Retour sur le procès « hors norme » des attentats de janvier 2015
Aucun procès ne ressemble à un autre. Mais, lorsqu’il s’agit de procès pour terrorisme de masse et si l’on se donne la peine de regarder de près, on peut aisément remarquer quelques puissants invariants. Prenons l’exemple des attentats de janvier et de novembre 2015. Dans les deux cas les accusés sont jugés par des cours d’assises spécialement composées ; les procès sont qualifiés de « procès hors norme ». Rien que pour le procès du 13 novembre 2015 : 330 avocats dont environ 300 représentent les parties civiles et 1 765 personnes parties civiles d’une vingtaine de nationalités, un million de pages de dossier d’instruction qui compte 542 tomes, soit 53 mètres linéaires (l’équivalent d’un tiers de la hauteur du tribunal judiciaire de Paris).
Dans les deux cas, pour des raisons de sécurité, le déploiement de la police et de la gendarmerie est impressionnant et les contrôles effectués pour accéder au palais de justice (Paris et Porte Clichy) sont extrêmement scrupuleux ; une salle d’audience principale et d’autres salles équipées de vidéotransmission sont mises à la disposition du public (accrédité ou non) et le procès est filmé ; des centaines de journalistes (français et étrangers) présents les jours d’audiences jugées les plus intéressantes ou les plus passionnantes ; la durée des procès : 3 mois pour le procès de janvier 2015, environ 6 mois pour le second, etc.
Arrêtons-là cette rapide présentation de quelques similitudes entre les deux procès. Celui des attentats de janvier 2015 est terminé (septembre-novembre 2020), l’autre, est en cours (septembre-mai 2022). Sur ce dernier, je m’abstiendrai de tout commentaire car il est loin d’être achevé et je ne pourrais pas mieux dire que celles et ceux qui ont chroniqué jusqu’alors chaque audience.
En revanche, je souhaiterais revenir sur le procès qui a eu lieu au tribunal judiciaire de la Porte de Clichy et en tirer, avec le recul, quelques enseignements sociologiques qui, à n’en point douter, se retrouveront, mutatis mutandis, lorsque l’heure sera venue pour les sciences sociales de comprendre et d’interpréter, à l’aune des débats et du verdict, les enjeux fondamentaux du procès en cours pour le présent et l’avenir.
Je me suis rendu quotidiennement, pendant 54 jours[1], au Tribunal judiciaire de la Porte de Clichy dans le but de comprendre un fait nouveau dans notre histoire judiciaire, celui de l’accomplissement de la justice des hommes lors d’un procès portant sur le terrorisme de masse. Pour la première fois, la justice avait à examiner et à se prononcer sur un acte de violence politique fondée sur une justification religieuse, celle d’un Islam intégraliste ayant pour seul but la terreur et une supposée vengeance.
Une option méthodologique était possible, celle de m’extraire du déroulement quotidien de ce procès avec toutes ses péripéties, pour me porter vers une sorte de métaphysique afin de rendre plus intelligible des questions aussi fondamentales que la causalité des actes, qu’est-ce que juger, l’identité et ses modifications, la religion et le droit, les conditions de possibilité du crime et du désir de terreur.
Ce n’est pas cette perspective que j’ai choisie d’emblée, même si elle ne cesse de traverser mon enquête, parfois explicitement, souvent en filigrane. Il me semblait important de ne jamais me départir d’une ethnographie se donnant pour objet l’étude et le mode de vie, en un temps et un lieu donné, d’un espace judiciaire avec des acteurs s’efforçant decomprendre ce qui s’était passé et pourquoi cela s’était passé ainsi et pas autrement. Ce procès, pour moi, en disait long sur notre époque.
La question fondamentale que posait la tenue physique, matérielle et juridique de ce procès me semblait être la suivante : qu’est-ce que le présent dit de ce que nous sommes devenus ? Disons-le autrement : est-ce que l’actuel (ou le présent) nous aide à comprendre ce que nous sommes aujourd’hui, en ce sens où il pose, à nous tous, des questions et des problèmes historiques inédits à résoudre? Il ne faut voir là aucune inclination au geste spéculatif dans ce désir de comprendre ce qui advient à une société dont l’identité fondamentale, à la fois fragile et sensible, est la dissolution, constante, des repères de la certitude (Claude Lefort).
N’est-ce pas cela que permet l’ordre démocratique : reprendre indéfiniment la « légitimité du débat sur le légitime et l’illégitime » ?[2] J’insiste. Le procès auquel je me suis rendu pendant trois mois, en tant qu’évènement, permet de repérer, dans une unité de temps et de lieu, des choses que l’on n’avait pas encore vues et donc dont on n’avait pas encore parlé, et parmi elles la possibilité de détecter celles qui mettaient sur la voie d’indices, plus ou moins diffus, montrant la fragilité de nos modes de pensées et de nos pratiques en pareilles circonstances.
Journalisme et sociologie
C’est cette configuration générale qui a, sans aucun doute, créé chez moi cet état d’incertitude méthodologique lors des premières audiences : comment s’y prendre, en pratique, pour rendre compte d’un évènement aussi important qu’un procès de cour d’assise, jugeant des personnes accusées de terrorisme, et cela en si peu de temps ? Le recours aux techniques traditionnellement employées lors de mes précédentes enquêtes (entretiens, questionnaires, statistiques, observation « participante », etc.) était inopérant.
Mais lors des premières séances, je ne cessais de penser et de repenser au célèbre ouvrage de Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental (Gallimard, 1963). En particulier à ce passage où il explicite un paradoxe de son enquête : « L’ethnologie, se trouve dans une situation à la fois ridicule et déplorable, pour ne pas dire tragique, car à l’heure où elle commence à s’organiser, à forger ses propres outils et à être en état d’accomplir la tâche qui est sienne, voilà que le matériau sur lequel porte son étude disparaît avec une rapidité désespérante » (1963, p.58).
J’avais déjà rencontré, toute proportion gardée, pareille situation lors de mon enquête à Sangatte (2000-2002) sur les exilés qui souhaitaient se rendre illégalement en Angleterre. Cette-fois-ci, je devais procéder différemment. Je me suis tout d’abord laissé porter, lors des premières audiences, par les situations, les échanges, les rituels, les controverses, le travail des journalistes et leurs relations « privilégiées » avec les avocats, les interactions verbales et physiques entre les accusés et leurs avocats, entre parties adverses en salle d’audience et en dehors d’elle, etc.
Puis, c’est au fil des audiences, et de ma fréquentation quotidienne des journalistes, en salle d’audience et en dehors d’elle, en particulier à l’heure du déjeuner, que me vint l’idée qu’il serait heuristiquement profitable d’articuler deux perspectives de mise en ordre du monde : le journalisme et la sociologie. Le journalisme dans sa pratique de l’urgence, sa construction de l’évènement et son inclination à rendre compte de ce qui est supposé essentiel ; la sociologie, en ne séparant jamais, situations, relations entre les personnes et institution dans laquelle ces situations et ces relations ont leur sens ; pour les acteurs eux-mêmes et ceux qui les observent.
Il me faut être plus précis. À quoi ai-je été vraiment attentif tout au long de ce procès ? Au rebut, c’est-à-dire à ces choses tombées à l’écart, ce que l’on a sous les yeux mais que l’on ne voit pas. Les rebuts ont cette propriété de laisser des traces, des empreintes, qui rendent perplexe ; ils sont d’excellents objets de correspondance qui lient et relient les choses entre elles mais qui restent sans intelligibilité (et au fond dont on ne sait pas quoi faire), exactement comme le courrier postal qui n’a pas trouvé son destinataire et ainsi n’a pu être ni distribué ni réexpédié et qui attend au rebut (c’est d’ailleurs le terme exact).
Ce sont ces rebuts que j’ai regardés et examinés de près : le port du masque laissant seulement deviner la forme et l’expression d’un visage, le récit haché de l’accusé, le rire de la salle lorsqu’une parole ou une remarque lui paraissait drôle, la phrase du témoin qui commence et s’arrête brusquement, un propos inchoatif qui passe d’une chose à une autre sans lien apparent, les vrais-fausses disputes entre avocats, le rituel auquel on ne déroge jamais malgré sa nature arbitraire et contestée, la religion que l’on sépare de l’univers des accusés lors des premiers « interrogatoires de personnalité », le corps embarrassé et trop lourd à porter des victimes et des témoins se dirigeant vers la barre, le silence délibéré ou honteux, etc. Autant d’actes, d’actions et de paroles qui ne m’ont pas paru secondaires ou épiphénoménaux.
Un exemple suffira à éclairer mon propos. Le rapport des accusés à l’islam ; rapport quasiment jamais interrogé sinon en terme vague d’ « adhésion » à une « idéologie radicale ». Cette perspective laisse échapper l’essentiel qui est resté impensé tout au long du procès. Le rapport des accusés à la religion est un rapport « bricolé », sans culture, ni savoir. L’Islam, comme système contraignant constitué dans son noyau dur, d’obligations, d’interdits et de sanctions, est tard venu, non dans la conscience des accusés mais dans leur existence ordinaire faite d’embrouilles et de carambouilles.
Ils se sont trouvés en présence (par « hasard » ou de manière concertée) de la religion dans leur cité ou en prison[3]. Ce sont là deux espaces de production de croyants approximatifs ; autrement dit, de dévots profondément incultes. Pour ce qui est de la mosquée, elle est d’abord et avant tout un lieu de socialisation post-conversion. En réalité, et j’en suis aujourd’hui convaincu (conviction fondée, entre autres, sur ma familiarité pratique à ces univers), même ceux qui sont « nés » musulmans dans une famille musulmane se sont « convertis » à l’islam ou à quelque chose qui, à leurs yeux, lui ressemble.
Si j’emprunte au latin classique sa définition (convertere), convertir veut dire : « tourner, faire retourner, changer », et le latin chrétien nous indique que convertir signifie : « ramener à de meilleurs sentiments, remettre sur la bonne voie ». Je pense que c’est exactement cela qui s’est passé pour les accusés ; ces derniers ont tardivement rencontré la religion et (d’abord) ses interdits et, dans le même mouvement, la rédemption devenait pour eux la procédure la plus simple pour parvenir à « de meilleurs sentiments ».
Un autre aspect, au cours de ce procès, pourtant embarrassant, et quasiment resté infra-conscient (même dans les chroniques journalistiques), réside dans le fait d’être saisi par l’émotion au point d’obliger au dé-placement. À quitter sa place.
J’ai vu, lors de certains récits de victimes directes des attentats, des personnes sortir de la salle d’audience en pleurs, s’adressant à d’autres dans le même état, leur disant : « Je n’en peux plus », « C’est trop horrible », « Je ne peux plus écouter », etc. L’émotion est un état affectif transmissible et accessible au toucher ; la main peut se poser sur l’être ému (« Je vois bien que ça ne va pas » la main posée sur l’épaule).
Personnellement, je me suis efforcé de ne pas apparaître perturbé. Il me fallait rester ostensiblement immobile, faisant le minimum de gestes susceptibles de trahir la vérité de mon état, et de retenir des émotions qui ne demandaient qu’à être libérées. J’étais profondément ému, comme beaucoup, mais je me suis efforcé de passer d’un état d’émotion (le corps qui trahit l’extrême malaise car l’émotion existe pour être vue) à celui d’un effort pour faire place au sentiment qui, lui, a partie liée au travail de la pensée dans son effort d’assembler et d’ordonner durablement des éléments disparates. Le sentiment en tant que conscience, plus ou moins claire, de la situation et des enjeux[4].
Je n’ai pas, personnellement, échappé à cette « émotion collective ». Les récits et les témoignages pendant plusieurs jours entendus, particulièrement ceux des victimes des attentats et leurs proches, ont produit sur moi quelques effets perturbateurs que je n’ai pas pu totalement maîtriser. Très vite je me suis dit, plus ou moins confusément, qu’il ne fallait que je me laisse envahir par quelques émotions et que je devais veiller à les tenir à distance, car elles pouvaient introduire, pensais-je alors, des « biais» dans ma compréhension des pratiques que j’observais. Peine perdue. Les témoignages de nombre de personnes des parties civiles ont provoqué chez moi un état affectif à chaque fois bref mais très intense, que l’on appelle l’émotion.
Certes je ne suis pas sorti. Je suis resté à ma place (presque) comme si de rien n’était. Mais ces moments d’émotion étaient perceptibles par tout le monde. Celles et ceux qui en étaient sujets savaient, sur le mode pratique, que rester à sa place avait toutes les chances de perturber le cours du procès. Troubler le procès signifie que les témoignages perdraient de leurs sens et de leur intensité. Et je ne crains pas d’ajouter la chose suivante : dérégler le cours des choses, le cours normal des audiences par des pleurs, des cris de colère ou d’indignation étouffés, pouvaient jeter la suspicion sur l’être ému, accusé d’atténuer la portée du témoignage afin qu’il ne touche pas le cœur des juges. Mais pas seulement.
C’est le devoir des uns et des autres qui ne peut plus s’exprimer si le procès est dérèglé. L’origine du mot devoir le dit bien, le devoir est ce que nous devons ; et nous sommes tenus par ce que nous devons, nous sommes liés par l’impératif de restitution (légale ou morale) de quelque chose à une personne, un groupe, etc. On rend ou on « paye » par devoir, et c’est en cela que celui-ci est avant tout moral.
La cour, dans son activité quotidienne, distribuait aussi également que faire se peut la parole aux uns et aux autres (accusés y compris) ; veillait scrupuleusement au maintien du « contradictoire » ; gardait à l’esprit que les conflits de droit et les raisonnements juridiques pouvaient se déployer en toute liberté dès lors qu’ils n’étaient pas une atteinte à la « clarté des débats » et, que chacun et tous, au nom du droit et de la justice, se devaient de contribuer à la « manifestation de la vérité ». La cour entendait chacun, sans les confondre, tout en veillant à ne jamais laisser la violence du propos devenir la forme dominante des échanges. J’ai été particulièrement frappé par la lucidité de la cour qui, sans effacer ni nier sa compassion envers les victimes et leurs proches, ne s’est pas rendue aveugle aux différences réelles qui existaient entre les accusés et leur niveau d’implication dans les crimes et délits commis[5].
Voir, saisir et discerner, vouloir savoir jusqu’à épuisement comment s’accomplit la nécessaire justice des hommes. Pourquoi cet effort ? Pour en restituer le visible et la complexité, les morales en actions, les personnes et leurs personnages, l’acte de juger en situation et par lequel on rend la justice. Aussi, pour la mémoire.
NDLR : Smaïn Laacher vient de publier Juger la terreur. Le procès des attentats de janvier 2015 aux éditions de l’aube