Littérature

Somme de contradictions – à propos de C’est plus beau là-bas de Violaine Bérot

Journaliste

Et soudain la vie d’un universitaire se trouve bouleversée par l’engouement généralisé de ses étudiants pour sa propre théorie sur les « communs ». Il devient, contre sa volonté, le gourou de leur résistance. Avec ce nouveau roman, Violaine Bérot observe les ressorts de l’engagement et questionne l’intime, scrutant la peur, la solitude, mais aussi l’éthique personnelle, analysant la façon dont les individus interagissent.

C’est un court roman qui surprend. Quelques jours dans la vie d’un universitaire pris dans une révolution qu’il a souhaitée, mais qui le dépasse. Une centaine de pages pour nous confronter toutes et tous à la force – ou la faiblesse – d’un engagement politique lorsqu’il est purement théorique. Et surtout un petit livre qui semble avoir devancé ce qui nous occupe cet automne : comment penser un monde différent.

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Depuis plus de vingt-cinq ans que Violaine Bérot écrit, on peut distinguer quelques fils rouges qui courent dans ses romans, et un certain nombre de préoccupations récurrentes. Les situations limites, ou troublantes, dans lesquelles elle plonge ses personnages. Leur relation, ou même leur proximité, avec l’animalité. Plusieurs thématiques actuelles, les mécanismes de pouvoir et d’emprise, la marginalité et la normalité, portées par une écriture en constante évolution. Livre après livre, Bérot se distingue par une recherche formelle inventive, jamais excluante ni artificielle, toute entière au service de son propos. Reste un mystère qui entoure ce chemin d’écriture solidement charpenté. Mystère autour d’une radicalité assumée, mystère autour d’une autrice pour qui chaque personnage est une somme de contradictions.

Son nouveau roman, C’est plus beau là-bas, échappe à toute catégorisation. On peut le considérer comme un conte philosophique, une fable politique, un roman d’anticipation, mais c’est encore autre chose. Il débute sur une scène de cauchemar : un homme est séquestré avec des milliers d’autres dans un immense hangar. Il a été arrêté par une sorte de milice, ne sait ce qu’on lui reproche ni ce qui va advenir de lui et de ses semblables. Pour l’instant, il se préoccupe seulement de sa survie, tout comme ceux qui l’entourent.

L’autrice ne donne pas dans le trash, mais la situation, sans mention de lieu ni de date, et sans exotisme aucun, suffisent à plonger les lecteurs dans l’angoisse, car elle leur est curieusement proche : « et comment est-ce possible, tu n’arrives pas à le comprendre, comment est-ce possible dans ton pays, dans une démocratie, avec un président élu par le peuple. […] Te reviennent en mémoire ces vidéos de CRS tapant sur des civils ». La scène tout entière trouve son apogée dans un moment essentiel : lorsque des hommes rassemblés dans le hangar se battent pour un peu d’eau.

On force ensuite le personnage principal à monter dans un camion, qui le conduit avec d’autres vers une destination inconnue. Il lui faut ensuite marcher, sans explication et durant des heures, sous escorte, et traverser un paysage rural inconnu. Il a été exfiltré et, à l’arrivée, il est accueilli comme un héros.

Lui, l’universitaire spécialiste de la pensée révolutionnaire, a apparemment fait des adeptes : ses étudiants ont appliqué à la lettre les principes théoriques qu’il disséminait à longueur de cours. Alors que le pouvoir en place se faisait répressif, ils se sont organisés en groupes de résistance et il est désormais leur gourou. Il se retrouve ainsi propulsé dans le monde d’après tel qu’il l’avait décrit et appelé de ses vœux, accueilli au sein d’une petite communauté à la campagne. Mais ce monde-là est-il celui qu’il souhaite ? Y est-il lui-même adapté ?

Bérot aime placer ses personnages dans des situations extrêmes et dérangeantes. Puis elle observe leurs réactions. Chaque fois, l’autrice rappelle que dans la banalité d’une vie l’inattendu est toujours possible. Elle questionne l’intime, scrutant la peur, la solitude, mais aussi l’éthique personnelle, analysant la façon dont les individus interagissent en plaçant ses personnages au sein d’enjeux collectifs. Que fait-on de nos principes quand nos repères s’effondrent ?

Il faut aussi regarder la redéfinition politique de l’espace, où la modernité n’est plus dans les villes, où la campagne n’est plus le lieu de la tradition mais une poche de résistance.

Tombée des nues (2018) débutait sur un accouchement que l’autrice transformait en cataclysme. Car la femme qui accouchait, victime d’un déni de grossesse, ne se savait pas enceinte. L’événement était à peine croyable, pour elle comme pour son compagnon, jeunes semi-marginaux échoués dans un territoire rural isolé. Le cataclysme se propageait comme une onde de choc dans l’hôpital qui les accueillait puis dans le petit village où ils vivaient. Nue sous la lune (2017) suivait la cavale d’une femme en fuite, échappée d’une relation toxique qui avait failli la broyer. Dans Comme des bêtes (2021), une communauté villageoise était ébranlée par un mystère surgissant soudain dans l’entourage d’un marginal qui vivait à leurs côtés.

Autant de situations qui permettent à l’autrice d’observer les relations humaines, l’entraide comme la lâcheté. Toutes les formes de pouvoir sont ainsi auscultées. Celui du professeur sur ses étudiants dans C’est plus beau là-bas. Celui des notables sur les marginaux dans Tombée des nues. Le patriarcat, souvent. La jeune femme en fuite de Nue sous la lune se remémorait le mécanisme qui avait transformé l’étudiante brillante qu’elle était en compagne soumise et terrorisée par son mentor, un artiste reconnu.

On retrouve dans ce nouveau livre une situation similaire d’invisibilisation d’une femme au contact d’un homme puissant, mais observée du point de vue du masculin. Alors qu’à sa libération le personnage principal de C’est plus beau là-bas est ovationné par la foule, sa compagne monte sur l’estrade avec lui. Il se demande alors quel rôle elle peut bien avoir eu dans cette révolution qui lui échappe, car il a toujours pensé qu’elle ne pouvait en jouer aucun. Lui, l’intellectuel brillant, habitué à être adulé par ses étudiants, avait toujours tenu sa compagne à distance. Il avait d’ailleurs, depuis le début de leur relation amoureuse, rebaptisé en secret sa femme Marie-Madeleine, comme s’il était le messie en personne. Et lui, le spécialiste des « communs », qui dans ses cours a théorisé un monde plus juste basé sur le partage, est pris de panique lorsqu’il se rend compte que sa femme pourrait ne plus être sa possession exclusive.

Mais au-delà des thématiques, il faut s’attarder sur l’écriture de Violaine Bérot qui semble à chaque livre tenter quelque chose de nouveau pour servir au mieux son propos. Ici, elle a opté pour le tutoiement. On ne sait si le personnage principal se parle à lui-même ou si quelqu’un l’interpelle, mais le roman tout entier est porté par ce « tu » sans pitié qui semble pousser le personnage principal dans ses retranchements. Comme des bêtes et Tombées des nues grouillaient d’une multitude de « je » et de « on », romans chorals qui multipliaient les réactions diverses face à une situation inattendue. Si le tutoiement employé dans ce nouveau livre peut paraître déstabilisant, le lecteur l’est de toutes façon dès les premiers mots du texte.

Parce que le roman débute au beau milieu d’une phrase. Pas de majuscule ici – et il n’y en aura d’ailleurs à aucune entame de chapitres ou de paragraphe : « et surtout ne pas te faire remarquer, te taire obstinément, t’effacer, te noyer dans la masse, t’appliquer à n’être qu’un détail, toi qui aimais briller ». Ainsi le lecteur propulsé sans préambule dans une action dont il ignore tout (ce qui est d’ailleurs la situation du personnage lui-même). Le procédé bouscule la notion même de roman, vu non comme une entité avec un début et une fin, mais comme une série d’instantanés attrapés au vol.

Surtout, chaque paragraphe commence de la même façon, sur une conjonction de coordination : « et » tout le long du premier chapitre, « or » dans le deuxième. Ensuite « donc », « or », « ou ». Ce pourrait être anecdotique, mais ce simple choix stylistique produit un curieux rythme en forme de litanie incantatoire. De ce fait-là, le personnage principal, dont jusqu’au bout on ignore le nom, se retrouve comme enfermé dans un texte qui l’encercle. Il faut attendre les toutes dernières pages pour que certaines phrases démarrent sur d’autres types de mots, comme une ouverture possible : « Dans ta tête tout se calme ».

Violaine Bérot est coutumière de ces jeux stylistiques qui donnent une tonalité particulière à chacun de ses textes. Ils sèment le trouble, tout autant que les sujets qu’elle choisit d’aborder. On sait relativement peu de choses sur cette autrice discrète, sinon qu’elle a jour tout plaqué.

Bérot, née en 1967, était ingénieure informatique et gagnait bien sa vie, mais à trente ans elle a choisi une autre voie. Abandonnant son métier et la ville où elle habitait, elle est allée s’installer en Ariège, dans un minuscule village de quatre-vingt habitants, pour élever des chèvres et écrire en paix. En interview, il arrive qu’elle parle de sa maison au milieu de la forêt, de son confort spartiate, et elle confie alors combien elle apprécie la solitude inhérente à cette existence.

Ce choix d’une vie toute en sobriété, mot devenu soudain primordial cet automne, au point qu’une radio nationale y a consacré une journée entière, ce choix d’une vie proche de la nature aussi, oriente depuis toujours le chemin d’écriture de Bérot, et pas seulement parce que certains de ses livres la tirent vers le conte ou la légende, avec des forêts peuplées de fées. Il faut surtout observer les territoires qu’elle décrit, petits villages isolés, montagnes inhabitées rarement présents en littérature. Bérot leur donne une portée universelle, car les lieux de ses romans ne sont jamais nommés, jamais situés sur une carte, ainsi chacun peut se les approprier.

Il faut aussi regarder comment elle choisit une nouvelle représentation de ce type de territoire, comme une redéfinition politique de l’espace, où la modernité n’est plus dans les villes, où la campagne n’est plus le lieu de la tradition mais une poche de résistance : « la ruralité profonde et la proximité des montagnes, ces zones de quasi-non-droit dans lesquelles les plus libertaires se sont de tout temps réfugiés ». Il faut également s’intéresser aux personnages qu’elle met en scène, ruraux marginaux vivant de peu, éloignés des villes, choisissant une autre forme de vie et de modernité, faite d’entraide, mettant en pratique un modèle économique à l’opposé des injonctions du libéralisme, qu’ils le théorisent ou non. Et, en découvrant la scène d’ouverture de son nouveau roman, ces milliers d’hommes entassés dans un hangar depuis un temps indéterminé et sans voir la lumière du jour, il est impossible de ne pas y lire une métaphore de l’élevage industriel et une réflexion sur la souffrance animale.

Si des préoccupations très actuelles sont présentes depuis longtemps dans les livres de Bérot, ce nouveau roman est sans doute le plus politique de tous. C’est plus beau là-bas est un texte sur l’engagement, qui interroge la responsabilité de celui qui prône des idéaux que d’autres mettront en pratique. Il interroge aussi la foi qu’une population doit accorder, ou non, aux orateurs parentés. Et la cohérence de chaque individu entre ce qu’il dit et ce qu’il vit. Ainsi le personnage principal est-il apostrophé malicieusement : « Tu te demandes une fois encore pourquoi tu as tant de mal à t’appliquer à toi-même cette désappropriation matérielle que tu trouves intellectuellement si cohérente ».

Aux grands discours du personnage principal, l’autrice confronte un groupe d’humains choisissant le concret, prêts à vivre ici et maintenant dans le monde d’après. Au fond, sans grands discours, par une démarche d’écrivaine d’une grande cohérence, Violaine Bérot est en train dans sa marginalité de construire une littérature d’une grande radicalité.

Violaine Bérot, C’est plus beau là-bas, Éditions Buchet-Chastel, août 2022, 128 pages


Sylvie Tanette

Journaliste, Critique littéraire

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