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Le retour de Lénine ou la militarisation de l’histoire

Historienne

Au sud-est de l’Ukraine, à Henitchesk, ville occupée par l’armée russe, une statue de Lénine vient d’être remise sur pied par les nouvelles autorités locales. Si transformer l’espace public, et en premier lieu ériger des statues, est une pratique commune pour imposer le contrôle d’un territoire, le choix de reconstruire un Lénine, en lieu et place de celui qui avait été détruit quelque sept ans auparavant, porte en lui toute l’absurdité et l’ampleur de l’instrumentalisation de l’histoire qui a lieu en Russie.

Le 18 avril 2022, une photographie plus que surprenante est apparue sur Facebook : on y distingue un piédestal de fortune, à peine achevé, sur lequel sont maladroitement déposées les jambes d’une statue. Seul le commentaire permettait de comprendre la scène : « A Henitchesk, l’installation d’un monument de V.I. Lénine !!! »[1].

Une seconde photographie postée quelques heures plus tard sur le même compte confirme le message : un Lénine de pierre, en trois blocs distincts sciés au niveau des cuisses et du cœur (cela ne s’invente pas) est revenu s’installer devant un bâtiment de l’administration locale ukrainienne.

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Pourquoi revenu ? Parce que le monument de Lénine qui dominait, comme le veut la tradition soviétique, cette place de Henitchesk depuis un imposant piédestal, avait été enlevé en 2015 lors du « Leninopad ». Littéralement « chute de Lénine » (de l’ukrainien padinnia, tomber) cette expression désigne les processus par lesquels des monuments dédiés au père de la Révolution bolchévique furent détournés, déplacés et détruits en Ukraine dans la continuité des manifestations de l’Euromaïdan en 2013-2014.

En réalité, ce monument n’a pas fait de grand retour, il n’a pas été « re-boulonné ». Il a été reconstruit de toute pièce. Par qui exactement, nous le saurons sûrement dans les mois à venir. En attendant, cette reconstruction monumentale soulève bien d’autres questions, en particulier lorsque l’on met ce geste en perspective avec le rôle accordé à Lénine par Vladimir Poutine lui-même lorsqu’il décline les « raisons historiques » de son « opération spéciale » : celui de responsable de la « création de l’Ukraine » ou, en d’autres termes, de coupable de cette guerre « inévitable ».

Il semble donc absurde, ou à tout le moins contradictoire, de voir réapparaitre dans ces territoires occupés de l’Ukraine, un monument en l’honneur de ce personnage historique ouvertement fustigé en Russie, et ce depuis des années. Absurde, sauf si l’on analyse ce monument dans sa dimension purement politique, comme le symbole matériel de la conquête de la ville et du retour de la Russie.

Un lieu qui marquerait la victoire sur le supposé nazisme ukrainien et celle sur la dé-communisation de l’Ukraine avec, nous le verrons, toutes les contradictions que cela suppose. Les deux nouveaux drapeaux qui flottent sur le bâtiment que garde Lénine, celui de la Fédération de Russie et celui de l’Armée rouge, renommé « drapeau de la Victoire », confirment bien cette idée.

Ce retour de Lénine, que l’on pourrait qualifier de « Leninopod » (du russe podnimat’sja, monter) en écho au « Leninopad », démontre surtout que l’affirmation de l’autorité passe par l’appropriation de l’espace public, que la matérialité joue un rôle dans le rapport au pouvoir et qu’il s’agit ici, plus que d’un jeu sur le passé, d’un geste ironique de construction du présent.

Lénine, un culte monumental

L’URSS, État statuomane par excellence, a produit une masse monumentale considérable tant et si bien que l’espace public (post-)soviétique est saturé de symboles évoquant ce régime politique. Dans le panthéon des lieux de la propagande soviétique, les monuments de Lénine, par leur reproductibilité et leur omniprésence, ont une place toute particulière : ils incarnent à eux seuls toute l’esthétique et la matérialité de l’URSS.

Ce sont de véritables repères du régime et autant de preuves de son existence. Leur multiplication à l’infini renvoyait au culte qui entourait le personnage et à la nécessité de construire perpétuellement des socles tangibles du socialisme – expression la plus directe d’une peur intime de sa disparition. Confirmation de leur rôle crucial, ces Lénine monumentalisés ont presque tous été inscrits sur les listes du patrimoine artistique et historique de l’URSS[2].

La sur-léninisation de l’espace public soviétique est flagrante en Ukraine. En 1991, à la fin de l’URSS, le pays comptait environ 5 500 sculptures dédiées au père de la Révolution, contre 7 000 en Russie, 600 en Biélorussie et 500 au Kazakhstan[3]. Ces chiffres dévoilent combien la densité au kilomètre carré était beaucoup plus élevée en Ukraine qu’ailleurs[4]. Signe, déjà, de la nécessité de convertir le peuple ukrainien au socialisme et de l’assujettir de façon ferme.

Les monuments sont en effet, et ce dans tous les régimes, des choix politiques dans le présent, de raconter un certain passé plus ou moins lointain, dans l’espoir de la construction d’un futur, ici, le communisme. Ce sont des moyens de s’approprier l’espace, en marquant le territoire, et le temps, en proposant un regard sur l’histoire. Ils spatialisent donc la mémoire tout comme ils temporalisent l’espace. Les monuments sont, de fait, des instruments.

Ceci explique pourquoi la production des statues de Lénine connaît des fluctuations et leur esthétique des variations, pour répondre aux impératifs politiques du moment. Identiques en apparence seulement, ces statues peuvent être classées dans différentes catégories selon la position du dirigeant : assis ou debout, le bras levé, la main posée sur son gilet ou dans la poche, dévoilant tantôt un « Lénine propagateur », tantôt un « Lénine penseur », ou encore un « Lénine visionnaire », modèles reproduits et déformés durant toute la période soviétique[5].

À Henitchesk, le monument originel représentait un Lénine déterminé, main droite dans le blouson et casquette dans la main gauche. Le nouveau Lénine amène paisiblement sa main gauche dans son gilet et sa main droite est complétement libre. Les expressions du visage sont aussi différentes : détendu et le regard droit aujourd’hui, ce Lénine, par le passé, fronçait les sourcils et regardait vers le futur. De quoi ce Lénine 2.0(22) est-il bien le nom ? Pour répondre à cette question, il nous faut faire un pas de côté et revenir sur la biographie de ce monument, et plus précisément sur les raisons de sa disparition en 2015.

La valse des piédestaux

Dès l’année 1990, des gestes iconoclastes envers les monuments soviétiques sont repérables : détournements, jets de peinture et retraits sporadiques. Ce phénomène s’inscrit aussi bien dans la continuité des déclarations de souveraineté puis d’indépendance des Républiques, que dans la dénonciation du régime impulsée par la perestroïka. Au basculement de l’histoire correspondent, en effet, des mouvements statuaires.

De façon presque prévisible, le premier Lénine à tomber, le 1er juillet 1990, est situé à Tchervonohrad, en Ukraine. En 1991, quelque 2 000 monuments sont déboulonnés dans les régions de l’est du pays. Puis, le paysage change peu. Les vagues successives qui ont emporté avec elles des marées de Lénine ont été tardives en Ukraine, et ont coïncidé avec des moments révolutionnaires. D’abord, sous la présidence de Viktor Iouchtchenko, après la « révolution orange » lors de laquelle plusieurs centaines de monuments soviétiques, non limités à Lénine, sont démantelés.

Cela fait suite aux lois qui promeuvent la mémoire du « Holodomor » – famine organisée par le régime stalinien en 1932-33 sur le sol ukrainien –, qui bannissent des symboles de l’URSS. En 2013, prémisses de la « révolution de la dignité », débute un autre épisode de dé-soviétisation monumentale. Tout commence le 8 décembre avec la destruction violente, au gourdin, de la tête gigantesque du précieux Lénine de quartzite rouge – c’est une œuvre du sculpteur reconnu Sergueï Merkourov – près de la place Maïdan.

La photographie de ce geste puissant a été partagée mondialement et interprétée, dans la presse occidentale, comme le témoignage de la chute du régime de Viktor Ianoukovitch. Il ne s’agissait en fait à ce moment que d’une intervention spontanée, revendiquée par un petit groupe de nationalistes. Mais la chute de ce Lénine central impulse le déchaînement d’une gestuelle iconoclaste, empruntant à un répertoire désormais bien connu, celui du détournement, de l’humour et de la détérioration des monuments, dans un mouvement cathartique et performatif[6].

Ce processus s’est accéléré avec l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et le vote, en avril 2015, des lois de décommunisation qui bannissent les traces soviétiques et nazies de l’espace public. À partir de ce moment, les Lénine sont déboulonnés de façon systématique, légale et organisée. L’homme politique incarne, plus qu’un tyran, plus que le passé soviétique et ses tragédies sur le sol ukrainien, la présence coloniale russe et le rejet viscéral du régime poutinien.

L’enquête aussi fascinante que burlesque de Niels Ackermann et Sébastien Gobert sur les traces de Lénine à travers l’Ukraine d’après Maïdan dévoile l’ampleur du « Leninopad » et ses différentes perceptions[7]. Bien souvent, le dirigeant bolchévique a laissé derrière lui des piédestaux vides, dans l’attente qu’un nouveau héros national ne vienne le remplacer.

Et après ? Parmi la déclinaison de scénarios possibles, y compris pour celles et ceux qui fustigeaient ces retraits comme des atteintes à l’histoire et des obstacles au nécessaire travail de mémoire, le retour en chair et en pierre de Lénine était certainement le plus impensable.

En janvier 2021, il restait environ 350 statues de Lénine dans toute l’Ukraine. En Russie, on en comptait toujours 6 000, dont 111 uniquement à Moscou (!) – reflet d’une appréhension radicalement opposée de Lénine et ses traces[8]. Cela étant, la survivance de ses métonymies monumentales sur le sol russe n’indique en rien une vénération de l’homme politique, encore moins de commémoration de la Révolution, et ne sont pas non plus des lieux de repentance. Au contraire, cette permanence témoigne d’un rapport ambigu, voire conflictuel, avec Lénine, qui a permis, justement, à Poutine de le rendre aisément coupable de tous les « maux » du pays.

De l’instrumentalisation de l’histoire à sa militarisation

Le président russe a démontré à maintes reprises son obsession pour l’histoire ou, plus exactement, pour sa distorsion. Son discours interminable du 21 février 2022, qui annonçait en fait, nous en sommes témoins, le passage d’une instrumentalisation à outrance des faits historiques à leur militarisation, n’en est qu’un des nombreux exemples[9].

Les usages politiques de l’histoire sont le lot commun de toute l’Europe centrale et orientale qui est, comme le rappelle Tatiana Zhurzhenko, « hantée depuis deux décennies par des conflits autour des interprétations alternatives et, souvent, irréconciliables, du passé »[10]. La concurrence des mémoires se focalise sur le rôle de l’Armée rouge dans la Seconde Guerre mondiale, tantôt considérée comme libératrice, tantôt comme une force occupatrice. Il reste que le niveau de militarisation de l’histoire par la Russie pour justifier l’invasion de l’Ukraine souveraine est sans précédent.

Depuis le début de sa prise de pouvoir en 2000, Poutine a mis tout en œuvre pour construire une lecture de l’histoire russe qui s’articule autour d’une vision continuiste, ancrée dans la longue durée, insistant sur la grandeur de la Russie et de ses événements glorieux et héroïques, en particulier ses victoires militaires. Bien entendu, faire tenir toute l’histoire russe dans ce cadre donne lieu aussi bien à des omissions évidentes qu’à des réapparitions surprenantes[11]. Si l’exercice est parfois acrobatique, le tout tient debout à force d’une machine de propagande bien huilée.

Dans cette logique, et alors que l’histoire russe est désormais évoquée comme un continuum de grandeur, l’Union soviétique est perçue sous le prisme de la puissance économique et militaire, celle d’un stalinisme conquérant, victorieux et libérateur. Cette vision est articulée autour d’un événement central de l’identité russe : la victoire de la « Grande Guerre Patriotique » (1941-1945) dont la mémoire est devenue presque sacrée[12]. C’est d’ailleurs en vue de sa célébration le 9 mai 2022, contre le 8 mai en Europe, y compris en Ukraine, et de la nécessité d’obtenir un succès militaire, qu’une intensification du conflit a eu lieu en avril dans le Donbass.

Néanmoins, alors que la chute de l’URSS est, selon la célèbre phrase du dirigeant russe, « la plus grande catastrophe du XXe siècle », son événement fondateur, la Révolution bolchévique, est quant à lui considéré comme un épisode de rupture et d’instabilité rompant avec le discours officiel. Pour cette raison, le père de la Révolution est depuis des années jugé embarrassant, inconfortable et problématique[13]. En d’autres termes, c’est le coupable idéal.

Dès 2016, Poutine l’accuse d’être à l’origine de la chute de l’URSS avec son projet fédéraliste qui aurait, dans son essence, contenu les germes de son échec. En 2017, à l’occasion du centenaire de la Révolution, et face à l’obstacle représenté par cet événement dans le narratif national triomphant[14], la période révolutionnaire dans son ensemble (de février 1917 à la fin de la guerre civile en 1922) est érigée, à force de pirouettes historiques, comme un moment de transition menant à une issue positive, la création de la grande Union soviétique.

Lénine est alors, temporairement, redevenu un personnage important, comme Homme, et non comme communiste, loin de la mythologie soviétique. Pourtant, il n’est pas près de retrouver son corps de mortel et reste momifié dans son mausolée.

De ces considérations, la rhétorique poutinienne s’est rapidement durcie pour se centrer sur l’Ukraine. Toute la perversion de cette instrumentalisation de l’histoire à des fins guerrières réside dans le fait qu’elle oscille entre une interprétation étrange de la réalité et son altération totale. L’article de juillet 2021 « De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » dans lequel Poutine le tient responsable de la « création » de l’Ukraine était le premier pas.

Dans son discours du 21 février dernier, Poutine franchit un nouveau cap et mentionne Lénine pas moins de dix fois pour marteler l’idée selon laquelle « L’Ukraine moderne a été créée de toute pièce par la Russie ou, plus précisément, par les bolchéviques (…) Lénine et ses associés », et d’ajouter : le pays pourrait ainsi s’appeler « l’Ukraine de Vladimir Lénine » – autant de déclarations qu’il convient, ainsi que s’y est employé Serhii Plokhy[15], de déconstruire soigneusement pour relever l’ampleur de la falsification. Rappelons que cette idée revient avant tout à nier l’existence de l’Ukraine en tant que pays, autant que celle d’une identité nationale ukrainienne.

C’est également, sur un autre plan, omettre consciemment de mentionner Staline, intouchable puisque grand vainqueur de la « Grande Guerre patriotique », qui fut pourtant l’auteur (officiel) du texte « Le marxisme et la question nationale » (1913), puis commissaire du peuple aux Nationalités et acteur dans la création de l’URSS pour en être ensuite l’un des plus sombres dirigeants.

Le glissement sémantique récemment observé pour justifier la guerre était donc prêt depuis longtemps : de la nécessaire « libération » du peuple ukrainien face à un prétendu (néo-)nazisme, distorsion infâme de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, il s’agit désormais de reprendre le contrôle sur un État qui n’aurait jamais existé et qui ne serait qu’une (grande) terre russe.

Lénine a donc bon dos. Si le dirigeant est problématique et que ses métonymies monumentales sont encombrantes, elles n’en demeurent pas moins irremplaçables en Russie. Hormis quelques monuments déplacés ponctuellement (Krasnodar, Anadyr, Belgorod, Kaliningrad, Magadan, Khanty-Mansiysk), la figure monumentale de Lénine reste omniprésente dans l’espace public russe.

Alors que dans les années 1990, la Russie ne souhaitait ni les retirer, au risque de créer un vide béant reflétant le manque de repères, ni les stocker, ce qui nécessiterait de trouver des lieux à cet effet, ni les détruire, pour rompre avec le cycle de l’iconoclasme russe ; avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, la décision de maintenir ces statues relève de plus en plus d’un choix politique : celui de prouver que seul le pouvoir russe a un droit de narration du passé.

En Russie, Lénine, grand coupable du « drame » de 1991, ponctue les rues sans encombre. Lorsque Poutine évoque le « Leninopad » ukrainien dans son discours du 21 février dernier, il le fait donc en des termes très menaçants : « Et aujourd’hui la “progéniture reconnaissante” (comprendre l’Ukraine) a renversé les monuments de Lénine. Et ils appellent cela la dé-communisation (?!) ».

Et d’ajouter, avec un sourire glaçant : « Je vais leur montrer, moi, ce que la vraie dé-communisation veut dire ». De l’invention de la « dénazification » de l’Ukraine à l’affirmation d’une action pour faire ce qui semble être exactement son contraire, il n’y avait qu’un pas tant l’histoire n’est devenue qu’un jeu funeste.

Vengeance schizophrénique

Depuis le 18 avril 2022, cette « vrai dé-communisation » souhaitée par Poutine semble s’assimiler très directement à une re-communisation, devenue synonyme de russification. On s’y perd.

Ce qui importe dans ce « Leninopod » c’est d’abord le geste, et non la forme. D’ailleurs, puisque cette guerre est aussi celle de l’information et de l’image, ce n’est pas une, mais trois photographies qui ont été partagées, qui témoignent du processus d’un monument en train d’être construit. Concrètement, ce monument est d’abord un marqueur de la présence russe, reproduisant le paysage monumental de la Russie, encore ponctué de Lénine avec toute la schizophrénie que cela suppose.

Symboliquement, remonter ce qui avait été détruit par le peuple ukrainien est une métaphore puissante de la supériorité des Russes ou, plus exactement, des pouvoirs locaux soutenus par la Russie. C’est une preuve matérielle que la Russie aurait dû et doit avoir un droit de regard sur l’écriture du passé, du présent et du futur de l’Ukraine.

Ce monument est en ce sens une vengeance tangible face à l’Ukraine post-Maïdan qui aurait osé prendre la liberté de choisir son propre destin et d’écrire son histoire selon ses termes. En fait, dans une perversité caractéristique de ce conflit, la statue de Lénine est utilisée en exact contrepied à ce qui avait poussé l’Ukraine à s’en débarrasser : comme un symbole de la Russie, qu’elle soit soviétique ou poutinienne. Ce syncrétisme mémoriel laisse songeur.

Cependant, cette reconstruction est aussi la démonstration directe que la Russie a besoin de trouver une légitimité dans des territoires qu’elle prétend libérer. Ce nouveau monument soviétique servirait à jouer sur une supposée fibre nostalgique des populations civiles de la région de Kherson pour accélérer l’occupation, contestée, tout en insistant sur la puissance russe à pouvoir construire le futur. Dans ce processus, Lénine, comme personnage historique, importe donc peu au fond, pas plus que le monument en tant qu’œuvre.

On en ignore le commanditaire, la provenance, l’artiste et la constitution, et il ne possède aucune qualité esthétique. Son piédestal de deux marches, assez ridicule et mal fini, où s’alignent aléatoirement quelques briques rouges et grises sur lesquelles repose un Lénine fébrile donne immédiatement le ton. Il fallait construire le plus vite possible et puiser dans le répertoire le plus aisément compréhensible. Et, s’il reste en place, ce monument néo-soviéto-russe sera peut-être remplacé par quelque chose de plus durable, reprenant cette fois-ci non plus seulement l’esthétique, mais aussi la gestuelle monumentale soviétique.

Une question reste aussi en suspens : comment ce monument est-il reçu sur place ? Le 22 avril, le socle était déjà recouvert de fleurs rouges, clin d’œil à l’époque soviétique tout autant qu’un écho au sang versé en Ukraine. Lénine serait-il (re)devenu un lieu de pèlerinage – pour qui et de quoi exactement, l’avenir nous le dira.

Il reste enfin à se demander s’il s’agit à Henitchesk d’une impulsion locale, résultat d’une décision personnelle, ou si cela répond à une consigne collective, et annonce un mouvement de plus grande ampleur. Quoiqu’il en soit, avant que ne jaillisse de terre une nouvelle iconographie monumentale autour de la guerre actuelle, voire dédiée au chef indéboulonnable de la Russie, il est certain que les monuments disponibles et existants seront utilisés comme des lieux d’expression et d’opposition.

À Oulan-Oude en Sibérie orientale, une bannière officielle flanquée d’un « Z », insigne de l’invasion, a été placée sur le piédestal d’une grosse tête de Lénine, l’utilisant avant tout comme support. Pour la même raison, dans la nuit du 25 avril, la bannière a été remplacée illégalement par un insigne avec, cette fois-ci, la lettre « V » pour évoquer la guerre (voïna en russe), geste d’opposition, lueur d’espoir face à l’atrocité ambiante.

L’Ukraine, quant à elle, s’est lancée dans un nouveau mouvement de destruction de monuments soviétiques, entrant dans sa quatrième vague de dé-communisation. À Kharkiv, le buste du Maréchal Joukov, héros de la « Grande Guerre patriotique », a été enlevé puis emmené directement à la benne dans une mise en scène orchestrée et filmée pour rendre public le rejet littéral vers la poubelle de l’histoire. Dans la petite ville de Tivryv, un mémorial en l’honneur des soldats tombés durant la Seconde Guerre mondiale a été désoviétisé, en retirant la faucille et le marteau ainsi que des plaques commémoratives aux villes-héros.

À Kremenets, une sculpture d’un soldat soviétique a également été démantelée à la grue. Cette consciente destruction des symboles du second conflit mondial qui avaient jusqu’alors échappé au « Leninopad » marque une étape importante dans la concurrence des mémoires en Ukraine. Monuments sensibles par excellence, ils touchent non pas uniquement au narratif historique dominant, mais bien à la mémoire personnelle et familiale des morts au combat. Ces démolitions annoncent possiblement, dans un futur proche, un autre niveau de polarisation et de fracture de la société ukrainienne dans son rapport au passé.

Symbole peut-être le plus emblématique de ces derniers jours : le monument célébrant « l’amitié des peuples » représentant deux hommes virils, un Ukrainien et un Russe, soulevant ensemble un blason soviétique, a été retiré le 26 avril dans la capitale. Le Russe a été, dans le processus, décapité. Du pouvoir cathartique des monuments… Dans le même temps, les Ukrainiennes et Ukrainiens protègent, avec les moyens du bord et ceux envoyés par la communauté internationale patrimoniale, les monuments qui les unissent et reflètent, plus que jamais, ce que sont et seront les socles de la culture et de l’identité ukrainienne.


[1] La photographie a été publiée par Gennady Malioukov qui est, selon les journaux ukrainiens, le nouveau chef de la milice locale, nommé par le pouvoir russe.

[2] Julie Deschepper, « Entre trace et monument. Le patrimoine soviétique en Russie : acteurs, discours et usages (1917-2017) », thèse de doctorat, soutenue à l’Inalco, 2019.

[3] Source : http://lenin.tilda.ws/skolko. Tous les chiffres cités dans l’article proviennent de ce site collaboratif.

[4] Myroslava Hartmond, « Lénine après la chute » dans Niels Ackermann et Sébastien Gobert, Looking for Lenin, Lausanne, Les éditions Noir sur Blanc, 2017, p. 7-8.

[5] Lada Umstätter, « La sculpture monumentale soviétique et post-soviétique en quête de héros », dans Korine Amacher et Leonid Heller (dir.), Le retour des héros, La reconstitution des mythologies nationales à l’heure du post-communisme, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2010, p. 242.

[6] Julie Deschepper, « Monuments on the Move. Contesting Heritage on a Global Scale », conférence internationale du CELAT, 17 mars 2021.

[7] Niels Ackermann et Sébastien Gobert, Looking for Lenin, Lausanne, Les éditions Noir sur Blanc, 2017.

[8] Amacher Korine, Aunoble Éric, Portnov Andrii (dir.), Histoire partagée, mémoires divisées : Ukraine, Russie, Pologne, Lausanne, Antipodes, 2021.

[9] Sergei Fediunin, « Comment le Kremlin justifie la guerre contre l’Ukraine », AOC, 17 mars 2022.

[10] Tatiana Zhurzhenko, « War and Memory in the Post-Soviet Space: Weaponization without Limits? », 14 avril 2022.

[11] Laurent Coumel, Benjamin Guichard, Walter Sperling, « Mémoires, nostalgie et usages sociaux du passé dans la Russie contemporaine », Le mouvement social, n°260, 2017/3, p. 3-5.

[12] Mischa Gabowitch, « Le 9 mai, Jour de la Victoire », Politika, 7 mai 2020.

[13] Korine Amacher et Wladimir Berelowitch (dir.), Histoire et mémoire dans l’espace postsoviétique : le passé qui encombre, Université de Genève, Genève-Louvain-la-Neuve, L’Harmattan-Academia, 2014.

[14] Emilia Koustova : « Un malaise commémoratif : la Russie face au centenaire de sa révolution », in Arnaud Dubien (dir.), Russie 2017. Regards de l’Observatoire franco-russe, Paris, 2017, p. 497-505.

[15] Serhii Plokhy, « Lénine a-t-il créé l’Ukraine moderne ? », AOC, 13 avril 2022.

Julie Deschepper

Historienne, Maîtresse de conférences en études du patrimoine et des musées (Assistant Professor in Heritage and Museum Studies) à l'université d'Utrecht

Notes

[1] La photographie a été publiée par Gennady Malioukov qui est, selon les journaux ukrainiens, le nouveau chef de la milice locale, nommé par le pouvoir russe.

[2] Julie Deschepper, « Entre trace et monument. Le patrimoine soviétique en Russie : acteurs, discours et usages (1917-2017) », thèse de doctorat, soutenue à l’Inalco, 2019.

[3] Source : http://lenin.tilda.ws/skolko. Tous les chiffres cités dans l’article proviennent de ce site collaboratif.

[4] Myroslava Hartmond, « Lénine après la chute » dans Niels Ackermann et Sébastien Gobert, Looking for Lenin, Lausanne, Les éditions Noir sur Blanc, 2017, p. 7-8.

[5] Lada Umstätter, « La sculpture monumentale soviétique et post-soviétique en quête de héros », dans Korine Amacher et Leonid Heller (dir.), Le retour des héros, La reconstitution des mythologies nationales à l’heure du post-communisme, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2010, p. 242.

[6] Julie Deschepper, « Monuments on the Move. Contesting Heritage on a Global Scale », conférence internationale du CELAT, 17 mars 2021.

[7] Niels Ackermann et Sébastien Gobert, Looking for Lenin, Lausanne, Les éditions Noir sur Blanc, 2017.

[8] Amacher Korine, Aunoble Éric, Portnov Andrii (dir.), Histoire partagée, mémoires divisées : Ukraine, Russie, Pologne, Lausanne, Antipodes, 2021.

[9] Sergei Fediunin, « Comment le Kremlin justifie la guerre contre l’Ukraine », AOC, 17 mars 2022.

[10] Tatiana Zhurzhenko, « War and Memory in the Post-Soviet Space: Weaponization without Limits? », 14 avril 2022.

[11] Laurent Coumel, Benjamin Guichard, Walter Sperling, « Mémoires, nostalgie et usages sociaux du passé dans la Russie contemporaine », Le mouvement social, n°260, 2017/3, p. 3-5.

[12] Mischa Gabowitch, « Le 9 mai, Jour de la Victoire », Politika, 7 mai 2020.

[13] Korine Amacher et Wladimir Berelowitch (dir.), Histoire et mémoire dans l’espace postsoviétique : le passé qui encombre, Université de Genève, Genève-Louvain-la-Neuve, L’Harmattan-Academia, 2014.

[14] Emilia Koustova : « Un malaise commémoratif : la Russie face au centenaire de sa révolution », in Arnaud Dubien (dir.), Russie 2017. Regards de l’Observatoire franco-russe, Paris, 2017, p. 497-505.

[15] Serhii Plokhy, « Lénine a-t-il créé l’Ukraine moderne ? », AOC, 13 avril 2022.