« Ça fait mal des aiguilles à tricoter ? » : avorter avant Roe v. Wade aux États-Unis
Le 19 janvier 1969, une jeune femme écrit à un centre de planning familial illégal[1]. Elle souhaite avorter et a entendu parler du lieu par une amie. Elle « connaît quelqu’un ici qui pourrait le faire, mais il n’est pas un docteur » et « pas mal de filles ont dû aller à l’hôpital après ». Elle demande « si les aiguilles à tricoter ça fait mal » et « s’il existe d’autres méthodes ».
Chaque semaine, le centre reçoit des dizaines de courriers similaires, souvent après un appel téléphonique et une première discussion, préalable à une rencontre. Son fondateur, Bill Baird, est alors un personnage assez controversé à cause de ses méthodes d’action. Il choisit la désobéissance civile et se fait arrêter à plusieurs reprises à Boston et ailleurs en distribuant des contraceptifs aux femmes célibataires pour lesquelles l’accès est interdit. Il milite également en faveur de l’avortement et passe plusieurs semaines en prison pour l’avoir fait. Peu aimé des féministes comme Betty Friedan, cet ancien cadre de l’industrie médicale est entré en guerre contre les violences faites aux femmes dans une société encore régie par une vision conservatrice de la sexualité et de la famille.

En 1970, le populaire magazine Life consacre un dossier à l’avortement intitulé « L’avortement sort de l’ombre » (« Abortion Comes Out of the Shadow ») et consacre un long article à l’homme « qui sauve les filles des bouchers ». Baird souhaite surtout venir en aide aux femmes pauvres et afro-américaines. Comme il l’explique à une journaliste, « les gens de la classe moyenne trouveront toujours un docteur » ; pour les pauvres, c’est plus difficile : « elles mettent au monde le bébé ou mettent en danger leur vie ». De son passé dans l’industrie médicale, il a parfaitement compris que l’accès à la médecine, légale et illégale, reste fondamentalement une médecine de classe. Les lettres qu’il reçoit dans son centre sont sans doute les voix les plus justes pour comprendre le monde sauvage avant la léga