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Présidentielle 2022 : les leçons du premier tour

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Les résultats du premier tour en disent long sur la qualité du débat public et l’état de notre démocratie représentative. Ce scrutin, sans renouvellement significatif de l’offre politique, est marqué par une abstention de masse, reflet d’une défiance citoyenne à l’égard des responsables politiques. Il se traduit par la banqueroute des partis de gouvernement traditionnels et la réorganisation du paysage politique en trois blocs. Et l’on constate une responsabilité particulière des médias dans l’entretien d’une « bulle Zemmour » et leur recours exacerbé aux sondages.

Emmanuel Macron : 27,6 % des suffrages exprimés. Marine Le Pen : 23,41 % des suffrages exprimés. À la lecture de ces deux chiffres, le président-candidat à sa réélection Emmanuel Macron pourrait sembler avoir réussi son pari : en tête à l’issue du premier tour, avec un score supérieur de quatre points à celui d’il y a cinq ans (très inférieur à celui obtenu par François Mitterrand en 1988 mais équivalent à celui de Nicolas Sarkozy en 2012), il a fait un pas important vers la victoire le 24 avril prochain, même si celle-ci ne sera pas facilement acquise.

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Mais la première place d’Emmanuel Macron est conquise alors que les Français se sont à nouveau massivement abstenus. À 26 %, le taux d’abstention est sensiblement proche de la part des suffrages exprimés recueillie par Emmanuel Macron ; il est supérieur de 10 points à l’abstention de 2007, de près de respectivement 6 et 4 points à celles de 2012 et de 2017. L’extrême droite est en forte progression par rapport au dernier scrutin présidentiel. Marine Le Pen gagne plus de deux points en cinq ans et, cumulés, les résultats de la candidate du Rassemblement national, d’Éric Zemmour et de Nicolas Dupont-Aignan dépassent les 32,5 %.

Explosion de l’extrême droite et abstention massive après une campagne du président de la République délibérément réduite à peau de chagrin, sans participation ni à un débat collectif ni à une émission du service public interviewant lors de la même soirée chaque candidat : la réélection d’Emmanuel Macron pourrait se faire à coût élevé pour la démocratie représentative et dans des conditions rendant difficilement gouvernable le pays durant les cinq années à venir.

Un air de déjà-vu

La photographie des candidates et candidats au premier tour permettait difficilement de donner une identité spécifique à la campagne présidentielle de 2022. Leur nombre était dans l’épure des derniers scrutins : douze contre onze en 2017, dix en 2012 et douze en 2007. Leurs visages étaient largement connus si ce n’est des campagnes présidentielles, du moins de la vie politique et médiatique française. Bien qu’à nouveau plus jeune candidat du scrutin, le candidat à sa réélection Emmanuel Macron n’est parvenu à incarner cette fois dans la campagne ni la jeunesse, ni un quelconque renouveau. Nathalie Arthaud, Nicolas Dupont-Aignan, Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et Philippe Poutou étaient candidats pour la troisième fois, Jean Lassalle pour la deuxième.

Les cinq novices de la campagne se présentaient avec une longue expérience politique ou médiatique. Valérie Pécresse a été ministre de 2007 à 2012, et est présidente du conseil régional d’Île-de-France depuis 2015. Anne Hidalgo est maire de Paris depuis 2014, et elle était, de 2001 à son élection à la tête de la capitale, première adjointe au maire. Yannick Jadot avait en 2017, après avoir déjà remporté la primaire d’Europe Écologie Les Verts (EELV), associé sa candidature à celle de Benoît Hamon. Éric Zemmour s’est installé comme chroniqueur indéboulonnable dans le paysage audiovisuel, et multiplie les condamnations pour provocation à la haine raciale et religieuse depuis 2003.

Le contraste apparaissait ainsi saisissant avec 2017, lorsque l’offre politique paraissait ouvrir la possibilité d’un « vote disruptif » (pour reprendre le titre de l’ouvrage dédié par les Presses de Sciences Po, sous la direction de Pascal Perrineau, aux élections présidentielles et législatives d’il y a cinq ans). Seule la candidature du communiste Fabien Roussel semblait associée à un certain vent de fraîcheur, incarné par un slogan – « la France des jours heureux » – sortant davantage des codes actuels de la communication politique que ceux des autres candidats. Son résultat – 2,31 % des suffrages exprimés – est finalement proche des 1,93 % obtenus par Marie-Georges Buffet lors de l’élection présidentielle de 2007.

Apathie politique

L’impact de cet air de déjà-vu sur le rapport aux urnes – de plus en plus en distancié – des citoyens français a été renforcé par une dynamique plus profonde et marquée d’affaiblissement de la confiance dans la démocratie représentative et à l’égard des responsables politiques.

Ces derniers paraissent aveugles à une exigence : le respect des citoyens, du vote, de la démocratie représentative, exige une parole politique transparente et de vérité. Trop d’épisodes venant illustrer une parole défaillante – du pouvoir comme de l’opposition – ont nourri la défiance citoyenne. La convention citoyenne pour le climat restera sans doute un symbole marquant d’une telle défaillance : alors qu’elle se présentait comme le premier temps fort d’une nouvelle pratique de la décision, ses propositions ont pour la plupart été enterrées, en totale contradiction avec les engagements initialement pris. Déclencheur de la mise en place de cette convention, le mouvement des gilets jaunes a constitué une forme exacerbée d’expression d’une volonté d’une démocratie plus participative latente depuis plusieurs années maintenant, et à laquelle aucune véritable réponse n’a pour le moment été apportée.

Les facteurs sont multiples pour expliquer le score de la candidate Les Républicains Valérie Pécresse (4,79 % des suffrages exprimés). La faiblesse des soutiens qu’elle a reçus dans son propre camp, l’assourdissant silence de Nicolas Sarkozy, la concentration de bon nombre de critiques sur sa posture physique, sa voix, ses mimiques, sa quête insistante de marqueurs de crédibilité, ont été, quinze ans après la difficile campagne de Ségolène Royal, une nouvelle illustration de la réticence française à accepter qu’une femme puisse devenir cheffe de l’État et des armées. L’interrogation sur la compétence politique reste en 2022 comme elle l’était en 2007, et pour reprendre les analyses de la chercheure Aurélie Olivesi, « une question de genre ».

Mais la banqueroute électorale de Valérie Pécresse prend également ses racines dans le flou et les retournements de son positionnement. En jouant la carte de l’ultra-droitisation, en mettant au cœur de sa campagne les thématiques de l’immigration, de l’identité et de l’insécurité, la présidente de la région Île-de-France a abandonné l’espace conservateur modéré et pro-européen qu’elle était censée incarner et qu’elle avait défendu lors de la primaire des Républicains. Comment dès lors représenter auprès des électeurs une solution politique de transparence et de confiance ?

La faiblesse du taux de participation au premier tour confirme que la désaffection des urnes s’est puissamment installée sous le mandat d’Emmanuel Macron, après des taux d’abstention record aux élections municipales de 2020 (55,34 % au premier tour, 58,4 % au second) comme aux régionales de 2021 (66,72 % au premier tour, 65,31 % au second). Entre les deux présidentielles, l’apathie politique s’est durablement affirmée comme la première force du pays. Sans véritable dialogue avec les citoyens préalable à l’élection, sans débat de qualité entre les candidats et au rythme du petit jeu des renoncements au cours des campagnes comme une fois au pouvoir, les fondations mêmes de la démocratie représentative française sont progressivement mises à mal, au point que dès 2007 les politistes Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen faisaient le choix de parler d’une « démocratie de l’abstention ».

Élection après élection, la démocratie française paraît se vider de sa substance. Le taux de participation au deuxième tour de la présidentielle 2022 – qui s’annonce plus élevé qu’au premier tour et qu’en 2017 – permettra de mesurer à quel point elle est malade. Même sans présumer de celui-ci, tous les indicateurs sont au rouge aujourd’hui.

La récurrence des promesses faites et non tenues a en effet durablement démonétisé en France la politique et les politiques. Bien évidemment, d’autres formes d’engagement existent, associatifs, dans des projets locaux, pour des combats environnementaux et la mobilisation de la jeunesse dans ces derniers notamment est remarquable. Le politiste Vincent Tiberj a montré que pour certains citoyens, « le vote s’est banalisé au profit d’autres formes de politisation et de participation ». Le vote est davantage pour eux pratiqué de façon intermittente que véritablement rejeté. Mais d’une part ces citoyens présentent des profils sociologiques particuliers, plutôt aisés. Et, d’autre part, le principe même d’une souveraineté nationale qui appartient au peuple suppose un exercice massif par ce dernier de son droit de vote.

Trois blocs

Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle montrent un paysage politique désormais structuré en trois blocs.

Le premier bloc est celui de la droite macroniste. Le président sortant est parvenu à faire de l’électorat traditionnel de l’aile modérée des Républicains un de ses piliers. Avec un peu plus de 27 % des suffrages exprimés, il impose une marque solide sur la scène politique française, qui souffre toutefois de l’absence d’alliés véritables pour construire une proposition majoritaire. Sa victoire au second tour ne peut reposer que sur des reports de voix de la part d’électeurs ayant fait le choix au premier tour de camps politiques avec lesquels les désaccords sont majeurs, sinon marqués.

Le deuxième bloc est celui de l’extrême droite, qui totalise près du tiers des suffrages exprimés. La candidature d’Éric Zemmour n’a pas affaibli celle de Marine Le Pen, au contraire, celle-ci captant davantage de suffrages qu’il y a cinq ans. Elle fait de l’extrême droite, avec un tiers des suffrages exprimés, la première force politique dans les urnes. Dans son analyse de l’élection présidentielle de 2017, le politologue Gilles Ivaldi (qui est notamment responsable pour la France du programme international de recherche « Contextes Infra-Nationaux et vote de droite radicale en Europe (SCoRE) ») soulignait déjà que le populisme semble « constituer un vecteur de mobilisation d’électeurs déconnectés des partis traditionnels » et qu’il « correspond sans doute plus à cet égard à une logique de politisation que d’apathie ou de retrait du système politique ».

L’extrême droite française se caractérise par une capacité de mobilisation dans les urnes marquée. Autrement dit, ceux qui avaient vu dans les résultats du Rassemblement national aux élections municipales de 2020 la preuve d’une démobilisation de son électorat ont fait une analyse trop rapide d’un scrutin dont les particularités (et le contexte de crise sanitaire dans lequel il s’est déroulé) permettaient difficilement de tirer des leçons au niveau national.

Le troisième bloc est celui de la gauche, avec comme nouveau centre de gravité l’Union populaire. Jean-Luc Mélenchon, en arrivant en troisième position du scrutin, augmente très significativement son pourcentage de voix par rapport à 2017 (de 19,58 % à 21,95 %). Il a réussi, à travers une campagne dont la majorité des observateurs a salué la qualité, à provoquer une dynamique de la jeunesse vers les urnes, même si la part des abstentionnistes reste plus forte chez les 18-24 ans et les 25-34 ans (respectivement 42 % et 46 %) que dans les autres classes d’âge. Il obtient en effet un tiers des suffrages chez les moins de 25 ans et 30 % chez les 25-34 ans.

Au-delà même de son incapacité à s’unir en amont de l’élection et de l’ambiguïté puis du mépris avec lequel la gauche écologiste et socialiste a considéré l’initiative de la primaire populaire, la politique de la terre brûlée qu’elle a adoptée – Yannick Jadot et Anne Hidalgo ont fait le choix de concentrer dans les semaines précédant le premier tour leurs critiques sur le candidat de l’Union populaire, des responsables de leurs campagnes n’ont pas hésité à affirmer qu’ils préféraient une large défaite de toutes les candidatures de gauche plutôt que l’accession de Jean-Luc Mélenchon au deuxième tour – s’est retournée contre elle-même. Le candidat d’EELV, avec 4,58 % des suffrages exprimés, se retrouve face à une équation financière compliquée. Le contraste est saisissant entre les 1,74 % de la candidate socialiste et le nombre d’élus locaux sous l’étiquette PS.

Se réfugier derrière l’explication du vote utile est tout sauf une solution pour le camp socialiste. Tout d’abord car s’affrontent toujours dans les urnes lors d’une élection présidentielle, pour reprendre l’analyse du professeur Jean-Luc Parodi, « deux logiques contradictoires dont l’équilibre fait l’élection », celle de la qualification (le vote utile) et celle d’« expression et de message ». Ensuite car si la survie du Parti socialiste (PS) est encore possible, elle ne peut se faire qu’à travers la construction d’un projet de société en phase avec les attentes des citoyens et la réalité des difficultés de leur quotidien, c’est-à-dire en remettant totalement en cause les positionnements et les postures des cinq dernières années.

La bulle Éric Zemmour

Les résultats de ce premier tour de l’élection présidentielle rendent, enfin, difficile de ne pas parler de la bulle médiatique créée et entretenue pendant au moins sept mois, de septembre 2021 à mars 2022, autour d’Éric Zemmour. En attente de leur « moment Baron noir », pressés de faire vivre une actualité de « dernières minutes », de polémiques et de rebondissements pré-écrits, la quasi-totalité des médias, et non uniquement les chaînes d’information en continu, a fait le choix de couvrir l’élection présidentielle à venir en faisant du polémiste son centre de gravité.

La couverture médiatique hypertrophiée dont Éric Zemmour a bénéficié a créé le « fait politique » qu’elle était censée couvrir. La centralité prise par le commentaire des enquêtes d’opinion, au détriment des débats de fond, a entretenu cette hypertrophie, beaucoup d’intervieweurs concentrant une part démesurée de leurs questions à demander des réactions sur des mouvements de sondages plus faibles que des marges d’erreur, plusieurs acteurs politiques semblant se donner comme seule boussole stratégique les intentions sondagières.

La pratique des sondages paraît avoir basculé de la mesure des rapports de force politiques à l’imposition dans le débat de rapports de force virtuels pour reprendre l’analyse du politiste Alexandre Dézé dans ses 10 leçons sur les sondages politiques, qui pointe également les interrogations soulevées par les choix de recourir à des échantillons en ligne de volontaires autorecrutés, de redressement des résultats bruts et de formulation des questions.

Si les sondages se présentent comme une tentative de photographie des intentions de vote à un moment donné, il est néanmoins frappant de noter, en relisant a posteriori les analyses publiées en octobre 2021, c’est-à-dire un mois avant qu’Éric Zemmour ne soit candidat, que celles-ci mettaient en avant sa qualification possible au second tour en insistant sur « le faible niveau d’indécision de ses électeurs » (Le Figaro, 21 octobre 2021). Le phénomène d’évaporation – le rapport est de près de un à trois entre les 7,05 % du polémiste et certaines enquêtes de l’automne – de cet électorat présenté comme certain de son choix n’en est que plus frappant.

La « question du leadership chez les nationalistes » (Le Monde, 10 octobre 2021) s’est-elle réellement posée ailleurs que dans les salles de rédaction et les bureaux des instituts de sondage ? Les responsables des instituts assument d’ailleurs aujourd’hui qu’à leurs yeux « faire vivre les sujets dans l’espace public » fait partie du rôle des sondages, dont le nombre est depuis vingt ans en forte augmentation (on est passé de 192 à 560 sondages en lien avec l’élection présidentielle entre 2002 et 2017), ce qui rend d’autant plus facile des affirmations telles que « un mauvais, c’est un mauvais sondage. Trois mauvais sondages, c’est peut-être le début d’un fait politique ».

La qualité de notre débat public n’est pas étrangère aux failles actuelles de notre démocratie représentative. Au cours de la précampagne puis de la campagne présidentielle, les citoyens n’étaient pas en attente de commentaires d’une course de chevaux boostée par des enquêtes exclusives, mais par des solutions politiques permettant de conduire les indispensables transitions sociale, économique et écologique et d’éclairages médiatiques de fond sur les projets proposés.


Agathe Cagé

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