Économie

Repenser le capital : quand les salariés possèdent collectivement leur entreprise

Sociologue

Les modèles alternatifs à la gestion capitaliste des entreprises, où les impératifs de rentabilité prennent de plus en plus de place, séduisent un éventail de plus en plus large de salariés qui se réunissent en Scop. Ces sociétés coopératives, qui se portent en moyenne mieux que les autres entreprises, permettent non seulement à chacun de se réapproprier son travail mais aussi, plus largement, d’inverser le rapport entre capital et travail.

À qui appartient une entreprise ? Est-il légitime d’exclure les salariés des décisions concernant leur lieu et leur poste de travail ? En temps de globalisation économique et de prédominance du capital financier, quand la focalisation sur la valeur actionnariale et la maximisation des profits conduit à des choix dont le sens échappe souvent aux citoyens, on assiste à un regain des réflexions sur cette question.

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D’un point de vue strictement légal, comme le montre le juriste Jean-Philippe Robé, les actionnaires ne sont pas les propriétaires de l’entreprise, ils ne le sont que des actions émises par les sociétés commerciales qui servent de support juridique aux entreprises. Juridiquement, l’entreprise n’a pas de propriétaire, elle ne connaît que des parties prenantes, qui ont des droits et des devoirs spécifiques. Or, comme le pose la philosophe Isabelle Ferreras, l’entreprise n’est pas la chose des apporteurs en capital. Elle est au moins autant le lieu de ceux qui y travaillent, qui font, au sens matériel du verbe, l’entreprise. Les sociologues et les historiens du travail ont ainsi décrit les multiples formes d’appropriation, de récupération ou de marquage par lesquels le poste de travail est transformé en un univers familier et personnel.

Les Scop, sociétés coopératives et participatives, sont des entreprises originales de ce point de vue, puisqu’elles appartiennent statutairement à leurs salariés qui en détiennent au moins 51 % du capital social et 65 % des droits de vote. En tant que sociétaires ou associés, ils élisent les membres du conseil d’administration comme de l’équipe dirigeante et prennent part aux grandes décisions stratégiques selon le principe égalitaire « une personne, une voix », quel que soit le montant du capital détenu.

Les règles de partage des bénéfices favorisent la redistribution au personnel salarié et l’accumulation obligatoire d’une partie du profit dans des réserves impartageables. Ces entreprises ont le vent en poupe : elles sont passées de 522 en 1970 à un peu plus de 4 000 en 2022. Elles montrent comment peuvent exister d’autres formes de propriété du capital, et éclairent les conditions de possibilité d’un partage des richesses et du pouvoir.

L’enquête que j’ai menée auprès des Scop en révèle la très grande diversité : certaines sont fondées par des ouvriers, d’autres comptent essentiellement des cadres. Des toutes petites entreprises cohabitent avec des grands groupes qui déploient leurs activités à l’échelle internationale. Des coopératives militantes revendiquent leur rupture avec l’ordre économique dominant ; d’autres plus pragmatiques sont avant tout soucieuses de leur rentabilité. Certaines Scop naissent d’une reprise d’entreprise en difficulté par des salariés qui veulent sauver leurs emplois ; d’autres sont fondées ex nihilo par des jeunes diplômés soucieux de donner du sens à leur travail ; d’autres encore résultent d’une transformation d’association.

Que nous enseignent ces expériences si diverses ? Que se passe-t-il quand une entreprise appartient à celles et ceux qui y travaillent ? On voudrait ici pointer trois grands effets de ce renversement de propriété, qui sont autant de pistes ouvertes pour penser des alternatives à un système qui s’essouffle.

D’autres savoirs légitimes : quand le personnel « d’exécution » prend les commandes

Le modèle coopératif ouvre la possibilité pour chacun d’accéder à une position d’actionnaire ou de gestionnaire à laquelle il n’était pas nécessairement préparé. C’est une des vocations fondatrices des coopératives. La toute première, l’Association des bijoutiers en doré, créée à Paris en 1834, instaurait déjà l’obligation pour tous les associés de s’instruire, afin que chacun puisse remplir les fonctions de dirigeant.

Les Scop semblent rendre possibles des évolutions de carrière fulgurantes. Dans les entreprises en difficulté reprises en coopératives par leurs salariés, l’accession d’une partie du personnel ouvrier ou de l’encadrement intermédiaire à des postes de direction est imposée par les conditions même du redémarrage, quand les plus hauts cadres quittent l’entreprise au moment de l’annonce de la fermeture. Scop Ti, entreprise de thés et d’infusions, est créée en 2014 au terme d’une longue lutte (1336 jours) très médiatisée des salariés de Fralib contre le groupe Unilever qui voulait fermer l’usine, située près de Marseille. Ce sont d’anciens ouvriers et techniciens, des militants syndicaux, qui prennent la direction de la nouvelle coopérative, se forment aux différentes fonctions, et reconstruisent une usine nouvelle. Les exemples de promotion sociale ne se limitent pas aux reprises d’entreprises militantes et alimentent les nombreuses publications sur les parcours de coopérateurs et de coopératrices qui témoignent de l’atout du modèle coopératif comme levier d’ascension sociale.

De fait, au-delà de leur diversité, la naissance des Scop procède toujours du sentiment des salariés qu’ils sont plus à même que des actionnaires ou des dirigeants lointains de gérer leur entreprise. Ce sont eux qui la connaissent le mieux parce qu’ils y travaillent, ce sont eux qui en défendront le mieux les intérêts parce qu’ils y sont attachés. Cette assurance collective se construit progressivement, pour certains dans le militantisme, pour d’autres dans l’investissement professionnel. Elle ne prend pas la même forme chez des ouvriers qui maîtrisent un savoir-faire spécifique, chez des informaticiens spécialisés en logiciel libre ou chez des militants écologiques qui se lancent dans le commerce de produits bio. Elle repose dans tous les cas sur la valorisation de l’expérience et des savoirs produits par le travail.

Dans un contexte d’élévation constante des exigences en termes de diplômes pour l’accès aux positions d’encadrement dans les entreprises, alors que, corrélativement, on constate un essoufflement des perspectives de promotion des moins qualifiés, les Scop permettent ainsi d’observer des voies non directement scolaires des mobilités. L’exemple des coopératives montre que la gestion d’une entreprise n’est pas réservée à celles et ceux qui sont issus du monde des affaires ou en ont adopté les principes. Des ouvriers, des employées, des cadres intermédiaires ou des artistes s’avèrent disponibles et compétents pour créer ou reprendre collectivement leur entreprise. Ils mobilisent pour cela des ressources qui ne sont pas celles des dominants. Ces expériences construisent aussi des points de vue spécifiques sur ce qu’est et sur ce que doit être une entreprise.

Des conceptions contrastées de l’émancipation

Les Scop permettent d’observer comment se construisent concrètement et progressivement des formes de citoyenneté économique. Disons-le d’emblée : il n’y a pas de désir inné et universel de participation. Tous les salariés ne sont pas forcément volontaires pour devenir associés, c’est-à-dire pour acheter des parts de leur entreprise et prendre part aux décisions la concernant. Certains refusent les charges et les responsabilités qui incombent aux sociétaires et préfèrent rester simples salariés. Les Scop, de ce point de vue, reproduisent en partie des inégalités qui leur préexistent : les cadres sont plus souvent associés au capital que les ouvriers ; les hommes plus souvent que les femmes ; les salariés plus âgés plus souvent que les jeunes.

Surtout, tous ne partagent pas la même conception de la participation. Les cadres ou encore les militants syndicaux sont ceux qui s’emparent le plus volontiers des dispositifs participatifs : ils tiennent à participer aux grandes décisions concernant la gestion de l’entreprise et à faire entendre leur avis. À l’inverse les ouvriers ou les salariés d’exécution trouvent quelquefois pesants le temps et l’énergie requis par ces instances délibératives. Ils sont plutôt, pour leur part, demandeurs d’une plus grande liberté de s’organiser sur leur lieu de travail. De leur point de vue, c’est dans un allègement des contraintes temporelles, dans la liberté de s’organiser au quotidien et de prendre des initiatives dans l’atelier que consiste la démocratie.

Participer n’a pas le même sens selon la position socio-professionnelle, ni selon le sexe. Les hommes sont plus présents dans les instances, prennent plus souvent la parole ; les femmes ont souvent une manière plus discrète de faire vivre le collectif : elles montent les dossiers, assurent le consensus.

Ce ne sont pas non plus les mêmes conceptions de l’intérêt général qui s’observent dans les différentes Scop, en fonction à la fois des secteurs d’activité, des conditions de création et des caractéristiques des coopérateurs et coopératrices. Dans certaines Scop, plutôt des entreprises prospères de l’industrie, plus anciennes et plus masculines, l’intérêt commun est celui du collectif des coopérateurs qui se partagent les bénéfices et le pouvoir. D’autres plus récentes, plus souvent dans les secteurs de l’action sociale, de la culture ou de l’éducation, mais aussi plus féminines et moins rémunératrices, veulent endosser une partie de l’intérêt général et cherchent à faire valoir leur utilité sociale à l’extérieur.

Il y a donc des manières très différentes de vivre son statut de sociétaire et de s’approprier la Scop. Chacun recrée et réinvente sa place à partir de sa trajectoire et de sa conception de la participation et du collectif. Cela conduit à rompre avec une vision univoque de l’émancipation au travail. Les coopératives sont des lieux de tensions, de protestations et de débats, parce qu’elles mettent en jeu des conceptions contrastées de la démocratie. C’est dans ces controverses que se construisent des formes originales de citoyenneté économique : loin d’être un état résultant mécaniquement du statut coopératif, cette citoyenneté doit être considérée comme un processus, résultant d’interactions, d’apprentissage et de remaniements.

Repenser les finalités de la production

Les Scop conduisent enfin à repenser les finalités de la production. Nées d’une utopie qui prétendait mettre au défi le pouvoir du capital, elles n’ont pas pour seul objectif la réalisation et le partage des bénéfices, comme c’est le cas des autres sociétés commerciales. Leurs statuts précisent qu’elles doivent contribuer à la satisfaction des besoins économiques et sociaux de leurs membres ainsi qu’à leur formation.

En réalité, elles sont aussi diverses que les secteurs d’activité dans lesquels elles exercent. Une entreprise qui produit des câbles pour l’industrie automobile n’a pas les mêmes finalités ni les mêmes contraintes qu’une société de conseil en environnement ou qu’un organisme d’insertion. Le point commun des coopératives étudiées est l’attachement à la pérennité de l’entreprise et la priorité donnée au maintien des emplois. Quand ce sont les salariés qui prennent les décisions stratégiques, la vision à long terme de leurs conditions de travail et d’emploi passe nécessairement avant la quête de profit à court terme. Et de fait, ce sont des entreprises qui, en moyenne, fonctionnent mieux, font moins souvent faillite que les autres, créent plus d’emplois. Selon les données de la Confédération générale des Scop, le taux de pérennité à cinq ans des entreprises est en moyenne de 61 % ; dans les coopératives il est de 73 %.

Le point commun des différentes Scop réside dans l’inversion du rapport entre le capital et le travail par rapport aux entreprises à capitaux. C’est ce qui différencie profondément les coopératives, qui appartiennent à leur personnel, des entreprises qui font valoir leur « mission » ou leur « responsabilité sociale », ou encore leur mode de management libéré, agile, holocratique ou sociocratique, mais cela sans remettre en cause les structures de propriété.

Il ne s’agit pas seulement de la redistribution des profits – même si c’est un élément central –, mais de la définition même du capital. Dans les Scop, le capital n’est pas conçu par les salariés qui le possèdent comme une somme d’argent qu’il s’agit de faire fructifier. Il est indissociable du processus de travail. C’est en tant qu’ils sont attachés à leur travail, à leur emploi, que les sociétaires donnent un sens à leur engagement y compris financier dans la coopérative.

On le vérifie bien à la manière dont est perçue la rémunération du capital. Beaucoup de Scop refusent cette rémunération. Pour les autres, si les dividendes sont légitimes, c’est parce qu’ils sont considérés comme une rémunération de leur travail et non comme le fruit des aléas des affaires ou de processus spéculatifs. Cette représentation déborde le monde ouvrier. Le capital que les personnes que j’ai rencontrées défendent, celui qu’elles se sentent en droit de posséder, peut prendre des formes diverses : des machines, des brevets, une usine « historique », la mise en œuvre de valeurs morales ou de principes environnementaux. Dans tous les cas, le capital est avant tout le produit et le support de l’activité de travail des coopérateurs et coopératrices, et il est défendu en tant que tel.

Ces entreprises donnent ainsi un éclairage nouveau sur ce qu’est le capital. Il ne se définit pas en soi, mais il est le produit de l’activité des agents qui le possèdent et le manipulent. Cela relativise la conception financière dominante du capital. Celle-ci n’a rien d’universel. Elle s’est elle aussi construite à partir des caractéristiques sociales, des filières de formations et des conditions de travail de ceux qui le produisent, le possèdent et le gèrent : les membres de la bourgeoisie économique, les actionnaires, les traders ou les chargés d’affaires des fonds d’investissement. La position hégémonique de la conception financière du capital ne fait finalement que traduire celle du groupe social qui la porte.

Dans les Scop s’inventent d’autres représentations et d’autres usages de la propriété du capital, qui n’ont pas l’homogénéité du modèle dominant. Les salariés ne s’accordent pas toujours en effet dans leur définition du projet collectif. C’est peut-être aussi un des apports de ces expériences. Parce que ces entreprises sont investies par les catégories socio-professionnelles les plus diverses, qui ne partagent pas les mêmes visions du monde, qui sont loin d’être toujours des militants à fort capital culturel, elles ouvrent aussi la voie à des alternatives qui peuvent être appropriées par les milieux sociaux les plus divers, échappant en partie à l’alternative entre réalisme et utopie.

NDLR : Anne-Catherine Wagner vient de publier Coopérer. Les Scop et la fabrique de l’intérêt collectif (CNRS Éditions).


Anne-Catherine Wagner

Sociologue, Professeure à l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne

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