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« Ça fait mal des aiguilles à tricoter ? » : avorter avant Roe v. Wade aux États-Unis

Historien

Alors que le droit à l’avortement pourrait être prochainement remis en cause par la Cour suprême des États-Unis, présageant une grave régression quant à cet acquis cinquantenaire, la lecture de lettres envoyées dans les années 1960 par des femmes enceintes à un centre de planning familial illégal donne à voir leur désarroi et leur culpabilité face à une cruelle absence de choix.

Le 19 janvier 1969, une jeune femme écrit à un centre de planning familial illégal[1]. Elle souhaite avorter et a entendu parler du lieu par une amie. Elle « connaît quelqu’un ici qui pourrait le faire, mais il n’est pas un docteur » et « pas mal de filles ont dû aller à l’hôpital après ». Elle demande « si les aiguilles à tricoter ça fait mal » et « s’il existe d’autres méthodes ».

Chaque semaine, le centre reçoit des dizaines de courriers similaires, souvent après un appel téléphonique et une première discussion, préalable à une rencontre. Son fondateur, Bill Baird, est alors un personnage assez controversé à cause de ses méthodes d’action. Il choisit la désobéissance civile et se fait arrêter à plusieurs reprises à Boston et ailleurs en distribuant des contraceptifs aux femmes célibataires pour lesquelles l’accès est interdit. Il milite également en faveur de l’avortement et passe plusieurs semaines en prison pour l’avoir fait. Peu aimé des féministes comme Betty Friedan, cet ancien cadre de l’industrie médicale est entré en guerre contre les violences faites aux femmes dans une société encore régie par une vision conservatrice de la sexualité et de la famille.

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En 1970, le populaire magazine Life consacre un dossier à l’avortement intitulé « L’avortement sort de l’ombre » (« Abortion Comes Out of the Shadow ») et consacre un long article à l’homme « qui sauve les filles des bouchers ». Baird souhaite surtout venir en aide aux femmes pauvres et afro-américaines. Comme il l’explique à une journaliste, « les gens de la classe moyenne trouveront toujours un docteur » ; pour les pauvres, c’est plus difficile : « elles mettent au monde le bébé ou mettent en danger leur vie ». De son passé dans l’industrie médicale, il a parfaitement compris que l’accès à la médecine, légale et illégale, reste fondamentalement une médecine de classe. Les lettres qu’il reçoit dans son centre sont sans doute les voix les plus justes pour comprendre le monde sauvage avant la légalisation de l’avortement avec Roe v. Wade en 1973. Cet argument sera explicitement utilisé par les juges de la Cour suprême dans la décision historique de 1973.

Les correspondances portent toutes la marque de l’urgence, renforcée par l’isolement des femmes, jeunes et moins jeunes. Âgée de 46 ans, l’une d’elles écrit le 2 mai 1967 :

« Cher Monsieur !

Je vous ai appelé cet après-midi depuis Hempstead pour vous parler de mon problème. Je suis une femme de presque 47 ans. Et mes dernières règles datent du 20-25 avril. J’ai eu une liaison sexuelle avec un homme de 55 ans le 30 avril. Je suis très inquiète maintenant et tellement déprimée à l’idée que je pourrais être enceinte. »

La même année, une hôtesse de l’air vivant à St. Paul confie longuement son désarroi, l’annonce de la grossesse renvoyant à des traumatismes familiaux enfouis :

« Le père de mon enfant n’est pas du genre que je peux épouser ; cela se terminera en divorce. Je suis une fille unique, ma mère et mon père ont divorcé il y a 22 ans, ma mère m’a élevée seule sans aucune aide. Ma mère ne sait rien, et je n’ai pas l’intention de lui dire. Lorsqu’une de mes amies est devenue enceinte il y a trois ans, elle voulait que je lui dise de garder son bébé. La seule évocation d’un abandon de “mon bébé” la tuerait. Les débuts de ma mère et de mon père ont toujours été mystérieux. Je n’ai jamais su s’ils ont été vraiment mariés. Je ne pourrais pas élever un enfant, vivre dans le mensonge, attendre qu’un homme comprenne et accepte un enfant illégitime en vivant à mes côtés. Je me souviens de n’avoir jamais vu ma mère heureuse – et je préfère mourir avec mon enfant qui n’est pas encore né plutôt que de lui donner une vie pareille. Je ne me suis jamais sentie aussi seule de ma vie, et je n’arrive pas à croire que sur les millions de personnes qui vivent sur terre, vous êtes la seule personne à qui m’adresser. Je me sens extrêmement coupable, Monsieur Blair, car vos problèmes doivent être beaucoup plus importants. »

Au sentiment de culpabilité s’ajoutent de fortes difficultés matérielles. Beaucoup avouent tout simplement ne pas avoir les moyens de payer l’avortement. Depuis la ville de Miami, une jeune femme lui écrit :

« Je n’ai pas encore vu un docteur. Je suis fille unique et mon père est malade (problèmes cardiaques) et le moindre choc pourrait causer sa mort. (…) Je n’ai pas beaucoup d’argent, mais je travaille et je continuerai à vous payer un peu chaque mois si nous ne trouvons pas un autre arrangement. »

Depuis la ville de Middlesboro dans l’État du Kentucky, une jeune femme avoue n’avoir que 200 dollars pour financer l’avortement et le voyage. Elle lui donnera « toutes ses économies », mais ne pourra pas aller au-delà car elle refuse d’en parler à sa famille.

Les seules alternatives à l’avortement demeurent le mariage ou l’abandon d’enfants. Beaucoup de lettres démontrent la forte prégnance de l’ordre matrimonial dans les années 1960 en dépit des mouvements d’émancipation. Empêtrée dans des injonctions contradictoires, à la fois sociale, familiale et personnelle, une femme les expose dans une lettre du 6 novembre 1967 :

« J’attends un enfant et dans l’État du Connecticut il est impossible pour moi de pratiquer un avortement. Si je le faisais, cela me coûterait un millier de dollars et je ne peux pas me le permettre. Je pourrais épouser ce jeune homme, mais cela ferait de ma vie un enfer. Comme il est très jaloux, je pense qu’il me ferait du mal à moi et à l’enfant. Il a rendu fou toute ma famille. Ils sont très inquiets pour moi, car ils pensent qu’il pourrait me faire quelque chose de terrible car je ne veux pas l’épouser. Si je dis à ma grand-mère que je suis enceinte, cela la tuerait. »

« Je suis enceinte et célibataire, et je cherche quelqu’un qui est sûr (un docteur, si possible), et relativement peu cher, car j’ai de maigres revenus. »

Le plus souvent, les hommes sont absents des missives et de la décision. Depuis la ville de Lynn dans l’État du Massachusetts, une lettre est envoyée par une jeune femme célibataire, faisant état d’une rare décision commune :

« Ni le père ni moi ne souhaitons nous marier, et nous croyons l’un et l’autre que la fin de la grossesse est la meilleure chose en ce qui nous concerne. Il paiera pour l’opération. »

Plus souvent, la grossesse provoque la rupture comme l’écrit une jeune femme :

« J’ai 24 ans, je ne suis pas mariée et je suis enceinte de cinq mois. Le mariage est hors de question. Le jeune homme impliqué est dans l’armée et a refusé de m’épouser. »

Si le mariage n’est pas envisagé, l’abandon de l’enfant apparaît encore plus douloureux. Le 28 septembre 1967, Bill Baird et son équipe reçoivent la lettre suivante :

« Je suis enceinte et célibataire, et je cherche ce qui est probablement la meilleure solution à mon problème : quelqu’un qui est sûr (un docteur, si possible), et relativement peu cher, car j’ai de maigres revenus. Je ne veux pas porter un enfant qui sera automatiquement placé derrière la ligne de départ en raison d’un manque d’amour et de suivi parental. »

Pour certaines femmes, la pratique renvoie à une discrète distinction raciale, les Afro-américaines étant alors très souvent accusées de le faire.

Se dessine progressivement dans les lettres la revendication d’une émancipation sociale et d’un contrôle de son corps comme préalable essentiel. Beaucoup de lettres s’approprient l’idée d’un contrôle individuel de la naissance. Une citoyenne américaine, vivant au Canada, à Winnipeg, explique qu’elle a déjà eu un enfant seule et n’en veut pas un autre car elle souhaite continuer ses études tout en continuant à travailler à l’usine. Une autre insiste sur sa volonté de choisir le temps opportun. En l’état, elle vit avec ses parents, âgés, pauvres et infirmes, et ne voit plus le père de l’enfant. Elle souhaite donc attendre un meilleur moment pour avoir un enfant. En 1973, Roe v. Wade lui donnera, et à des millions d’autres, ce choix.


[1] Cet article repose sur le dépouillement des archives de Bill Baird déposées à l’université Harvard (États-Unis). Toutes les lettres ont été anonymisées.

Romain Huret

Historien, Directeur d’études à l’EHESS

Notes

[1] Cet article repose sur le dépouillement des archives de Bill Baird déposées à l’université Harvard (États-Unis). Toutes les lettres ont été anonymisées.