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États-Unis : une Cour suprême très politique

Juriste et américaniste

Aux États-Unis, la démission de Justice Stephen Breyer pose la question de l’avenir de la Cour suprême. Prises dans des logiques médiatiques tribales, les nominations des juges qui y siègent sont devenues un enjeu central dans la vie politique américaine. Même si Joe Biden se montre progressiste en cherchant à nommer une femme noire, la plus haute institution judiciaire des États-Unis continuera inévitablement de pencher à droite.

L’annonce de la démission du juge Stephen Breyer, saluée avec soulagement et satisfaction par les Démocrates et la gauche, apporte la triste preuve que ce qu’a défendu ce juge francophone et francophile toute sa vie, dans ses décisions comme dans ses livres, n’existe plus. La Cour suprême est devenue un acteur partisan au même titre que le Congrès, lui aussi partisan, des médias (Fox News, News Max) et des réseaux sociaux clivés et tribaux.

Même si le juge a, durant ses 28 années à la Cour, cherché à instiller modération, compromis, pragmatisme, civilité et décence, il a finalement cédé aux pressions de la gauche. Il s’éclipse parce qu’il veut éviter que ne se reproduise la catastrophe causée par la juge Ruth Bader Ginsburg : celle-ci avait refusé de démissionner quand Barack Obama aurait pu choisir son successeur ; elle est finalement décédée durant le mandat de Donald Trump. D’où la majorité actuelle de six juges conservateurs depuis 2020, ce qui a mis fin aux possibilités, réduites mais réelles, de négociations et compromis avec le Chief Justice, le Président de la Cour suprême John Roberts, institutionnaliste comme le juge Breyer et attaché comme lui à préserver la légitimité de la Cour.

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Le départ fin juin 2022 du juge Breyer va permettre au président Biden de nommer celle qui va lui succéder, tant qu’il dispose de sa petite majorité au Sénat, susceptible de confirmer la nomination. Car le leader républicain au Sénat, Mitch McConnell a non seulement déjà « volé » en 2016 un siège de juge suprême au président Obama en refusant ne serait-ce que de considérer le candidat proposé (Merrick Garland), mais il a ensuite fait passer en force et en 28 jours la juge Amy Coney Barrett, quelques jours avant l’élection de 2020 et alors que plusieurs millions d’électeurs avaient déjà voté. Dès l’élection du président Biden, il a annoncé que le Sénat ne confirmerait aucun candidat à la Cour suprême si les Républicains reprennent la majorité en 2022.

Ce type de comportement apporte la preuve que la Cour est non seulement un acteur du jeu politique, ce qui est accepté aux États-Unis, mais qu’elle est devenue un enjeu partisan de premier plan, permettant à un président d’utiliser son pouvoir de nomination pour prolonger une situation existante ou faire basculer l’équilibre des forces. C’est ce qui se serait passé si Merrick Garland, un modéré progressiste choisi par Barack Obama, avait remplacé le juge conservateur Antonin Scalia mort en 2016 – les conservateurs étaient tellement choqués du choix du président qu’ils n’ont pas hésité à violer les règles du jeu et au moins l’esprit du texte constitutionnel pour bloquer la procédure.

Les mêmes conservateurs sont parvenus à faire basculer la Cour à droite en choisissant Amy Coney Barrett pour remplacer l’icône libérale de l’égalité et des femmes, Ruth Bader Ginsburg. La jeune juge avait l’aval de la Federalist Society, créée dans les années 1980 par Antonin Scalia quand il n’était pas encore juge à la Cour suprême, et le ministre de la Justice de Ronald Reagan, Ed Meese, pour lutter contre ce qu’ils considéraient être l’activisme judiciaire et la dérive gauchiste des juridictions fédérales. Et A. C. Barrett cochait toutes les cases, en particulier son opposition farouche au droit à l’avortement. Rappelons que c’est, en plus du mur avec le Mexique, sur ce thème que Donald Trump a fait campagne en 2016, afin de se gagner le soutien des Évangéliques qui ont voté pour lui à 80 %.

Les nominations : des enjeux centraux

Les nominations sont devenues des enjeux centraux car la Cour est très puissante et parce que les juges sont nommés à vie et choisis de plus en plus jeunes. Depuis 1972, seules deux juges sur 17 étaient âgées de plus de 55 ans le jour de leur confirmation, Ruth Bader Ginsburg et Sonia Sotomayor. Les candidats sont aujourd’hui de plus en plus nommés avant 50 ans, comme John Roberts, Elena Kagan, Neil Gorsuch ou Amy Coney Barrett. Avant 1970, le mandat moyen d’un juge suprême était inférieur à 15 ans. Depuis, il est supérieur à 25 ans.

En raison de l’espérance de vie qui a augmenté et de leur jeune âge au moment de leur accession à la juridiction suprême, les « nouveaux » pourront sans doute siéger 35 ans, prolongeant les préférences idéologiques des présidents qui les ont nommés : George W. Bush, Barack Obama, Donald Trump et Joe Biden. Tout comme l’ont fait Antonin Scalia et Anthony Kennedy nommés par Ronald Reagan. Clarence Thomas, le deuxième noir à la Cour nommé par George HW Bush, avait 43 ans à sa nomination ; il siège depuis 30 ans et il ne partira que lorsqu’un président républicain sera élu. Car compte tenu des enjeux et de la polarisation, il est désormais impensable qu’un juge ne reste pas en place jusqu’à ce qu’un président de la « bonne couleur » politique soit élu.

Une Cour devenue très puissante

C’est au fil du temps que la Cour s’est octroyée divers pouvoirs, dont celui, central, de se prononcer sur la constitutionnalité des lois et des actes du président, dans la décision Marbury v. Madison de 1803. Son pouvoir de judicial review est large, qui intervient a posteriori sur les lois mais aussi les décrets du président ou ceux pris par les agences fédérales. Son pouvoir est d’autant plus central que le Congrès, paralysé par le blocage partisan, est de nos jours incapable d’adopter la moindre loi, que ce soit sur l’immigration, la réforme de la police ou la protection du droit de vote. Ce qui amène les présidents à agir de plus en plus par voie de décrets mais ceux-ci sont soumis au contrôle du pouvoir judiciaire, devenu « super-législateur », ce qui n’est en principe pas son rôle et accroît les enjeux. Au fil du temps, la Cour a aussi obtenu que le Congrès lui permette de choisir les affaires (entre 50 et 70 chaque année), ce qui permet aux groupes de pression divers, pour un port d’armes illimité ou contre le droit à l’avortement, de monter des stratégies judiciaires pour obtenir le résultat qu’ils souhaitent.

C’est parce que la Cour devenue très puissante jouit de cette latitude, qu’elle est devenue activiste à droite et pèse sur toutes les grandes questions politiques. En conséquence, le choix d’un(e) juge est devenu l’acte le plus important d’une présidence. Ainsi Donald Trump est-il parvenu en nommant, de façon contestable certes, trois candidats à la Cour suprême, à modifier la physionomie et la philosophie de celle-ci pour au moins une génération.

Le choix de Joe Biden

Durant sa campagne, Joe Biden s’est engagé à nommer la première femme noire à la Cour suprême et il a réitéré sa promesse dès l’annonce officielle du départ du juge Stephen Breyer, qui restera néanmoins jusqu’à la fin de la session judiciaire en juin 2022. La droite trumpiste a immédiatement critiqué l’engagement du président à nommer la première femme noire à la Cour, s’élevant contre ce qu’ils appellent un système de quotas et critiquant a priori la compétence insuffisante supposée de la candidate même pas nommée. Le sénateur Ted Cruz, candidat en 2024 s’il le peut et qui siège à la commission judiciaire du Sénat, a dénoncé la « politique identitaire » des Démocrates et souligné qu’il était inadmissible de réserver une place à la Cour à une femme noire, quand celles-ci ne représentent que 6 % de la population.

Il est bien sûr inutile de lui rappeler que Ronald Reagan candidat s’était engagé, lui, à nommer la première femme à la Cour suprême – ce qu’il a bel et bien fait en 1981 (Sandra Day O’Connor). Et les Républicains n’ont pas eu d’états d’âme lorsque le président G.W. Bush a insisté pour nommer un Italo-américain (Samuel Alito) ou lorsque le président Trump a réservé la candidature Barrett pour l’éventuelle succession de R. B. Ginsburg car il lui « fallait une femme ». En termes de statistiques, il est aussi possible de considérer que sur les 115 juges qui ont siégé à la Cour suprême depuis la création de celle-ci, tous ont été des hommes blancs sauf deux hommes noirs et cinq femmes dont une d’origine hispanique, la juge Sonia Sotomayor, soit seulement huit « minorités » selon la terminologie étatsunienne. La future juge cocherait deux cases, femme et noire, et permettrait au pays d’avoir une Cour suprême qui lui ressemble un peu plus.

Les trois candidates en tête de liste sont toutes très qualifiées. Ketanji Brown Jackson, âgée de 51, a un CV impeccable qui commence à Harvard, se continue par un poste très convoité d’assistante judiciaire (law clerk) du juge Breyer et siège à la Cour d’appel du District of Columbia, vivier dont sont issus le Chief Justice Roberts et Brett Kavanaugh. Il y a ensuite Leondra Kruger qui siège à la Cour suprême de Californie et a pour elle son âge (45 ans) et son CV ; mais elle est sans doute trop modérée pour faire face à six conservateurs dont trois au moins déterminés à en finir avec les précédents des 70 dernières années. La troisième candidate dans la tête de la liste, Michele Childs, est juge fédérale de première instance et était en voie de devenir juge d’appel. Elle a pour elle de ne pas avoir fait ses études dans l’une des universités et facultés de droit élitistes, membres de l’Ivy League comme Harvard et Yale dont tous les juges suprêmes actuels sont issus. Et elle jouit du soutien du représentant Jim Clyburn à qui Joe Biden doit sa victoire à la présidence, et semble t-il aussi des sénateurs républicains de l’État.

Même si un autre nom devait émerger, toutes les candidates envisagées sont très compétentes. Il faut pourtant s’attendre à des auditions transformées en cirque médiatique : retransmises en direct, elles permettront aux trois sénateurs candidats potentiels en 2024, Ted Cruz, Josh Hawley et Tom Cotton, qui sont membres de la commission judiciaire, de courtiser la droite trumpiste et ses électeurs dont ils ont tant besoin. Il faut s’attendre au pire et à la plus extrême mauvaise foi. Certains Républicains plus proches de l’establishment mettent en garde contre le risque que ces attaques, proches du racisme, aient un effet boomerang. Mais ils ont peu de chances d’être entendus.

Quoi qu’il arrive, on peut s’attendre à un ballet bien orchestré devenu classique depuis le rejet de la candidature de Robert Bork par les Démocrates en 1987, et l’on n’apprendra rien sur les positions de la candidate qui sera choisie par Joe Biden, et qui esquivera les questions des sénateurs comme l’ont fait leurs prédécesseurs, et en particulier Amy Coney Barrett en octobre 2020. Sa candidature avait été approuvée par un vote partisan des douze Républicains de la commission judiciaire, puis transmise au Sénat qui l’a approuvée avec les seuls votes républicains (moins celui de la sénatrice du Maine en difficulté pour se faire réélire) quelques jours avant l’élection du 3 novembre 2020. Il en sera sans doute de même pour la future candidate sauf si deux ou trois sénateurs républicains modérés ou ne se représentant pas en 2022 décident de voter pour elle.

La nomination de cette juge noire ne changera pas l’équilibre de la Cour

Il y a désormais six conservateurs contre trois progressistes à la Cour suprême, et la démission du juge Breyer n’y changera rien. Les progressistes resteront minoritaires et sans doute faudrait-il choisir une juge qui saura rédiger des opinions dissidentes percutantes, comme celles de la juge Sotomayor, de façon à expliquer au pays ce que sont les enjeux réels qui se cachent derrière des décisions complexes et apparemment techniques mais qui ont et auront un impact fort sur la vie quotidienne des Américains.

Car la chasse est ouverte. Les juges radicaux peuvent décider (il suffit de quatre voix) d’entendre des affaires alors que les critères traditionnellement acceptés comme un conflit d’interprétation entre plusieurs cours d’appel, ce qu’on appelle « circuit split », ne sont pas remplis et que donc l’intervention de la Cour ne serait a priori pas nécessaire. Et ensuite, la règle du précédent qui est le fondement du droit de common law, ne pèse plus d’aucun poids quand une majorité de juges décident qu’ils veulent en finir avec un précédent qui ne correspond pas aux priorités politiques de leur camp, ainsi le droit à l’avortement ou moins connue, mais vitale pour la protection des consommateurs, des salariés et du climat, la doctrine jurisprudentielle Chevron qui valide les délégations de pouvoirs aux agences fédérales comme l’EPA (Agence de protection de l’environnement) ou la FDA (Agence des médicaments).

L’impossible réforme

Cette dérive est inéluctable sauf augmentation du nombre des juges ou réforme de la Cour, deux hypothèses impossibles en raison des contraintes constitutionnelles et politiques. Plusieurs propositions circulent comme limiter le mandat des juges à 18 ans de façon à ce que la santé de juges octogénaires n’occupe plus l’attention des médias et des politiques. Mais il faudrait un amendement à la Constitution qui requiert de fortes majorités au niveau de l’adoption puis de la ratification. Les Républicains y sont opposés.

D’autres propositions visent à limiter le pouvoir de la Cour suprême, soit en restreignant sa latitude de choix ce qui rendrait plus difficiles les stratégies des groupes de pressions, soit en posant des conditions plus strictes lorsqu’elle procède à un revirement de jurisprudence ou déclare inconstitutionnelle une loi du Congrès. Mais il faudrait que les Républicains acceptent de voter ces textes. Et ils ne le feront pas au moment où leurs efforts ont enfin payé. Depuis les années 1980, ils ont compris qu’ils devenaient minoritaires dans le pays et ont tout misé sur leur mainmise sur le pouvoir judiciaire. Ils sont enfin parvenus à leurs fins : une Cour suprême bien ancrée à droite et plusieurs cours d’appel qui ont basculé à droite grâce aux nominations de Donald Trump.

Si le démantèlement se poursuit, les États-Unis seront méconnaissables dans dix ans.


Anne Deysine

Juriste et américaniste, Professeure émérite à l'Université Paris-Nanterre