’est très littéralement que les autres refusent de le comprendre, de le « prendre avec », s’acharnant à l’expulser.

L’installation romanesque en devient mine de rien une formidable machine à produire en rafale des effets de vérité – encore faut-il préciser ce que l’on entend par là, en donner au moins un exemple mineur mais qui, en surgissant dès la deuxième page de La Ville de plomb, a le mérite de son autonomie. Alors que le roman commence par une « descente » de la rue de Belleville, un vendredi soir pluvieux, puisque la famille Ménard, le père, la mère, leur fils Étienne et sa petite sœur, se dirige comme tous les vendredis soirs vers le cinéma du quartier, Étienne annonce qu’il a rendez-vous avec un professeur, raison pour laquelle il a un carton à dessin sous le bras. Il parle de manière précipitée, le malaise est sensible, mais le père, lui, continue de descendre vers le cinéma sans s’en rendre compte ou s’en émouvoir, préférant, plutôt que de s’interroger, ignorer l’anguille sous roche et croire à ce rendez-vous, comprendre « d’autant mieux que ça lui faisait une place en moins à débourser », et le voilà aussitôt campé par cet effet de vérité qui, mine de rien, saute aux yeux du lecteur, bien plus explicite qu’un long commentaire.

Reste que la petite famille continue de « descendre » la rue de Belleville alors qu’Étienne, lui, « dégringole » une petite rue mal éclairée. Il court en réalité à son rendez-vous avec Marguerite, qui a le double de son âge et l’a donc invité chez elle, mais il y court déchiré de part en part : poussé par le désir d’y laisser enfin son pucelage, entravé par l’amour propre, la peur aussi bien et par exemple des moqueries des copains s’ils savaient qu’il fréquente « une vieille ». Il cherche vaguement un café où il pourrait laisser son carton à dessin, à force de tergiverser se retrouve sans y avoir mieux pensé à sonner à la porte de « la mère Pillot » qui tout sourire lui ouvre et tique aussi vite sur ledit carton à dessin : « C’est que je viens vous dire que je peux pas rester ! » dit Étienne qui n’avait pas anticipé davantage que le lecteur qu’il resservirait ici le même mensonge exactement qu’à son père : il ne fait que passer pour prévenir, il a un rendez-vous, il va être en retard, et le lecteur n’a besoin d’aucun commentaire pour comprendre comment l’émotion le perce à jour.

Ces effets de vérité relèvent toujours de l’inattendu, viennent jouer au chamboule-tout avec la représentation ordinaire, l’ouvrir sur un réel indicible qui jaillit, s’invite entre les mots sans jamais se dire explicitement – l’effet de vérité est au fond le contraire de ce que Roland Barthes a appelé l’effet de réel, théorisé en 1968 à partir d’un baromètre qui n’avait de raison d’être décrit par Flaubert, dans Un cœur simple, que pour instaurer une continuité entre l’univers fictif et la réalité ordinaire, s’affirmant ainsi un marqueur rassurant de la littérature dite réaliste.

Chez Meckert, l’effet de vérité viendrait plutôt déconstruire, détricoter ou démolir le réalisme si confortable du roman bourgeois dont aucune mesure ne correspond à la réalité vécue dans le Paris des prolétaires. Jamais d’ailleurs le lecteur n’oublie que les personnages sont de fiction, ils sont bien trop vrais pour qu’il l’oublie, quand bien même ils le seraient de bout en bout « mine de rien », ainsi qu’on le disait plus haut : de fait, le roman s’écrit avec une mine qui a cette légèreté friable des petites mines sans prétention, une mine de rien qu’il ne s’agit pas d’écraser sur la page si l’on veut qu’elle explose aux yeux du lecteur, faite d’un rien si fragile et qui pourtant pourrait bien être, si l’on se souvient du désir du même Flaubert d’écrire « sur rien », le tout de la littérature, aussi paradoxale la référence pourrait-elle paraître : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air (…). Je crois que l’avenir de l’Art est dans ces voies », écrivait l’auteur des Trois contes à Louise Collet. Ne dites surtout pas à l’ermite de Croisset qu’un prolétaire, un anarchiste à la Courbet l’aura pris au mot depuis l’univers de ceux qui peinent à payer leur loyer…

Jean Meckert, La Ville de plomb, Éditions Joëlle Losfeld, 384 pages.


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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