Écologie

Environnement et pouvoir des mots

Philosophe, Socio-anthropologue

Comme champ institutionnel mais aussi objet de discours, l’environnement n’échappe pas à l’emprise de rhétoriques conquérantes et dominatrices qui ne font que nous couper un peu plus de la vie qui nous entoure. À la possibilité du langage à révéler le monde, nous substituons la croyance en la puissance des mots à changer le monde, ignorant notre vulnérabilité face aux basculements sociétaux et terrestres.

Est-il possible de tirer un fil, de trouver une cohérence face à l’avalanche des questions qui s’amoncellent et obscurcissent l’horizon collectif, pandémie, tensions géopolitiques, inégalités et disparités socio-économiques, dérives autoritaires voire fascisantes, exacerbation des violences, etc… ? On peut sans doute proposer de multiples lectures des crises et des situations erratiques auxquelles nous sommes confrontés, mais il existe peut-être un terme commun à cet enchevêtrement de problèmes, c’est la notion d’environnement et sa signification du point de vue du devenir collectif.

Depuis l’émergence de la modernité et de façon beaucoup plus caractérisée depuis le XIXe siècle, ce devenir a reposé sur la détermination d’objectifs collectifs circonstanciés et restreints, largement quantitatifs, à la fois industriels, techniques, commerciaux, économiques, sanitaires ou sociaux, avec plus ou moins de précision et de rigueur et des marges considérables d’incertitude.

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Ces objectifs étaient loin d’embrasser l’ensemble des aspects des existences humaines, comme l’ont montré les luttes sociales du XIXe siècle, qui ont abouti à faire reconnaître des pans entiers de l’existence, initialement totalement ignorés par le capitalisme naissant, en termes de santé, de sécurité, de protection, de droits humains. Les violences des deux guerres mondiales ont conduit à l’élaboration d’un nouveau compromis autour de la création de l’ONU et de ses agences et de la promulgation de la Déclaration universelle des droits de l’homme, tremplin à la décolonisation et à un nouvel âge des relations sociales et internationales sur fond d’affrontement Est-Ouest.

Le formidable essor scientifique, technique, industriel, économique et social qui a suivi a bouleversé en profondeur les équilibres mondiaux et a vu l’émergence et l’amplification à l’échelle planétaire, derrière les enjeux géopolitiques, d’une nouvelle interrogation avec la question environnementale. Celle-ci, d’abord fragmentaire, restreinte à des champs limités, protection de la nature, ressources, pollutions, déchets, a pris au fil du temps une consistance et une extension considérables avec, à partir des années 1980, la confirmation progressive du réchauffement du climat lié l’amplification de l’effet de serre lui-même tributaire de l’usage massif des énergies fossiles au cœur du développement des sociétés depuis au moins deux siècles.

Le terme et la notion d’environnement constituent probablement un des acquis majeurs de la modernité.

Loin de constituer un champ spécifique ou restreint, comme certains semblent continuer de le penser, de transition socio-technique plus ou moins limitée, la question environnementale demande à être saisie dans sa pleine extension, au cœur du vivre ensemble dont elle constitue sans doute la clé, interrogeant de façon globale notre rapport au monde tant physique que vivant ou social, interhumain.

La méconnaissance voire le rejet de ses multiples composantes et de ce qui les lie intrinsèquement les unes aux autres constitue une des origines profondes de la crise actuelle, de la dérive dans laquelle est engagée l’humanité, soulevant à une échelle sans précédent la question de ses causes. Les développements en matière d’inégalités et de genre sont sans doute ceux qui ont apporté les éclairages et les avancées les plus marquants sur ces questions.

Le terme et la notion d’environnement constituent probablement un des acquis majeurs de la modernité. Ils relèvent d’usages très larges intervenant, bien au-delà du champ environnemental proprement dit et de ses registres institutionnels, dans une multitude de domaines, soumis à une forte polysémie dont le pluralisme reste mal appréhendé et sous-évalué.

À la différence de la plupart des mots, qui, comme l’indique Wittgenstein, « dénomment des objets », « environnement » ne désigne aucun objet particulier du monde, mais plutôt un ensemble indifférencié d’éléments, mettant l’accent non pas tant sur ceux-ci en tant que tels que sur le rapport indéfini a priori dans lequel ils se situent globalement avec un agent, un acteur vivant qu’ils concernent, sans spécification particulière quant aux modalités de cette relation.

Contrairement à des mots comme « table » ou « chat » supposés désigner des éléments du monde indépendamment du locuteur, environnement signifie un complexe situationnel et relationnel génériquement lié au vivant, sous-entendant une forme d’implication, une dynamique de relation et d’action. La force et la spécificité d’environnement tiennent à cette double indétermination, de ce qu’il désigne précisément et de la nature du lien avec ce qu’il désigne. Ces aspects lui confèrent un sens particulièrement large et partageable de communalité individuée. L’étendue de ce rapport, la diversité des registres qu’il recouvre, biologiques et donc vitaux, pratiques et opératoires, cognitifs, sensibles, émotionnels et affectifs est très vaste.

C’est avec Darwin que s’amorce la compréhension contemporaine de la notion d’environnement. Bien que la pensée de Darwin ne soit pas univoque, elle constitue néanmoins une rupture majeure dans la pensée du vivant en dégageant celui-ci de tout finalisme, de toute téléologie, pour en faire l’acteur de ses dynamiques propres à travers des mécanismes dans lesquels le hasard a toute sa place. La nature, le vivant sont, à travers les avatars de leur capacité reproductive, les opérateurs de leur propre transformation, sans pour autant échapper aux pressions extérieures.

Darwin introduit une perspective radicalement nouvelle intégrant l’ensemble du vivant, homme y compris, dans une continuité évolutive qui s’offre à l’intelligibilité sans que ses ressorts n’en soient pour autant pleinement maitrisables, appelant un effort cognitif renouvelé face à un monde intrinsèquement instable et potentiellement dangereux. Il rompt ainsi radicalement avec le cadre épistémique préexistant – celui de la création –, introduisant une perspective dont la modernité ne prendra que progressivement et malaisément la mesure et dont la crise environnementale dans la forme que nous lui connaissons est une énième expression.

De façon caractéristique, Darwin n’utilise pas le terme environnement, mais celui de « conditions extérieures » pour désigner l’ensemble des conditions matérielles auxquelles sont confrontés les organismes. Mais il ne fait jamais de celles-ci un déterminant de leur transformation. Si Darwin met au centre de sa conception la pression sélective, celle-ci ne s’exerce qu’indirectement sur la capacité des organismes à se reproduire, elle n’est pas à proprement parler causale : ce qui est déterminant, c’est la propension des organismes à la reproduction et le jeu des circonstances plus ou moins favorables à celle-ci.

Darwin comprend sans pouvoir le démontrer, faute des connaissances génétiques nécessaires, que le moteur de la dynamique du vivant et de sa diversité est précisément le vivant lui-même et la dynamique qui le porte, témoignant par-là de son autonomie. Il faudra un long travail scientifique mais aussi épistémologique pour dégager la pleine portée et la richesse de la perspective darwinienne et de son indéterminisme.

De fait, elle fait pénétrer l’humanité, son effort de connaissance et ses ancrages existentiels, dans une terra incognita dans la mesure où elle la replace dans un monde auquel celle-ci est intrinsèquement liée sans qu’elle n’en comprenne ni n’en maitrise pour autant l’organisation ou le devenir. D’autant plus que, par sa présence et son action mêmes, elle ne cesse de le transformer et donc d’en renouveler les conditions avec d’autant plus d’ampleur qu’elle affirme sa puissance et l’extension de ses moyens, décuplés par le développement industriel.

C’est cette emprise et ce dessaisissement auxquels l’humanité comprend progressivement à travers l’environnement qu’elle est simultanément confrontée à toutes les échelles, qu’elle a en même temps beaucoup de difficulté à appréhender tant ils s’inscrivent en contradiction avec les configurations préordonnées et finalisées qui ont orienté et conduit son développement.

Les implications d’une réalité aussi large et de la sémantique qui la porte sont évidemment considérables, et soulèvent de multiples problèmes. On peut souligner d’emblée que pour une langue comme le français, marquée par des exigences de définition, de clarté, de précision, d’univocité, de formalisme et de syntaxe très affirmées, « environnement » est un terme qui présente d’importantes difficultés, tant par l’indifférenciation qu’il véhicule que par la dynamique, l’agentivité réflexive qu’il sous-tend, qui trouve mal sa place dans un champ discursif fortement structuré lié à une grammaire relativement rigide.

Le questionnement sous-jacent n’en est pas moins d’un apport majeur pour appréhender le contexte de confusion, de trouble dans lequel nous nous trouvons face à une dynamique dont nous mesurons qu’elle est hors de contrôle, exigeant de notre part une attention renouvelée au devenir, illustrée récemment de façon paroxystique par la pandémie et notre incapacité à y faire face, à y répondre autrement que de façon conjoncturelle.

Cela explique également, a contrario, la promotion de rhétoriques impériales et l’inflation de catégories hégémoniques, la propension autoritaire, manifestation d’un héritage d’affirmation et de maitrise, avec l’effet d’invisibiliser un peu plus ce qu’il est déjà si difficile de reconnaître, nous privant de la capacité à le saisir.

Nous faisons usage de mots sans lien avec la réalité à laquelle nous sommes confrontés et au lieu d’admettre le trouble et de chercher à mieux cerner le devenir du monde étrange et contradictoire qui nous entoure, nous persistons à ignorer les êtres, les processus, les phénomènes nouveaux qui s’y développent (gaz, pollutions, virus et autres organismes, écosystèmes, migrations humaines et non-humaines) et la part que nous avons dans leur surgissement.

Cette volonté de puissance s’affiche de façon exacerbée dans la propension des médias, des politiques et des décideurs à plier par le verbe le monde à leur désir de domination.

Le moment anthropocène, loin de remettre en cause l’exceptionnalité humaine, peut aussi se lire comme énième manifestation de notre emprise, de notre capacité unique à régenter le monde. Cette volonté de puissance s’affiche de façon exacerbée dans la propension des médias, des politiques et des décideurs à plier par le verbe le monde à leur désir de domination, invoquant des principes transcendants, souveraineté, universalisme, Lumières, raison, progrès, droits de l’homme et plus largement de l’humanité, sans mesurer combien ceux-ci sont le fruit d’élaborations et d’ajustements historiques toujours partiels et pour une part précaires.

Armés de ces figures hégémoniques, nous persistons non seulement à nous concevoir mais à nous vivre comme invulnérables, voués à la conquête sans limites de territoires et d’espaces renouvelant à l’infini notre capital de ressources et notre emprise sur le vivant. Il en va ainsi dans de multiples domaines, énergies avec la fétichisation du nucléaire par exemple, expansion océanique dans la course aux fonds marins et à leur exploration en vue de leur future exploitation, aiguisant notre appétit de souveraineté et de pouvoir, ou encore de l’espace terrestre proche, nouveau terrain de jeu des milliardaires.

Nous restons hantés par la figure du Léviathan, d’un monde interhumain régi mécaniquement par de supposées lois de la nature et ce qu’elles signifient d’appel à plus d’affirmation, de maîtrise, d’assurance, d’autorité voire d’arrogance, qui, au lieu de nous rapprocher de celle-ci, nous en éloignent radicalement. L’écart entre les mots et le vécu, la volonté de puissance et les vies menacées et vulnérables se prolonge en des comportements erratiques qui de manière mimétique diffusent dans toute la société. Ce monde que nous ignorons devient une menace risquant de nous engloutir et l’étranger, l’autre, sont perçus comme le symptôme du danger : un mécanisme bien connu et activé dans d’autres circonstances, très bien illustré dans le livre Récidive de Michaël Foessel.

La rhétorique de l’invulnérabilité se conçoit comme un bouclier, mais c’est un bouclier de papier qui n’en finit pas de se trouer et qui, faute de résultat en termes de protection, conduit à des usages toujours plus emphatiques du langage. Cette manière de faire s’apparente à une pensée magique à laquelle recourent volontiers médias, politiques et certains intellectuels voyant dans l’arrivée du composite et de la multiplicité la menace d’une déflagration de la pensée et la fin de la civilisation, rejetant l’écart et le défi sans précédent qu’ils constituent pour celle-ci.

À la possibilité du langage à révéler le monde en renonçant aux grandeurs, nous substituons la croyance en la puissance du discours à changer le monde, ignorant notre vulnérabilité face à la complexité des enjeux, aux basculements sociétaux et terrestres qui en découlent. Ce déni conduit à des formes d’impuissance et de renoncement anxiogène.

Mais l’impuissance s’inverse aussi en domination où l’arbitrage n’est plus le produit d’une relation, d’un ajustement de l’action au contexte et au processus qui la conduit, mais imposition de celui qui a le dernier mot. Cet enfermement dualiste entre deux pôles fait le lit de la radicalité et des affrontements qui caractérisent plus qu’une autre la société française et ses déchirements, publicisés de manière routinière, voire rituelle, mais dont on observe aussi l’empreinte grandissante dans de nombreux autres pays, régimes ou aires culturelles.

Cette rhétorique impériale (jupitérienne !) au lieu de donner des prises sur le monde a pour effet d’engendrer son contraire. La France est aussi une société de la peur, les Français sont les plus grands consommateurs d’anxiolytiques et la société est prise entre défiance vis-à-vis d’autorités surplombantes omniprésentes mais de fait inaptes à appréhender les complexités du réel et un déficit d’agentivité générateur de frustrations et de peur[1].

L’exacerbation des conflictualités à tout propos (énergies, laïcité, identités, éducation, genre, inégalités, territoires) en est une illustration significative, la montée des extrêmes, en particulier à droite, et l’effritement de la démocratie en sont une autre. L’évanescence du réel génère l’insécurité et met en question les registres coutumiers et usuels de l’action.

Le monde nous échappe, nous glisse entre les doigts, mais au lieu de chercher à saisir l’origine et les arrière-plans des déficits sous-jacents, d’en relever le défi, de reconnaître la faillibilité inhérente à l’agir, nous sommes tétanisés face au manque opératoire que l’on constate dans une multitude de domaines tant sociaux qu’environnementaux.

Cet empire de la rhétorique ne fait qu’amplifier la coupure d’avec ce qui nous est le plus proche, à savoir notre relation à l’environnement et à la vie qui nous entoure et dont nous sommes parties prenantes et non extérieures.

Face aux ruptures, parts implicites de la vie humaine, nous nous réarmons avec les stéréotypes hérités d’un passé révolu, l’image d’une France pérenne, éternelle, glorieuse, imperméable aux vicissitudes des temps. Ces dernières années ont témoigné d’une floraison de discours de ce type, tant politiques qu’économiques quant au déclin français, avec leurs prolongements émissaires dans la mise en cause des minorités ou des migrants. Quelles que soient les appartenances politiques, tous font appel à des registres supérieurs, à ces grands mots au-dessus du commun croyant pouvoir dissiper les conflits et imposer une vision universelle, linéaire et progressiste de l’histoire.

Cet empire de la rhétorique ne fait qu’amplifier la coupure d’avec ce qui nous est le plus proche, à savoir notre relation à l’environnement et à la vie qui nous entoure et dont nous sommes parties prenantes et non extérieures. Dans la suite de l’empirisme, un courant de la philosophie américaine initié par Emerson a mis en question les cadres du langage et les sublimités hérités de l’Europe au profit de « l’appropriation de l’ordinaire », selon l’expression de Sandra Laugier[2]. Prolongé dans le champ littéraire par Herman Melville, il a multiplié les concordances sur fond de dissemblance, refusant l’ordre linéaire du raisonnement et de la logique, de la séquence homogène, pour leur préférer les allusions intertextuelles plus à même de corréler la multiplicité des vies où coexistent humains et non-humains.

Comment échapper à cette grammaire qui, plus que dans le monde anglo-saxon, paralyse toute possibilité de lignes de fuite, comment ouvrir des possibles dans cette prison des mots et des figures rhétoriques dans laquelle nous sommes claquemurés[3] ? Refusant toute hégémonie discursive, Donna Haraway emprunte à Ursula Le Guin (1989) la théorie du sac à provisions « pour collecter, transporter et raconter les choses de la vie » s’opposant à l’usage viriloïde du langage ne comptant « qu’un seul véritable acteur, un seul véritable faiseur de monde : le héros », rappelant que « c’est le mot qui s’est fait chair à l’image du dieu céleste » dans un renvoi direct à « l’exceptionnalisme humain et l’individualisme borné ».

Comme le souligne Sandra Laugier dans le texte cité, le langage « ordinaire » implique la vigilance, la prudence, l’acceptation de la possibilité de l’échec conversationnel et de la vulnérabilité de l’action. La prise en considération de ce qui peut mal tourner nécessite une forme d’attention à ce que l’on fait, à l’acceptation des erreurs et des échecs, voire même à la capacité d’envisager le pire. Il s’agit de voir « l’ensemble de la forme de la vie humaine comme vulnérable, définie par une constellation d’échecs » poursuit Sandra Laugier, et d’user à bon escient du langage afin d’être au plus près du réel sans vouloir l’arraisonner et le plier à notre volonté.

Pour Wittgenstein, la signification des mots tient à leur usage : « Nous ne savons pas ce que signifie “Walden” si nous ne savons pas ce qu’est Walden », rappelle Sandra Laugier. Le sens n’est pas donné, il est l’objet d’une élaboration constante. En retenant que si l’idée du familier, du proche apparaît comme une condition pour renouer avec le monde, elle n’en doit cependant pas pour autant ignorer ce que celui-ci présente de distant, d’étranger voire de menaçant, comme le porte aujourd’hui la question du climat. C’est cette dualité entre proche et lointain qu’il est nécessaire de préserver mais que la multiplicité des échelles en cause et l’embarras qu’elle suscite nous conduisent bien souvent à oblitérer.

Cet ordinaire apparait bien éloigné de l’emphase qui se sert de mots totalement décontextualisés et non situés, annulant la réalité plutôt que tentant de la comprendre en faisant le deuil de notre démesure. La notion d’actes de langage renvoie implicitement à un contexte d’intelligibilité, de partage de sens et place d’emblée le locuteur dans une communauté d’êtres parlants. La reconnaissance de la notion d’action associée au langage s’est élargie à tous les univers de sens, qu’ils concernent humains ou non-humains.

Comme le répète Tim Ingold dans ses écrits, notamment Une brève histoire des lignes ou Machiavel chez les babouins, la mise en cause du dualisme cartésien de clivage entre nature et culture, corps et esprit, sujet et monde signe la fin des grands récits et de l’opposition entre ontique et sémantique. Chez Tim Ingold, les mots ne flottent pas au-dessus de la vie matérielle, aucun « discours n’est distinct de notre corporéité […] et nos idées sur le monde sont façonnées par la relation active que nous avons avec ses composantes humaines et non humaines », ce qui le conduit à parler du vivant en « termes de verbe plutôt que de substantif, de processus plutôt que de substances ». Il y est encore question d’usage des mots.

C’est bien là le défi auquel nous sommes confrontés pour ne pas sombrer dans le défaitisme, l’orgueil conquérant ou l’usage du langage comme arme et instrument de division. Dans le contexte culturel et linguistique de la société française, il n’est pas étonnant de voir des collapsologues et autres adeptes d’un grand récit, prophètes ou sages supposés, indiquer le chemin à suivre, n’échappant pas le plus souvent à la tentation de la totalité (La Terre, Gaïa, l’effondrement généralisé) ou à contrario des élites progressistes qui n’envisagent pas d’autre alternative que celle du marché et de toujours plus de modernisation.

Ne peut-on voir dans ces discours hégémoniques la figure et le symptôme de la prééminence d’un paradigme du social dont nous sommes victimes, qui enferme, sclérose et prive du renouvellement, de l’accès au monde et des transformations de l’expression et de l’agir ? On peut rappeler que l’environnement lui-même en tant que champ institutionnel mais aussi objet de discours n’échappe pas à l’emprise de ces rhétoriques conquérantes et dominatrices et qu’il y a là un enjeu auquel bien des acteurs qui y sont impliqués n’apportent pas l’attention qui serait nécessaire.

Certains courants de recherche tentent d’échapper à la domination de ce paradigme enfermant les acteurs dans des jeux pré construits. En filiation avec le pragmatisme, ils s’attachent à des récits circonstanciés de sujets en situation et en interaction, mettant au cœur de l’enquête l’expérience ordinaire, les processus d’apprentissage (et non la socialisation), les hésitations et conflits d’appropriation face aux chocs et aux ruptures, aux disruptions, identifiant leurs cheminements pour échapper au jeu de l’irréversible[4].

Seule une attention fine aux processus, à la part de caché et d’invisible propres aux dynamiques du vivant et l’emploi de mots ajustés aux situations peut nous permettre d’appréhender de façon plus juste les bouleversements écologiques, sociaux, sanitaires, climatiques en cours. Et nous débarrasser de l’obsession d’un pouvoir rhétorique souverain, historiquement lié à l’État, récusant les logiques d’homogénéisation et renonçant à tout fétichisme sacré du texte et des mots, préservant au contraire la fluidité du discours dans la sensibilité aux rectifications qu’impose les épreuves de la vie et du vivant.

NDLR : Ce texte reprend des éléments d’une intervention intitulée « L’environnement irrésolu », à paraître en 2022 dans Paola Paissa et Yannick Hamon (dir.), Discours environnementaux : convergences et divergences, Aprilia, Aracne Editrice (Italie).


[1] Jean-Michel Bezat, « Quand ils se regardent, les Français se désolent ; quand ils se comparent, ils se… désolent encore », Le Monde, 6 décembre 2021

[2] Sandra Laugier, « L’ordinaire transatlantique, de Concord à Chicago en passant par Oxford », L’homme, n° 187-188, Éditions de l’EHESS, 2008.

[3] On peut rappeler à ce propos le titre de l’ouvrage Claquemurer pour ainsi dire tout l’univers : la mise en exposition, sous la direction de Jean Davallon, CCI, centre Pompidou, 1986, évocateur de la clôture de la représentation dans le contexte du structuralisme finissant.

[4] Francis Chateauraynaud et Josquin Delbaz, Aux bords de l’irréversible. Sociologie pragmatique des transformations, Paris, Éditions Petra, 2017.

Lionel Charles

Philosophe, Chercheur en sciences sociales, Fractal

Bernard Kalaora

Socio-anthropologue, Chercheur à l'IIAC (CNRS, EHESS), ancien président de l’association LITTOCEAN

Rayonnages

Écologie

Mots-clés

Anthropocène

Notes

[1] Jean-Michel Bezat, « Quand ils se regardent, les Français se désolent ; quand ils se comparent, ils se… désolent encore », Le Monde, 6 décembre 2021

[2] Sandra Laugier, « L’ordinaire transatlantique, de Concord à Chicago en passant par Oxford », L’homme, n° 187-188, Éditions de l’EHESS, 2008.

[3] On peut rappeler à ce propos le titre de l’ouvrage Claquemurer pour ainsi dire tout l’univers : la mise en exposition, sous la direction de Jean Davallon, CCI, centre Pompidou, 1986, évocateur de la clôture de la représentation dans le contexte du structuralisme finissant.

[4] Francis Chateauraynaud et Josquin Delbaz, Aux bords de l’irréversible. Sociologie pragmatique des transformations, Paris, Éditions Petra, 2017.