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Quelle voie européenne pour une coalition de gauche ?

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Le cadre contraint des traités européens comme le programme d’intégration centré sur l’approfondissement du Marché unique et de l’euro ont longtemps piégé les ambitions réformatrices des gouvernements de gauche. Mais la succession des crises financière, sanitaire et géopolitique a bousculé l’Europe dans ses fondamentaux et créé des marges de manœuvre et des lignes de faille inédites qui permettent d’aller au-delà du prisme de la « désobéissance européenne ».

La « désobéissance européenne » fait ainsi figure de point clé du programme de gouvernement de la nouvelle coalition de gauche. La chose a suscité beaucoup de réactions négatives. A bien des égards excessives car les exemples de désobéissance pavent la route de la construction européenne : les Etats membres n’ont cessé de désobéir aux règles maastrichtiennes des 3% de déficit et 60% d’endettement qu’ils avaient pourtant élaborées ensemble ; l’Allemagne désobéit aux règles européennes du fameux Semestre européen avec son excédent commercial structurel, etc. Et pourtant, l’Europe fonctionne… et avance même !

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Si l’on ne saurait négliger les risques de cette désobéissance dans une Europe mise sous tension par les populistes d’extrême-droite, elle fait surtout figure de marqueur symbolique d’un volontarisme politique après tant d’échecs des gouvernements sociaux-démocrates à faire évoluer le cours européen des choses et dans un contexte où l’urgence sociale et climatique impose d’agir. Reste à construire un programme européen en positif car le « marbre des traités » n’a plus aujourd’hui la rigidité qu’il avait quand les mots d’ordre de la désobéissance européenne ont commencé leur chemin à gauche, c’est-à-dire dans la campagne de 2004-2005 contre le projet de traité constitutionnel européen. Car dans l’Union européenne telle qu’elle est aujourd’hui, c’est-à-dire telle qu’elle a été bousculée par une décennie de crises financières, sanitaires et géopolitiques, beaucoup de marges de marge de manœuvre se sont réouvertes qui doivent permettre la bifurcation sociale et environnementale voulue par la coalition de gauche.

Les marges de manœuvre dans l’Union

Depuis une bonne dizaine d’années, l’Union européenne a en effet changé de logiciel de gouvernement : quoi qu’on en pense sur le fond, elle est passée d’une forme de supranationalisme juridique (harmonisation à l’identique par le biais de règlements et/ou de directives) qui était le modèle historique du Marché unique à une politique des « compétences partagées » qui combine des objectifs européens définis en commun et une marge de différenciation nationale des politiques européennes. Ce tournant s’est noué autour du gouvernement de l’euro tel qu’il s’est inventé depuis les années 2000 autour d’une coordination européenne des politiques économiques et budgétaires nationales. La tentation d’un pilotage autoritaire de ce système aura échoué avec la crise grecque et l’expérience funeste des Memorandum, et elle aura favorisé une approche plus négociée et au cas par cas en fonction des coordonnées économiques des différents Etats membres par le biais de « recommandations spécifiques par pays ».

Bien sûr, ces recommandations restent en partie marquées par le prisme néolibéral des ministères des finances, directions générales européennes et des banques centrales qui les pilotent.  Mais, ce que nous apprend la pratique, c’est que les gouvernements nationaux ne respectent ces recommandations qu’au gré d’un cherry picking qui dépend des conjonctures économiques et des orientations politiques nationales. Beaucoup de ces recommandations définissent des réformes dites « structurelles », devenues synonymes, au sein de l’Union, de réformes néolibérales. Mais dans le lot de ces recommandations, certaines ne sont pas directement orientées politiquement. Et un gouvernement de gauche pourrait tout à fait privilégier celles-là. Par exemple, celles prônant la reconversion énergétique et le développement durable, ou celles portant sur l’éducation en permettant le financement d’Universités européennes, de mécanisme de formation tout au long de la vie, etc.

Pour 2020, par exemple, les recommandations pour la France demandaient d’atténuer les conséquences de la crise liée à la COVID-19 sur le plan social et de l’emploi en promouvant l’acquisition de compétences et un soutien actif pour tous les demandeurs d’emploi. Le fait que les gouvernements nationaux libéraux et/ou conservateurs au pouvoir fassent passer ces recommandations au second plan au profit des réformes plus clairement néolibérales comme celle de l’accroissement de l’âge du départ à la retraite n’empêche en rien de renverser l’ordre des priorités et de privilégier celles de ces recommandations compatibles avec le programme de la coalition.

On retrouve les mêmes marges de manœuvre nationales dans la nouvelle PAC, dont le poids reste très conséquent au sein du budget de l’Union (55 milliards d’euros, soit 30% de celui-ci), qui a également remis en cause le « one size fits all ». Désormais, des plans stratégiques nationaux se sont substitués pour partie à des règles communes. Ainsi, 25% du montant du premier pilier de la PAC (aides directes aux agriculteurs), viennent financer les « éco-régimes », des engagements environnementaux exigeants imposés aux agriculteurs. Et il est même tout à fait possible d’aller au delà pour un gouvernement inscrivant réellement les objectifs environnementaux comme prioritaires. Dans le cadre du second pilier (politique de développement rural), des cibles communes européennes ont été définies dans un menu mais c’est ensuite aux autorités nationales de sélectionner quelles cibles seront privilégiées et soutenues par un système de co-financement européens et nationaux. Parmi elles, le développement d’un agriculture biologique (paiement pour la conversion ou le maintien des activités biologiques) et les mesures agroenvironnement climat. De sorte qu’il est tout à fait possible de mener une politique agricole écologique ambitieuse tout en respectant le cadre de la PAC comme le fait l’Autriche et comme pourrait le faire un gouvernement de gauche sans violer quelque règle européenne que ce soit.

Dernier exemple de ces nouvelles marges de manœuvre, l’important Plan de relance européen post-Covid. Construit pour « récompenser » financièrement ceux des Etats-membres qui entendent suivre les priorités définies en commun, ici essentiellement autour de la digitalisation des sociétés et de leur verdissement il est aujourd’hui utilisé très différemment par les différents gouvernements. Là encore, il a été montré par les gouvernements de gauche, espagnols et portugais, qu’ils pouvaient se servir de ces fonds européens afin de financer leur programme social et environnemental pendant que ceux de droite pouvaient le faire de leur côté en relation avec des priorités idéologiques opposées. C’est-à-dire, pour les premiers, en se servant des fonds européens pour subventionner nettement plus massivement qu’aujourd’hui l’isolement des bâtiments publics et des logements individuels, les transports de fret et de voyageurs ou le développement du parc éolien, etc.

Les lignes de faille de l’Union

Loin d’être coulée dans le marbre, l’Union européenne apparaît en fait comme un archipel de tensions et de conflits internes qui sont autant de points d’appui pour une politique de transformation sociale et écologique. Les travaux de recherche l’ont montré de longue date : il existe au sein des institutions elles-mêmes, du Conseil ou de la Commission par exemple, une pluralité d’orientations politiques opposées dont l’équilibre varie d’une politique publique à l’autre. C’est avec cette carte fine des lignes de faille de l’Union qu’un gouvernement de coalition peut s’orienter s’il veut peser durablement sur les politiques européennes – plutôt que s’engager dans la stratégie couteuse et nécessairement ponctuelle de la « désobéissance européenne ».

Au sein de la Commission par exemple, les directions générales de l’environnement mais aussi de la santé et de la protection des consommateurs ont toujours été très ambitieuses et portées à s’opposer à la prééminence des politiques de concurrence et du Marché unique. Cette Europe-là, qui est habituée à jouer les seconds rôles, peut voir ses projets entrer au cœur de la décision européenne – pour peu qu’elle trouve les soutiens politiques, et singulièrement auprès des gouvernements nationaux, susceptibles d’en porter les idées.

De même, au sein du Conseil de l’Union européenne qui réunit les ministres des gouvernements secteur par secteur, le pôle social (les conseils EPSCO qui réunissent les 27 ministres des affaires sociales) ou le pôle environnemental (les conseils ENVI) pourrait ainsi être privilégié au pôle financier des conseils ECOFIN dont on sait qu’il joue un premier rôle hégémonique depuis vingt ans dans la définition des grandes orientations économiques mais aussi sociales de l’Union. Ni désobéissance, ni réforme des traités ici. Simplement une stratégie politique qui vise à former des coalitions à géométrie variable soit avec les pays du sud (Espagne, Portugal aujourd’hui), plus favorables à un Etat social puissant, soit en faveur de fonds généreux pour le développement d’une économie durable, avec les pays scandinaves ou la coalition actuelle allemande etc. Ce faisant, le Plan de relance européen aurait sans doute eu un autre visage, plus ressemblant à celui qu’avaient esquissé les parlementaires et les syndicats en fixant des cibles sociales à hauteur de 15% minimum des plans nationaux.

Parmi ces batailles politiques à conduire à l’intérieur de l’Union, l’une des plus importantes est sans doute celle liée à la sortie des règles maastrichtiennes du Pacte de stabilité et de croissance. Il y a là une opportunité historique de refondre l’Union puisque c’est là que se jouent les marges de manœuvre économique et budgétaire de demain. Parmi les propositions, celles des économistes Blanchard, Léandro, Zettelmeyer sont particulièrement intéressantes qui suggèrent ici encore la fin du « one size fits all » des règles d’or européennes (3% de déficit et 60% d’endettement) et proposent des cibles nationales ajustées aux conjonctures économiques nationales et au niveau national des dettes publiques.

C’est aussi dans cette négociation en cours qu’on peut construire les nouveaux leviers à la hauteur des besoins collectifs immenses qui se sont faits jour en Europe au fil des dernières crises, à commencer par une règle d’or pour les investissements publics, une piste déjà soutenue par de nombreux économistes français et allemand, permettant de protéger les dépenses liées à l’éducation, les investissements sociaux, l’amélioration des systèmes de santé et la lutte contre le changement climatique. Cette bataille politique déjà ancienne pour la redéfinition du Pacte de stabilité trouve aujourd’hui son prolongement dans celle autour de l’amplification et de la pérennisation du Plan de relance européen post-Covid en un nouveau Fonds d’investissement public européen doté d’objectifs à la hauteur de la crise et s’attaquant aux inégalités structurelles de l’Union qui l’affaiblissent politiquement mais aussi économiquement.

Cela passe sans doute par une solidarité fiscale européenne qui touche prioritairement celles et ceux (grandes entreprises, gros patrimoines, etc.) qui bénéficient le plus du Marché intérieur et de l’euro via un impôt européen sur les plus grandes fortunes et les plus hauts revenus, et un relèvement du taux minimum sur les bénéfices des entreprises. On pourrait ainsi mettre à l’agenda européen un impôt progressif sur les grandes fortunes supérieur à 2 millions d’euros, ce qui rapporterait 1 à 1,5% du PIB européen pour financer le besoin d’une transition climatique et sociale en Europe. Le revenu de ces impôts pourrait aussi renforcer le Fonds de transition juste comme nous en avions fait la proposition récemment dans le cadre d’un traité spécifique qui représente à peine 0,02% du PIB européen alors même que sa fonction consistant à apporter un soutien aux ménages et entreprises vulnérables et touchées par ces transitions est fondamental. Nul doute que ces propositions se heurteraient au verrou de l’unanimité fiscale qui bloque de longue date le développement de politique redistributive européenne. Mais une telle réforme pourrait d’abord être mise à l’agenda de l’Assemblée parlementaire franco-allemande, entraînant ainsi les autres Etats à la suite de l’Allemagne et de la France.

Dernière opportunité importante, la Conférence sur le futur de l’Europe qui offre une occasion de rebattre les cartes et d’inscrire la question de la démocratisation de l’Europe au cœur de l’agenda. Le Parlement européen l’a du reste fait lui-même dans sa résolution du 4 mai 2022 soutenue par les groupes parlementaires écologistes, socialistes et de la gauche radicale et qui réclame la remise en cause la règle de l’unanimité, maintenue en matière fiscale, qui reste le verrou essentiel d’une construction d’une démocratie européenne qui reste ainsi empêchée.

Au-delà, c’est l’occasion de poser la question du cadre démocratique européen qui permettra aux économies et aux sociétés européennes de s’attaquer aux défis de climat, de la soutenabilité et de la reconversion écologique. Les bouleversements sociaux qu’ils emportent risquent de déstabiliser nos sociétés en jetant les perdants dans les bras de l’autoritarisme s’ils ne sont pas effectivement associés aux choix politiques. Or, le nouveau mille-feuille de la décision européenne qui met aux prises directions générales de la Commission, Conseil de l’Union et tout particulièrement ECOFIN, ministres des finances, Eurogroupe, a une forte pente bureaucratique forte et une tendance à l’opacité et à l’irresponsabilité politique quand les choix de politique économique et sociale qui y sont faits ont pourtant une portée majeure. Ainsi construite à bonne distance des contrôles parlementaires, la décision européenne peine à prendre en compte la voix des élus, des syndicats nationaux et transnationaux, des ONG, d’associations, d’acteurs de la société civile. C’est tout un public européen porteur de formes de vie variées qui se trouve structurellement marginalisé.

La Conférence pour l’avenir de l’Europe ouvre la possibilité de faire de nouvelles propositions pour re-démocratiser l’Union. Cela passe notamment par un cadre politique qui permette de mieux articuler les espaces démocratiques nationaux à l’Union européenne : c’est le cas du projet d’Assemblée parlementaire transnationale déjà proposé par Joschka Fischer au début des années 2000, qui est ancrée dans les démocraties nationales mais capable de prendre en charge politique les conflits de redistribution proprement européens qui vont immanquablement de pair avec les politiques du Marché unique et de l’euro, surtout si elles sont complétées – comme c’est le cas aujourd’hui- par des Plans de relance et une relance de l’investissement public européen.

Une Assemblée transnationale composée de parlementaires nationaux des États membres pourrait offrir une caisse de résonance institutionnelle à ces voix qui restent en quelque sorte bloquées « au national » dans ce système de gouvernance multiniveau qu’est l’Union. Elle serait de surcroit un cadre pour construire des compromis politiques transnationaux que suppose la définition d’impôts européens chargés d’abonder budget européen et le nouveau Fonds d’investissements publics européens, et ce au-delà des seules administrations financières mais aussi au-delà des seules logiques du marchandage inter-étatique. Ce faisant, elle serait en mesure de faire exister une solidarité et une cohésion intra-européenne entre États mais aussi entre classes sociales européennes. Un vrai pacte fiscal et écologique en somme pour sortir enfin de la trappe européenne de la social-démocratie !


Guillaume Sacriste

Politiste, Maître de conférence à l’Université Paris 1-Sorbonne

Antoine Vauchez

Politiste, Directeur de recherche au CNRS, membre du Centre européen de sociologie et de science politique (Université Paris 1 – EHESS)

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