Dé-construire ensemble. édition spéciale Nuit des Idées

Qui a peur de la déconstruction ?

Philosophe

La « déconstruction » était la cible du piteux « colloque » de la Sorbonne, et la pensée de l’inventeur de ce concept fut à cette occasion qualifiée de “virus” par le ministre Jean-Michel Blanquer. Que fallait-il de plus pour qu’en ouverture d’une Nuit des Idées qui se fixe comme programme de « (re)construire ensemble », nous ayons envie de tout déconstruire en hommage à Jacques Derrida ?

« Je serai bref. »
Jacques Derrida

Si, selon la promesse bien connue d’Andy Warhol, chaque individu pourra désormais aspirer à connaître son quart d’heure de célébrité, le débat public français semble avoir inventé depuis peu la minute d’infamie. À la bourse des noms d’oiseaux, les valeurs sont devenues singulièrement volatiles : la « peste intersectionnelle » évoquée tantôt par Raphaël Enthoven est devenue un lointain souvenir, « l’islamogauchisme » dont s’inquiéta la Ministre de l’Enseignement Supérieur se trouve désormais relégué au rang de vestige, le « woke » déjà s’infléchit en « wokisme », cependant qu’une nouvelle venue accapare les regards : la déconstruction.

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On sait qu’elle fit l’objet les 7 et 8 janvier d’un étrange rassemblement en Sorbonne intitulé « Après la déconstruction : reconstruire les science et la culture », où Jean-Michel Blanquer appela d’entrée de jeu à « déconstruire la déconstruction » ; mais on peut noter aussi son apparition discrète au bas du programme de la candidate Valérie Pécresse, dont les propositions en matière de politique culturelle énoncées le 11 janvier se clôturent par cet étrange engagement : « ne pas déconstruire l’histoire en déboulonnant les statues » ; formulation qui, avancée sur le même plan que le projet d’instauration d’un taux de TVA à 5,5 % sur les biens culturels, fait un effet un peu criant.

Intersectionnalité, islamogauchisme, woke, wokisme, déconstruction. Dans ce jeu de substitutions, et même si l’on croit comprendre qu’il s’agit chaque fois d’alerter sur les conséquences néfastes des formes aujourd’hui empruntées par l’antiracisme, le féminisme et plus généralement l’analyse des systèmes de relégation et de stigmatisation institutionnels ou culturels, un étrange papillotement paraît affliger la désignation de cet adversaire polymorphe : là où la généralité d’un terme est d’ordinaire gage de sa longévité (puisque son imprécision le soustrait alors au démenti du réel), tout se passe comme si le flou de ces accusations accélérait au contraire leur obsolescence, obligeant les contempteurs de ces courants de pensée à multiplier les salves pour chaque fois corriger le tir.

En remplaçant ainsi un terme par l’autre, l’enjeu n’est toutefois pas de préciser par approximations successives les contours de ce dont on s’alarme, puisque chaque nouveau mot efface plus ou moins celui qu’on abandonne ; il s’agit, bien plutôt, de revivifier l’inquiétude instillée par le signifiant précédent, d’en réveiller l’effet là où celui-ci menace de se dissiper trop tôt de crainte que son aiguillon ne s’émousse sans avoir pu encore susciter la mobilisation attendue. Si l’Évangile de Marc (5.9) nous enseigne que le nom du mal est Légion, on sent qu’il s’agit moins pour celles et ceux qui le dénoncent ici d’en nommer une à une les cohortes que de prévenir, par cette réitération, la dispersion des troupes dans leur propre camp.

Force est de constater en effet qu’entre 2018, où 80 intellectuels appelèrent dans Le Point à une contre-offensive face à l’hégémonie du décolonialisme dans l’Université, et l’enfilade de tables rondes tenues l’autre semaine en l’amphithéâtre Louis Liard, les effectifs n’ont guère crû. L’examen des titres et travaux des intervenants de ces deux journées témoigne plutôt du piétinement de la démarche : au projet de faire naître dans le monde académique un véritable affrontement de tendances, une controverse théorique entre des paradigmes fédérant de chaque côté leurs communautés de chercheurs, s’est substitué un rassemblement disparate excédant très peu le périmètre initial de la pétition de 2018.

Il fut sans doute baroque d’y entendre Nathalie Heinich appeler, comme le rapporte Le Monde, à « s’abstenir d’inviter des professionnels, des militants, des artistes dans les cours et séminaires universitaires »[1], assise qu’elle était aux côtés d’un chroniqueur de la chaîne CNews, d’un dessinateur de presse, de plusieurs essayistes ou d’un consultant indépendant dans l’éducation.

La présence conjointe du ministre Blanquer et du président du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, qui ouvrirent et clôturèrent les travaux, semble d’ailleurs indiquer que la polarisation recherchée a pivoté verticalement : d’une division interne au monde de la recherche, la stratégie s’est infléchie vers la sollicitation des instances chargées de l’encadrement des chercheurs ; qu’elle ait de ce côté-là rencontré un certain soutien est certes inquiétant mais, sauf à confondre épistémologie et management, c’est une mince consolation.

Les raisons d’un succès

Pour comprendre comment, ces temps-ci, « la déconstruction » s’est vue à son tour attribuer les menées subversives censées miner l’université, il faut à mon sens partir de ce double constat : d’une part, les initiateurs de cette démarche sont à la peine pour bâtir un front académique d’envergure, ce qui porte à se demander si l’appel à « déconstruire la déconstruction » n’en rabattrait pas discrètement sur une construction devenue incertaine.

D’autre part, le concept ne se laisse pas isoler de ces mots qui vibrionnent en nuage, se remplaçant l’un l’autre sans modification notable du discours où ils trouvent à s’inscrire. Tâchons de dessiner le profil de l’essaim : tantôt, qu’ils soient empruntés au lexique des sciences sociales (intersectionnalité) ou forgés pour les besoins de la cause (islamogauchisme), la longueur de ces mots les désigne comme suspects, le fait qu’ils comptent plus de trois syllabes les tient à l’écart d’une pensée qui, pour se concevoir bien, devrait s’énoncer clairement ; tantôt, plus brefs (woke, cancel culture) les termes employés n’en dénoncent que plus évidemment leur origine étrangère, réveillant le spectre d’une Amérique honnie dont l’historien Philippe Roger rappela voici quelques années la présence continuée dans l’imaginaire national, figure archétypale largement indépendante du pays qu’on appelle les États-Unis[2].

Publiant le 11 janvier sur sa page Facebook (car on oscille en l’affaire entre des supports d’expression divers) une photographie de la Tour Eiffel illuminant de son faisceau nocturne la brume hivernale, Pierre-Henri Tavoillot, président du Collège de philosophie et co-organisateur du colloque de Sorbonne légendait ainsi l’image : « Allégorie : l’esprit français des Lumières perce le brouillard de la déconstruction wokiste. »

Si dans ce recours au genre allégorique qui fit florès sous Napoléon III, on peine à faire la part entre auto-ironie et naïveté désarmante, on voit comment d’un membre de phrase l’autre une opposition bien connue se réactive : « l’esprit français » y revêt l’apparence d’un symbole national pour s’affronter à un attelage à la fois incompréhensible et allogène, la « déconstruction wokiste », louche peut-être d’abord parce qu’à prononcer son nom est difficile.

Que les Lumières patriotiques empruntent pour l’occasion l’apparence d’une tour fièrement érigée inciterait à évoquer ce que Jacques Derrida nommait, d’un autre mot de plus de trois syllabes, le phallogocentrisme, tentation à laquelle on s’efforcera ici de résister.

Dans cette ambiance, le choix d’évoquer la déconstruction trouve un premier motif, parfaitement extérieur à l’objet ou à la démarche intellectuelle que le terme désigne. C’est que, vis-à-vis des deux traits que l’on vient d’isoler, la déconstruction a valeur de synthèse : tenue pour compliquée, elle est également plus d’une fois étrangère. Pierre-André Taguieff, dans un billet au Figarovox[3], la situe ainsi « entre l’orthodoxie heideggerienne et l’avant-gardisme académique étatsunien ».

L’Amérique donc, s’allie ici à l’Allemagne, ce qui porte Taguieff à situer les chimères de « l’égalitarisme radical marié à l’étrange haine de soi cultivée par les intellectuels occidentaux » sous l’ombre portée d’un texte de Martin Heidegger en hommage à Ernst Jünger, sans cesser pour autant d’y voir « la dernière version en date de la grande illusion communiste » – double horizon progressiste et marxiste dont on peut gager que les en créditer aurait un peu surpris Heidegger et Jünger.

La référence à la déconstruction, pourtant, n’a pas seulement pour bénéfice de condenser les figures de l’autre, de coudre le Fridolin au Yankee ; elle les introjecte ensemble dans la désignation d’un adversaire intérieur – car la déconstruction est, insiste Taguieff, une traduction française – coupable tout à la fois d’avoir troublé les lumières nationales en y instillant le poison d’outre-Rhin, et d’être passée à l’ennemi en se voyant appropriée par les campus américains.

Pire : cette pensée nous revient non seulement comme l’irruption d’une autre langue dans la nôtre, mais comme le nom de notre idiome travesti dans une langue étrangère, se baptisant French Theory. On le sait, Jean-Michel Blanquer compara cette dernière à une infection, indiquant à titre de feuille de route pour les intervenants du colloque : « Après avoir fourni le virus, nous devons fournir le vaccin ».

Sans doute la métaphore lui fut-elle inspirée par l’actualité pandémique du moment (rapprochement où, sans solliciter à l’excès la psychanalyse, on percevrait comme un doute quant aux chances de réussite de l’entreprise, à songer au succès des laboratoires français dans la production vaccinale). Mais il faut aussi mesurer ce que le choix de cette image charrie, quant à la conception infectieuse des rapports entre la pensée française et  sa circulation dans le monde : monde que la French Theory aurait infecté, puisque sa dimension virale serait à l’origine d’une dérive globale ; mais monde dont elle se serait peut-être d’abord laissée infecter elle-même, en allant chercher ailleurs son inspiration, ses développements et jusqu’à son nom, plutôt que de se fier à sa seule langue et sa seule tradition ; monde dont il reviendrait à la France de permettre la guérison, non seulement pour contenir une maladie issue de ses laboratoires mais pour rétablir une posture qu’elle n’aurait jamais dû quitter : celle d’un pays éclairant le monde dans la mesure exacte où il ne lui doit rien et ne puise qu’à son génie propre le feu dont brûle sa pensée.

Resterait à se demander, toutefois, si un tel retour est concevable, tant l’appel à « déconstruire la déconstruction » apparaît tributaire de cela même qu’il entend conjurer, et voué à répéter ce qu’il efface : après tout,  la vaccination doit bien souvent emprunter des fragments de l’agent infectieux rendu inoffensif, et ce point seul ouvre dans la tentative pour séparer le propre de l’impropre, le virus du vaccin ou la claire lumière du clair-obscur, des brèches inquiétantes, point de rebroussement où la métaphore risque de fissurer la barrière immunitaire qu’elle a charge d’élever – mais n’anticipons pas.

Le retour d’une convocation

Arrivés à ce point, on s’étonnera peut-être que je n’aie pas encore abordé la déconstruction comme telle, préférant me faufiler, par jeu, dans l’analyse des discours où elle est convoquée, certaines de ses procédures (prêter l’oreille aux métaphores, et veiller aux façons dont celles-ci tendent à travailler contre elles-mêmes) ou certains de ses motifs (avoir à l’œil ce qui, dans la circulation des concepts sur le champ de bataille politique, se noue et se crispe autour de la langue, de l’idiome, du propre et de l’impropre).

C’est l’une des prudences auxquelles Jacques Derrida invite le plus constamment : apprendre à réfréner l’ambition philosophique d’isoler le sens d’une réalité comme telle, tant celle-ci apparaît chaque fois inséparable de dimensions qu’on aimerait croire contingentes, inessentielles ou parasites et qui, ressurgissant sitôt qu’on les écarte, ne cessent de troubler l’identité à soi du phénomène considéré.

En l’espèce, la précaution est bienvenue : car à maints égards, sous l’ensemble de motifs extrinsèques qu’on vient d’évoquer, où se mêlent confusément les tressautements d’une rhétorique cherchant à se raviver par saccades et le projet d’une sorte de déchéance de nationalité philosophique, on peinerait à assigner au signe « déconstruction » quelque référent que ce soit.

La carte n’est pas le territoire – surtout lorsque la carte date un peu : la liste d’auteurs identifiée par Jean-Michel Blanquer à cette French Theory virale (Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida), dans le même mouvement où elle mêle la déconstruction à des philosophes qui eurent pour l’entreprise derridienne des mots parfois très durs, suggère que déteint sur les débats du présent une hostilité ancienne, réactivée pour l’occasion, celle qui trouva son expression dans l’ouvrage de Luc Ferry et Alain Renaut intitulé La Pensée 68.

Cet ouvrage, déjà, organisait par noms la dénonciation d’une série d’auteurs en rappelant méthodiquement leurs influences étrangères, ses têtes de chapitre énumérant « le nietzschéisme français (Foucault) », « l’heideggerianisme français (Derrida) », « le marxisme français (Bourdieu) », « le freudisme français (Lacan) ».

Paru en 1985, La Pensée 68 portait en sous-titre Essai sur l’anti-humanisme contemporain : à l’amalgame que ce livre établissait, on peut craindre que s’ajoute la confusion entre son temps et notre monde contemporain dont on peut raisonnablement penser qu’il diffère de celui des mid-eighties.

Dans ce contexte, il y a de bonnes raisons de différer l’examen sur le fond de ce que doivent, pêle-mêle, les études de genre, la critique des inégalités sociales et raciales, les recherches décoloniales, les mobilisations militantes féministes ou queer, etc. à l’héritage de la déconstruction : pour éviter de lester, à son corps défendant, d’une quelconque rigueur intellectuelle une incrimination dont les motifs se trouvent ailleurs et qui aura d’ici quinze jours changé de cible.

Pour ne pas s’arroger non plus, au prétexte qu’on se le voit reprocher, un rôle excessif dans les transformations théoriques et politiques en cours, jusqu’à s’imaginer flatté que le monde tourne à la française : il est factuellement exact de dire que la pensée de Derrida fut mise au travail chez certaines penseuses majeures qui en tirèrent des instruments pour mieux comprendre l’assignation de chacun à son genre (Judith Butler), ou les hiérarchies implicites redoublant, à l’intérieur même des discours émancipateurs, la marginalisation de populations subalternes (Gayatri Spivak). Mais il est tout aussi exact que nombre de travaux contemporains n’ont accueilli les textes de l’auteur de La Dissémination que sur le fond d’autres traditions intellectuelles, et d’autres horizons géographiques.

Ni Kimberlé Crenshaw, ni les chercheurs latino-américains réunis dans le groupe Modernité/Colonialité n’ont attendu Derrida pour fonder l’approche intersectionnelle des inégalités ou pour avancer le concept de colonialité du pouvoir, même si eux-mêmes ou leurs lecteurs ont pu croiser ses textes et en tirer profit.

Bien plutôt, les transformations qu’ils ont introduites dans nos manières de penser permettent rétrospectivement de déceler dans ses ouvrages des perspectives fécondes qui, avant eux, ne s’y trouvaient pas. Une histoire globale de la conjoncture intellectuelle présente reste à écrire ; et s’il y a quelque sens à lire pour cela Foucault, Deleuze ou Derrida, c’est qu’ils nous aident aussi à dissiper l’illusion selon laquelle on pourrait en ordonner le récit à leurs seules subjectivités éminentes, masculines et européennes.

Les motifs d’une hantise

Il y a, en bref, des convocations auxquelles on peut refuser de se rendre. On peut par contre tenter de dire, non pas si la déconstruction est coupable d’atteinte au drapeau ou si elle porte à dénoncer les professeurs d’université qui font des commentaires élogieux sur la silhouette de leurs étudiantes (certains intervenants, semble-t-il, s’inquiétèrent en Sorbonne de cette nouvelle tendance), mais indépendamment de son rôle effectif quelles préoccupations le choix de cette cible trahit, quelles peurs la font élire et pourquoi certains, se sentant menacés, donnent pour silhouette à leur inquiétude le profil de ce vieil adversaire : un peu comme on se demanderait, une fois constaté qu’une horloge arrêtée donne l’heure juste deux fois par jour, pourquoi son tic-tac s’est brisé précisément à cette minute-là. On formulera à cet égard trois hypothèses.

1. Tout de même. Dans un passage extraordinaire du séminaire qu’il consacra à l’hospitalité, publié voici quelques mois, Jacques Derrida s’attarde sur l’expression française « tout de même », soulignant comment y convergent entre autres une position d’identité (de même), une protestation du bon sens (tout de même !) et le geste d’une réfutation, l’appel à considérer une objection (tout de même…) – appel qui, se faufilant entre les deux sens précédents, y fait vibrer l’écho d’un écart possible, d’une « opposition – virtuelle ou explicite – au-dedans même de l’identité ou de l’égalité, de la mêmeté », opposition perturbant l’équivalence absolue, du pareil au même, dont l’expression se voudrait pourtant l’énoncé indivis[4].

Cette page de Derrida me paraît traduire au plus juste l’enjeu de l’agitation dont le colloque en Sorbonne fut le point d’orgue : affirmer, d’un péremptoire « tout de même ! » censé balayer la sophistication des arguments, que les choses demeurent les mêmes ; s’assurer que, réciproquement, les mêmes demeurent gardiens et garants de l’ordre des choses ; mais soupçonner en sourdine, dès lors qu’on doit rappeler la constance de cet ordre, que l’on se force à formuler en forme d’objection ce qui devrait être du registre de l’évidence et de l’identité (que les garçons sont des garçons et des filles des filles, que la musique est étrangère aux jeux du genre et de la race, etc.), soupçonner donc être déjà entrés dans ce moment dangereux où les choses, peut-être, ne seront plus jamais les mêmes.

Or, s’il est effectivement un enseignement de la déconstruction telle qu’elle s’avance chez Derrida à partir de De la Grammatologie (1967), c’est la précarité de toute tentative pour distinguer une fois pour toutes le primordial du dérivé et l’essentiel du secondaire, pour affirmer la naturalité des distinctions qui organisent discours et institutions (« dans une opposition philosophique classique, nous n’avons pas affaire à la coexistence pacifique d’un vis-à-vis, mais à une hiérarchie violente[5] »), pour en refermer le partage sous l’horizon d’universaux dont la valeur réconciliatrice dispenserait d’y aller voir de plus près (ce « sentiment d’universalité, donc en un sens d’anhistoricité, que suscitent les droits de l’homme » dont se revendiquaient finalement les auteurs de La Pensée 68 contre toute tentative de tirer nos intuitions normatives de la touffeur douillette du sentiment et de les mettre, fût-ce pour les aiguiser, à l’épreuve critique de l’histoire[6]). La déconstruction doute que, s’exclamant « tout de même ! », on puisse rétablir par la magie d’un acte de langage un ordre dont on admet, ce faisant, qu’il est profondément ébranlé. C’est à coup sûr une raison de lui en vouloir.

2. On ne peut plus rien dire. Invité à prononcer, en 1986 à Jérusalem, une conférence sur la théologie négative (cette tradition consistant, parce que Dieu transcende infiniment les manières dont nos mots pourraient le qualifier, à ne le caractériser que négativement en posant qu’il n’est ni ceci, ni cela), Jacques Derrida intitule son propos « Comment ne pas parler : dénégations[7]». Il souligne ainsi d’entrée de jeu les labyrinthes dans lesquels engage tout discours qui ambitionne de ne pas dire, de ne pas assigner et qualifier enfin une fois pour toutes ce dont il traite, commis qu’il est à parler néanmoins.

Ce faisant, et dans le même mouvement, il désigne en creux les errements auxquels condamne tout autant l’ambition symétrique et inverse : soit l’ambition de dire, et de dire seulement ce que l’on dit, sans que nul reste ni nulle trace ne viennent au cœur de sa parole planter l’écharde d’un excès ou d’un défaut possibles par quoi le sens échapperait à l’intention du parleur, écaillant sa souveraineté sur son propre discours et ouvrant la possibilité que d’autres y trouvent à s’en saisir.

Ce n’est pas un hasard, à ce titre, si croient aujourd’hui reconnaître la déconstruction celles et ceux qui s’inquiètent qu’on ne puisse plus rien dire. « On ne peut plus rien dire », cela signifie : on ne peut plus avoir le dernier mot, ce mot qui vous offrirait dans la transparence de son rapport aux choses une autorité définitive et exclusive à vous poser comme sujets. Or c’est un fait : d’autres aujourd’hui, dont le point de vue était jusqu’alors confiné au balcon, relégué au registre des objections timides, entendent trouver à redire, c’est-à-dire à déployer l’espace d’une analyse critique qui vienne aussi diversifier le profil des locuteurs possibles.

Le développement des études relatives à la race ou au genre va de pair, on le sait, avec un double effort pour rebattre les cartes de la démographie universitaire, et pour trouver voix au chapitre dans l’espace public, en y prolongeant l’irruption des « contre-publics » jusqu’alors minorisés[8].

« Seules les minorités sauraient ce que parler veut dire », s’inquiéta en Sorbonne le politologue Pascal Perrineau[9]. Si la déconstruction cristallise l’inquiétude, c’est peut-être que très tôt, elle a soupçonné le dire d’être parcouru par la possibilité d’une redite qui le fasse dérailler. Pour ce faire, comme on sait, elle a notamment mis en cause la préséance de la parole sur l’écriture, soupçonnant la parole vive d’être toujours déjà travaillée par des traces et soulignant combien le jeu de l’écriture peut déstabiliser la souveraineté du sujet.

Dans la conférence que j’ai évoquée, Derrida rappelle l’objection qu’on lui oppose souvent à, la double dénonciation de la vacuité et de la vanité littéraire de son entreprise : « Vous parlez seulement pour parler, pour faire l’expérience de la parole. Ou plus gravement, vous parlez ainsi en vue d’écrire[10] ». Si l’on songe à l’épouvante que suscite aujourd’hui le recours à l’écriture inclusive (« la destruction de la langue par l’écriture inclusive fait partie de ce programme de décivilisation vertuiste. Il y a là un appel à un ethnocide de grande ampleur » écrit, mesuré, Pierre-André Taguieff), écriture qui non seulement attente à la tradition grammaticale mais serait de surcroît imprononçable, on se dit que Derrida a peut-être dressé, de très loin, la carte de nos hantises.

3. The time is out of joint. Que le colloque de Sorbonne se soit intitulé « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture » témoigne assez de l’inconséquence des organisateurs : d’un côté, ceux-ci allèrent répétant avec une rigueur toute scolaire que le terme de « déconstruction » fut préféré (par Gérard Granel suivi par Derrida) à celui de « destruction », pour traduire rendre l’usage du mot Abbau chez Martin Heidegger ; de l’autre, ils ne cessèrent pour autant d’opposer « déconstruction » à « reconstruction », ce qui par le jeu diacritique de la langue rabat évidemment la notion vers la destruction, suggérant qu’il s’agirait peu ou prou de tout casser et que, réciproquement, « déconstruire la déconstruction » permettrait de bâtir à neuf.

Sous cette confusion, pourtant, perce un double désir : le désir, d’une part, de renvoyer leurs adversaires à la négation généralisée de l’ordre institué, donnant au débat l’allure rassurante d’un affrontement du pour au contre et accusant les entreprises critiques contemporaines d’effacer simplement leur objet. Le désir, d’autre part, de distinguer les temps, de séparer comme l’avant et l’après le négatif du positif, l’effondrement de la relance, l’initiative corrosive des démolisseurs et la solidité d’une culture qui saura leur résister et leur survivre.

Choisir, toutefois, de placer un tel affrontement sous le signe de la déconstruction revient à admettre, à contrecœur et malgré soi, que ces désirs pourraient bien être des leurres. Car si, précisément, la déconstruction n’est pas la destruction, c’est que chacune des enquêtes menées par Jacques Derrida revenait à démontrer comment les édifices qu’il sondait sont d’emblée (toujours-déjà, pour employer l’un de ses opérateurs préférés) minés par les jeux d’opposition qui, d’un même trait divisé, rendent possible leur élévation et interdit à celle-ci de s’achever ou de se clore, dans une complication souterraine qui les fonde et les effondre.

Ainsi, pour s’en tenir à un exemple qui n’inquiètera pas la Sorbonne, Derrida montre-t-il que l’œuvre de Marx ne peut éviter, au moment même où elle entend séparer la base matérielle d’une société et sa superstructure idéale, de multiplier pour caractériser le statut de cette dernière les figures du spectre et de la spectralité (« un spectre hante l’Europe… »), figures dont la consistance inassignable au partage entre chose et esprit perturbe l’ordonnancement du matérialisme historique[11]. Chez Derrida, la déconstruction du marxisme n’est pas la destruction d’une réalité que Marx aurait construit, mais la mise au jour de ce qui continûment la soutient et la taraude, la tient debout et la défait.

Que la déconstruction ne soit pas destruction n’a rien pourtant de rassurant ; car si l’érosion est contemporaine de l’émergence, en retour le désir de se situer enfin après et de tourner une bonne fois la page s’éloigne et se complique. Dans notre exemple, que le marxisme soit parcouru de spectres conduisait aussi Derrida à diagnostiquer, en 1993, que la fin du communisme n’en avait a pas fini avec son spectre, et que la prétention à se situer dans le « monde d’après » (à l’époque, on appelait cela le « nouvel ordre mondial ») pourrait bien s’en trouver profondément ébranlée.

À ce titre, et si les menées qui l’entourent ne mettaient pas très en colère, la formule « après la déconstruction » et l’oxymore qui la traverse porteraient à sourire, appelant pour seule réponse la formule shakespearienne dont Derrida fit l’un de ses fils d’Ariane : the time is out of joint, le temps est hors de ses gonds. Autrement dit, on n’en a pas fini, et cette leçon est peut-être la modeste contribution de la déconstruction aux polémiques en cours.


[1] « Le “wokisme” sur le banc des accusés lors d’un colloque à la Sorbonne », Le Monde, 8 janvier 2022.

[2] Philippe Roger, L’ennemi américain. Généalogie de l’anti-américanisme français, Seuil : la Couleur des idées, 2002.

[3] Pierre-André Taguieff, « Du pédantisme déconstructionniste est né ce monstre qu’est le woke », Figarovox, 7/1/2022.

[4] Jacques Derrida, Hospitalité, volume I, Séminaire (1995-1996), Seuil, 2021, p. 55.

[5] Jacques Derrida, Positions, Minuit, 1972, p. 56.

[6] Luc Ferry, Alain Renaut, La Pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, réed. Folio essais, 1988. p. 180. Sur l’analyse de cet ouvrage, cf Pierre Macherey, « Réflexions d’un dinosaure sur l’anti-humanisme », Multitudes, août 1991.

[7] Dans Jacques Derrida, Psyché : inventions de l’autre, Galilée, 1987, pp. 535 sq.

[8] Éric Fassin, « L’irruption des contre-publics », AOC, 13 février 2018.

[9] Le Monde, art. cit.

[10] Jacques Derrida, art. cit., p. 537.

[11] Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993.

Notes

[1] « Le “wokisme” sur le banc des accusés lors d’un colloque à la Sorbonne », Le Monde, 8 janvier 2022.

[2] Philippe Roger, L’ennemi américain. Généalogie de l’anti-américanisme français, Seuil : la Couleur des idées, 2002.

[3] Pierre-André Taguieff, « Du pédantisme déconstructionniste est né ce monstre qu’est le woke », Figarovox, 7/1/2022.

[4] Jacques Derrida, Hospitalité, volume I, Séminaire (1995-1996), Seuil, 2021, p. 55.

[5] Jacques Derrida, Positions, Minuit, 1972, p. 56.

[6] Luc Ferry, Alain Renaut, La Pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, réed. Folio essais, 1988. p. 180. Sur l’analyse de cet ouvrage, cf Pierre Macherey, « Réflexions d’un dinosaure sur l’anti-humanisme », Multitudes, août 1991.

[7] Dans Jacques Derrida, Psyché : inventions de l’autre, Galilée, 1987, pp. 535 sq.

[8] Éric Fassin, « L’irruption des contre-publics », AOC, 13 février 2018.

[9] Le Monde, art. cit.

[10] Jacques Derrida, art. cit., p. 537.

[11] Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993.