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Gourmand des belles lettres – sur Correspondance avec des écrivains, 1948-1984 de François Truffaut

Journaliste

Amoureux des livres et de la littérature, François Truffaut a correspondu tout au long de sa vie avec des écrivains, entretenant une amitié, une admiration ou un projet d’adaptation. De Jean Cocteau à Jean Genet, de Serge Rezvani à Ray Bradbury ou David Goodis, ce sont de multiples échanges qui sont ici donnés à lire, offrant un nouvel éclairage sur la personnalité et la manière de travailler du cinéaste.

«Et pour la première fois, je me suis rendu compte que derrière chacun de ces livres, il y avait un homme. Un homme qui les avait conçus. Ces livres sont ma famille. » Ainsi parle Montag, le protagoniste de Fahrenheit 451, film réalisé par François Truffaut en 1966 à partir du roman de Ray Bradbury. On sait l’expérience traumatisante qu’a été l’enfance pour l’auteur des Quatre cents coups, avec une mère et un beau-père non aimants. Un peu avant l’arrivée du cinéma dans son existence, ce sont les livres, à l’instar de Montag, qui ont constitué sa famille, les romans en particulier, qu’il a lus, en bon autodidacte, dans l’ordre alphabétique du nom des auteurs.

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Chez Truffaut, les livres sont partout : dans sa vie – « Il y a pas mal de livres chez moi », écrit-il quelque part ; il en offrait aussi beaucoup – comme dans son cinéma. Sous leur forme « objet » : il en a filmé un nombre considérable. Aussi parce qu’il a adapté plusieurs romans, dont il s’efforce chaque fois de faire entendre la langue, d’où la forte présence de l’écriture dans ces films-là, et/ou de la voix off. En outre, si François Truffaut n’a pas publié avant d’être critique (contrairement à Éric Rohmer), il a fait paraître des livres alors qu’il était devenu cinéaste, dont un recueil de ses articles[1], ou le fameux « Hitchbook », constitué d’entretiens avec le maître du suspense[2].

Cet amour des livres et de la littérature – qu’il refusait de hiérarchiser par rapport à son amour du cinéma – induisait inévitablement des relations avec des écrivains, et pas seulement pour des raisons professionnelles. Celles-ci ont été nombreuses, en particulier sous forme épistolaire. Truffaut « privilégia[it] le plus souvent ce mode relationnel à un échange téléphonique, voire à une rencontre physique. Tenir ainsi le monde extérieur à bonne distance était sa façon à lui de ne pas devenir prisonnier de relations trop familières et du cortège d’obligations sociales qu’elles auraient fatalement entraînées », écrit Bernard Bastide, qui a établi et commenté cette édition de François Truffaut, correspondance avec des écrivains, 1948-1984, paraissant ces jours-ci.

Cette lecture nous rappelle incidemment à quel point le cinéaste enchaînait les tournages, comme s’il était pressé par le temps, lui qui est mort à 52 ans. Outre les obligations de déplacement pour les rétrospectives et les avant-premières, le travail déterminait son existence et laissait peu de place à la sociabilité et aux loisirs. « Moi aussi je suis triste de ne pas vous voir et vous n’imaginez pas combien je pense à vous. Peut-être un de mes défauts est-il de trop lier l’amitié et le travail ? », écrit Truffaut en 1964 à Louise de Vilmorin, de 30 ans son aînée, qu’il a rencontrée très jeune, en 1950 (il songera à elle quand il composera la séduisante et mystérieuse Madame Tabard, interprétée par Delphine Seyrig, dans Baisers volés).

Parmi les milliers de lettres envoyées ou reçues par le cinéaste, aujourd’hui entreposées au sein du Fonds François Truffaut de la Cinémathèque française – plus de vingt mètres linéaires ! –, le choix de la correspondance avec les écrivains s’avère pertinent parce qu’il offre un nouvel éclairage sur sa personnalité et sa manière de travailler. Ce gros volume de 500 pages se différencie de l’énorme pavé (lui aussi passionnant) de correspondance[3] paru en 1988, quatre ans seulement après sa mort. Celui-ci ne comportait que des lettres de Truffaut, et les destinataires étaient de tous ordres. Ici, dans leur très grande majorité, les lettres sont inédites et, dans la mesure du possible (certaines ont été perdues), on assiste à des échanges, souvent sur plusieurs années, voire des décennies.

Dans son introduction très informée, Bernard Bastide, dont l’appareil critique atteste qu’il a tout lu sur le cinéaste, jusqu’à la moindre petite interview, partage ces écrivains en quatre catégories. Reprenons-les à notre compte. D’abord « les pères fondateurs » : Jean Genet, Jean Cocteau et Jacques Audiberti (les deux derniers figurant dans « le temple des morts » dans La Chambre verte), que Truffaut a tous trois rencontrés très jeune. Cocteau est le premier qu’il interpelle, dans un billet incroyablement culotté, en 1948 – il a 16 ans –, pour qu’il vienne présenter Le Sang d’un poète à son fragile ciné-club en mauvaise posture financière : « Maître, (…) de votre présence ou absence dépend la vie ou la mort du Cercle Cinémane… ».

Ensuite, leur amitié se traduit dans leur activité cinématographique. Cocteau est le protecteur de Truffaut à Cannes, lors de la présentation en 1959 des Quatre Cents coups, lauréat du prix de la mise en scène. « Ton triomphe est une de mes grandes joies », lui écrit-il. Tandis que Truffaut participe au financement du dernier film de son aîné, Le Testament d’Orphée (1960). « Seule la timidité m’a empêché de vous dire à quel point j’ai été bouleversé puis heureux devant votre gentillesse à mon égard, lui répond le jeune homme ; seule cette même timidité m’a empêché de vous dire combien ont été décisives, dans ma petite vie d’autodidacte qui se hait, des œuvres comme Le Grand Écart, Le Sang d’un poète, La Difficulté d’être, Anna la bonne… Ma plus grande joie serait de vous être utile d’une manière ou d’une autre. » Jusqu’à la mort de Cocteau, en 1963, ils font preuve l’un envers l’autre d’une grande proximité et d’une profonde confiance.

La correspondance avec Jacques Audiberti est l’une des plus fournies, parce que là encore, le travail s’y mêle : Truffaut, alors aux Cahiers du cinéma, lui propose en 1954 de tenir une libre rubrique dans la jeune revue (fondée en 1951). « Votre proposition me touche et m’intéresse. Je serais heureux de participer aux excellents Cahiers du cinéma », lui répond l’auteur de Marie Dubois, roman dont le titre est aussi le nom de l’actrice principale de Tirez sur le pianiste. Pas de hasard : il fallait un pseudonyme à la jeune femme, Truffaut lui a proposé celui-ci.

Les romans et nouvelles qu’il a adaptés, quel que soit le nom de l’auteur et sa réputation, devaient avoir une résonance particulière et très intime en lui.

La relation avec Jean Genet est d’une autre nature, parce que datant de l’époque où Truffaut était sur un fil, prêt à tomber dans une vie de délinquance. Si, à l’origine, le jeune Truffaut lui a envoyé un texte consacré à son œuvre, Genet est surtout touché par le personnage. Voici ce qu’il lui écrit en 1951 : « N’en soyez pas blessé mais quand je vous ai vu entrer dans ma chambre, j’ai cru me voir – presque d’une façon hallucinante – quand j’avais 19 ans. » Que reconnaît-il en lui ? « J’ai peur que vous ayez l’âme d’un desperado », lui écrit-il encore, lui apportant son aide. Les lettres s’étendent sur une courte durée, puis, soudain, une dizaine d’années ayant passé, c’est la rupture, provoquée par Genet, à cause d’un événement mineur.

D’autres, d’un acabit fort différent, se sont aussi reconnus en Truffaut lorsqu’il était un critique à la dent dure. Des personnages sulfureux, en raison de leur conduite pendant l’Occupation. Ainsi Lucien Rebatet, alias François Vinneuil, lui-même écrivant sur le cinéma, lui déclare en 1955 : « Voilà un an que j’ai envie de vous voir parce que vous me rappelez le jeune Vinneuil des années 30 ». Le « desperado » n’a pas fui…

La deuxième catégorie rassemble les auteurs adaptés de leur vivant : Ray Bradbury, déjà cité, Maurice Pons (Les Mistons), David Goodis (Tirez sur le pianiste), et Henri Pierre Roché (Jules et Jim, Les deux Anglaises et le continent), avec lequel Truffaut sera très ami, faisant tout pour que ce débutant âgé – 74 ans lors de la publication de son premier roman –, accède à davantage de notoriété. On peut y adjoindre l’arrière-petit-fils de Victor Hugo, Jean Hugo, peintre et diariste, ayant-droit moral de L’Histoire d’Adèle H.

Dans le même registre, mais inversement, les projets d’adaptation ne s’étant pas concrétisés, figurent Elie Wiesel, Henry Miller, pour lequel Truffaut nourrissait une très grande admiration littéraire, ou l’artiste et écrivain René-Jean Clot, dont les lettres s’étalent sur près de 25 ans, en vain quant à un quelconque aboutissement filmique, et pourtant toujours empreintes d’amitié. « Je souhaite que nous ayons l’occasion, un jour, de discuter de cette aventure parallèle des films qui se font et ne se font pas », écrit Truffaut en 1974 au critique et romancier Jean-Louis Bory. Ces films morts-nés, restés dans les limbes de l’imaginaire, occupent en effet une bonne place dans ce livre.

La grosse quantité de travail à laquelle François Truffaut se soumet ne l’empêche pas d’aider autrui.

Troisième catégorie : les auteurs célèbres – Simenon, Sartre, Gary, Duras… –, qui donnent lieu à des témoignages d’admiration réciproque souvent formels. On apprend tout de même à cette occasion que Truffaut a offert à Sartre une lettre manuscrite inédite de Flaubert quand celui-ci préparait L’Idiot de la famille. Pour lui donner plus de volume, Bernard Bastide rattache à cette catégorie les écrivains ayant des fonctions dans de grandes maisons d’édition, comme Jean Cayrol (Seuil), François-Régis Bastide (Seuil), ou Robert Sabatier (Albin Michel).

Quand ils ne cherchent pas à obtenir un manuscrit de Truffaut lui-même (qui, une fois célèbre, est devenu une valeur marchande livresque incontestable – de ce point de vue, les temps n’ont pas changé), ceux-ci lui vantent tel ou tel auteur à succès de leur écurie susceptible d’être adapté par lui. Le cinéaste n’optera pour aucun. On pourrait dire : il n’est pas très ouvert. Ou au contraire : il est incorruptible. En réalité, les romans et nouvelles qu’il a adaptés, quel que soit le nom de l’auteur et sa réputation, devaient avoir une résonance particulière et très intime en lui. Et rencontrer l’une de ses obsessions profondes. Il est troublant, par exemple, de constater que dans une lettre à Audiberti datée de 1960, Truffaut évoque un sujet à développer : « L’amour, les femmes. Dans les rues, une tête d’homme et deux cents paires de jambes… » Autrement dit, l’esquisse de L’Homme qui aimait les femmes, qu’il tournera à l’automne… 1976 !

En outre, il sait ce qu’il veut et l’esthétique qui lui correspond. Il peut ainsi transformer amplement les livres qu’il porte à l’écran. C’est le cas de Fahrenheit 451. Ray Bradbury lui témoignera ainsi sa reconnaissance : « En limitant un usage trop artificiel de la mécanique, vous m’avez donné une leçon de goût et de sobriété. Oui, le limier me manque beaucoup mais il n’est pas nécessaire. Les avions à réacteur et la guerre ont disparu du ciel au-dessus de la ville – bon débarras ! De la simplicité, encore de la simplicité, toujours de la simplicité ».

Son goût pour les polars – il en a adapté cinq – amène François Truffaut à se mettre en relation avec Marcel Duhamel, directeur de la Série Noire, chez Gallimard. Il lui transmet quatre romans non traduits de David Goodis, fauché, ignoré dans son pays, afin qu’il les examine (lettre de 1962). Avec succès : deux d’entre eux entreront au catalogue de la fameuse collection.

La grosse quantité de travail à laquelle François Truffaut se soumet ne l’empêche pas d’aider autrui. Les marques de sa générosité sont loin d’être isolées tout au long de ces années. Envers Goodis, comme on vient de le voir, ou envers son « copain » Jacques Rivette, dont le film, Paris nous appartient (1961), doit passer devant une Commission à laquelle siège Audiberti. Truffaut demande à celui-ci d’y être bien présent pour le soutenir. Cette attention à l’autre concerne plus particulièrement un certain nombre d’auteurs, qui forment la dernière catégorie. C’est, notamment, François Weyergans, quand il n’est pas encore un écrivain de renom mais touche un peu au cinéma et à la télévision. Il demande plusieurs conseils à celui dont il apprécie les films, y compris un prêt d’argent, auquel Truffaut répond en partie positivement.

Avec Bernard Gheur, le cinéaste prend les habits du conseiller littéraire. Lecteur bienveillant de quelques pages envoyées de Belgique par le jeune Gheur, où il décèle avec plaisir l’influence de Cocteau et de Radiguet, Truffaut l’encourage à les développer. Puis, un an plus tard, souligne les scories d’écriture que contiennent à ses yeux les premiers chapitres de ce qui est en train de devenir un roman[4]. « J’ai bien reçu votre début de roman et je me suis permis de marquer au crayon les mots et les expressions qui m’ont choqués au passage, lui écrit-il en 1966. En effet, il s’agit de soutenir un style qui ne vous est pas encore complètement naturel et, à l’intérieur du parti pris que vous avez adopté, il importe d’être gracieux et ce n’est pas toujours facile. Pardonnez-moi d’avoir joué le professeur ». Les lettres de Bernard Gheur sont éperdues de gratitude envers cet homme qui s’avèrera d’une fidélité indéfectible, même gravement malade.

C’est quand se cristallise une solide amitié avec Serge Rezvani, l’auteur de la célébrissime chanson de Jules et Jim, « Le Tourbillon », chanté par Jeanne Moreau, que François Truffaut lui suggère de s’adonner à l’écriture. « Vous savez comme j’adore provoquer le travail autour de moi, lui dit-il en 1965, sans doute pour me donner une bonne conscience d’activiste et de remueur de vent. Enfin… l’idée est lancée ». Jusqu’ici peintre et auteur-compositeur, voici, répondant à la suggestion de son ami, Rezvani écrivain. Et à terme, à la tête d’une œuvre conséquente. Truffaut a contribué à ce qu’une porte s’ouvre…

On n’en finirait pas de rendre compte de la richesse de cette correspondance, ouvrant sur des aspects plus ou moins connus du cinéaste, mais donnant aussi à (mieux) connaître ses interlocuteurs. Comme Jean Mambrino, qui n’entre dans aucune des catégories sus-citées. Jésuite, écrivain et poète, il tient la rubrique cinématographique de la revue Études. Ses lettres sont avant tout celles d’un grand regardeur, dans lesquelles il développe avec une époustouflante justesse et un enthousiasme flamboyant son point de vue sur les films. Celle du 28 novembre 1971 sur Les deux Anglaises et le continent en est l’illustration parfaite. C’est à Jean Mambrino, devenu un ami, que le cinéaste adresse, au début de l’année 1984, son dernier courrier.

Le cinéma, répète-t-on, est un art collectif, en société. Il n’est pourtant pas anodin qu’à deux ou trois reprises, François Truffaut évoque une certaine solitude, comme l’avait fait Jean-Luc Godard dans l’une de ses critiques à propos de Bergman[5]. À Cocteau, il écrit : « Plus on est nombreux autour d’un film, plus on est seul… ». À Jean-Louis Bory, aux prises avec une dépression, il évoque cet état mettant dans « la certitude qu’on ne peut pas faire comprendre aux autres ce qui se passe en soi », mais tente de lui redonner courage ainsi : « Vous faites partie de ceux qui ont la chance de pouvoir exprimer l’inexprimable et de se tirer d’affaire par la création. N’oubliez pas cela. » Quelque chose d’irréductible brûle au plus intime du cinéaste, qui ne s’est jamais éteint. Son œuvre en témoigne et, à y regarder de près, cette correspondance aussi. François Truffaut, ou l’homme – secrètement – sauvage.

François Truffaut, Correspondance avec des écrivains, 1948-1984, édition établie et commentée par Bernard Bastide, Gallimard, mars 2022, 520 pages.


[1] Les Films de ma vie, Flammarion, 1975, repris en « Champs/Arts », 2019.

[2] Le Cinéma selon Hitchcock, Robert Laffont, 1966 ; Hitchcock – Truffaut, édition définitive, Gallimard, 2000

[3] Correspondance, Gilles Jacob, Claude de Givray (dir.), 5 Continents/Hatier, 1988 ; Le Livre de poche, 1993.

[4] Le Testament d’un cancre, Albin Michel, 1970.

[5] « Hé bien, non ! le cinéma n’est pas un métier. C’est un art. Ce n’est pas une équipe. On est toujours seul ; sur le plateau comme devant la page blanche. » Extrait de « Bergmanorama », in Les Cahiers du cinéma, n°85, juillet 1958.

Christophe Kantcheff

Journaliste, Critique

Du sens de l’État

Par

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Notes

[1] Les Films de ma vie, Flammarion, 1975, repris en « Champs/Arts », 2019.

[2] Le Cinéma selon Hitchcock, Robert Laffont, 1966 ; Hitchcock – Truffaut, édition définitive, Gallimard, 2000

[3] Correspondance, Gilles Jacob, Claude de Givray (dir.), 5 Continents/Hatier, 1988 ; Le Livre de poche, 1993.

[4] Le Testament d’un cancre, Albin Michel, 1970.

[5] « Hé bien, non ! le cinéma n’est pas un métier. C’est un art. Ce n’est pas une équipe. On est toujours seul ; sur le plateau comme devant la page blanche. » Extrait de « Bergmanorama », in Les Cahiers du cinéma, n°85, juillet 1958.