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Rumeurs sur la biosécurité : de la pandémie en Chine à la guerre en Ukraine

Anthropologue, Anthropologue

Manipulations génétiques à l’origine du Covid-19, laboratoires américains fabriquant des armes biochimiques sur le sol ukrainien, aliments empoisonnés importés d’Ukraine sur le sol russe : autant de rumeurs dont l’origine importe moins que les développements. Reliant la « guerre froide » que se livrent Chine et États-Unis à la « guerre chaude » en Ukraine, leurs trajectoires par mutations successives éclairent l’angoisse renouvelée des citoyens face aux enjeux de biosécurité.

Comment comprendre la séquence historique qui nous a fait basculer de la pandémie de Covid-19 à la guerre en Ukraine ? Qu’est-ce que la guerre virtuelle contre un virus invisible, lorsqu’elle se transforme en guerre réelle entre des ennemis déclarés, nous permet de faire aujourd’hui dans l’espace des possibles qu’elle ouvre devant nous ?

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Deux réponses ont été données à cette question. On peut, dans une rationalité experte, considérer la propagation rapide d’une pandémie et le conflit armé de grande intensité comme des événements imprévisibles auxquels nos gouvernements n’étaient pas préparés, alors qu’un certain nombre de signaux d’alerte et de scénarios du pire étaient perceptibles depuis des années. On peut aussi, dans une rationalité militante, décrire le conflit aux marges de l’Europe comme un « écologie de guerre », donnant l’occasion de prendre les mesures de sobriété que les zoonoses pandémiques et le réchauffement climatique auraient dû imposer depuis longtemps.

Nous proposons plutôt de partir des peurs et des incertitudes qui s’expriment et circulent dans un espace intermédiaire entre la sphère des gouvernants et celle des militants : l’espace des réseaux sociaux. Cet espace n’est régi ni par les normes de la gouvernance ni par les gestes de la militance, mais par les rumeurs des citoyens dont la vie quotidienne est affectée par les grands problèmes biopolitiques. Les rumeurs rattachent les incertitudes sur le vivant dans les sociétés globalisées à la précarité de la vie quotidienne. C’est pourquoi nous proposons de raconter cette séquence à partir des rumeurs sur la biosécurité.

Depuis le début de l’année 2020, des rumeurs circulent sur les réseaux sociaux sur l’origine du virus SARS-Cov2 qui a causé la pandémie de Covid-19. Selon certaines rumeurs, il serait issu d’un marché aux animaux qui n’aurait pas respecté les règles de biosécurité impliquant de contrôler les êtres vivants qui entrent et sortent de ces marchés. Selon d’autres rumeurs, il serait issu d’un accident, voire d’une manipulation, dans un laboratoire qui travaillait sur des virus prélevés sur des chauve-souris.

Ces rumeurs ont été instrumentalisées par le gouvernement de Donald Trump aux États-Unis pour justifier les mesures de protection, voire de rétorsion, contre la Chine. Puis elles ont été reprises par les experts internationaux, l’Organisation mondiale de la santé estimant d’abord qu’il s’agissait d’un « scénario extrêmement improbable » avant de revenir sur cette position. Dans un temps beaucoup plus court, des rumeurs ont circulé sur les réseaux sociaux russophones accusant les États-Unis de fabriquer des armes biologiques dans des laboratoires en Ukraine. Après avoir été instrumentalisées par le gouvernement de Vladimir Poutine pour justifier l’entrée en guerre contre l’Ukraine, elles ont été reprises largement par des citoyens russes, alors qu’elles ont été démenties par un grand nombre d’experts en biosécurité.

Que les experts internationaux n’accordent aucun crédit à la thèse d’un accident de laboratoire en Ukraine, alors qu’elle est prise de plus en plus au sérieux en Chine, ne doit pas nous conduire à analyser ces rumeurs selon les critères du vrai et du faux. C’est pourquoi nous parlons bien de rumeur et non de fausse nouvelle ou de propagande, en définissant la rumeur comme un récit qui se propage autour d’un fait incertain.

Ce que nous cherchons, plutôt que la véracité des rumeurs sur la biosécurité, ce sont leurs conditions de félicité dans un contexte marqué par les incertitudes non seulement sur la vie en laboratoire mais aussi sur la vie quotidienne. La question que nous posons est donc la suivante : quelles sont les conditions pour qu’une rumeur sur la production du vivant prenne en contexte de guerre ? Pour le dire autrement : qu’est-ce qu’un énoncé sérieux sur une crise biopolitique ?

Il importe moins de savoir qui a lancé la rumeur que de comprendre comment son information mute jusqu’à éventuellement s’interrompre et se dissoudre.

La véracité et la fausseté de la rumeur, plutôt que comme des critères d’analyse, doivent alors être prises comme des moteurs de la circulation de la rumeur, car les acteurs qui propagent la rumeur interrogent en permanence s’il faut y croire ou non, et peuvent le faire en usant de l’humour ou de l’ironie. La rumeur se transforme et se déforme en suivant des formes qui restent constantes. Pour reprendre les termes de l’OMS, une rumeur sur la biosécurité est un « scénario » dont il faut évaluer la probabilité : même si elle ne peut jamais être entièrement prouvée, elle est comparée à d’autres scénarios dont elle constitue une variante. Un citoyen ukrainien note ainsi en juin 2022 : « Quand j’ai commencé à recevoir des rumeurs à propos de concombres vendus à Kherson contenant des aiguilles, j’ai immédiatement demandé quand ils allaient se mettre à parler des cerises de Melitpol. Et cela a déjà commencé. » Ici, le terme russe pour « rumeurs », sluhi, signifie littéralement « ce qui est entendu ».

La méthode que nous employons est issue de la science du folklore et de l’analyse des mythes. Si nous utilisons les méthodes quantitatives de la sociologie des réseaux sociaux, elle nous permet surtout de confirmer une hypothèse sur la forme des récits. La rumeur n’est pas seulement une représentation fausse qui se propage en contexte d’incertitude, c’est aussi et surtout un récit qui relie un grand nombre d’êtres dans l’environnement d’une façon qui fait sens pour les acteurs en fonction de leurs intérêts et de leurs interrogations du moment.

Un peu à la manière de l’épidémie, il importe moins de savoir qui a lancé la rumeur que de comprendre comment son information mute et se transforme jusqu’à éventuellement s’interrompre et se dissoudre. C’est pourquoi nous analysons des séries de rumeurs sur la biosécurité dans la « guerre froide » entre la Chine et les États-Unis et dans la « guerre chaude » entre la Russie et l’Ukraine. Nous proposons ici les résultats préliminaires de cette analyse avant leur publication scientifique.

Nous sommes partis d’un corpus de 92 000 articles scientifiques publiés dans la presse russe entre janvier et décembre 2022 sur les problèmes de biosécurité dans les laboratoires ukrainiens, et nous avons constitué une base de données de 169 000 messages reprenant et commentant ces informations sur les réseaux sociaux, en utilisant le logiciel Medialogia. Nous avons ensuite étudié cette base de données à partir de mots-clés, puis nous avons lu les messages les plus pertinents en fonction d’indicateurs de croyance.

Nous avons alors pu regrouper ces messages en cinq groupes qui se succèdent chronologiquement : l’un relaie des rumeurs sur des laboratoires en Ukraine produisant des armes génétiques ciblant spécifiquement les citoyens russes ; le second accuse des laboratoires ukrainiens financés par les États-Unis d’avoir fabriqué les virus de grippe aviaire et de peste porcine qui menaçaient les élevages de volailles et de cochons en Russie ; le troisième exprime des craintes sur des maladies infectieuses qui pourraient être transmises dans l’eau par des terroristes ukrainiens en territoire russe, comme le choléra ; le quatrième porte sur des aliments exportés d’Ukraine vers la Russie qui seraient empoisonnés, comme des concombres, des cerises ou du pain ; le cinquième alerte les citoyens russes sur des bombes disposées dans des objets de la vie quotidienne par des saboteurs, comme des téléphones portables, des jouets, des porte-monnaie, des carnets ou des bancs.

L’analyse quantitative de la base de données montre que les rumeurs sur les virus de grippe aviaire et de peste porcine fabriqués dans les laboratoires ukrainiens circulent à bas bruit avant l’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine le 24 février, mais augmentent après cette date pour atteindre un pic fin mars puis décliner et disparaître fin avril. Elles sont accompagnées de rumeurs sur les armes génétiques antirusses fabriqués par les laboratoires ukrainiens, qui connaissent un pic à la mi-mars et disparaissent également fin avril. Ces deux groupes de rumeurs sont alors remplacées par celles qui portent sur le choléra transmis par l’eau et sur les bombes dans les objets quotidiens, et qui atteignent leurs pics respectivement en mai et en septembre. Les rumeurs sur la nourriture contaminée circulent toute l’année 2022, mais elles connaissent des pics en mars et en juillet.

On peut conclure de cette analyse quantitative que les rumeurs sur les armes génétiques et les virus fabriqués en laboratoire ont suscité beaucoup d’attention sur les réseaux sociaux au début de la guerre car leur crédibilité est interrogée par les citoyens russes (avec en moyenne 7,5 commentaires et 22 commentaires pour chacun des messages dans ces deux groupes de rumeurs), alors que les rumeurs sur le choléra, la nourriture et les bombes dans les objets ont été estimées comme plus crédibles et donc suscitent moins d’intérêt (avec en moyenne 3 commentaires par message dans ces trois groupes de rumeurs).

Nous n’avons pas constitué une base de données comparable sur les médias et les réseaux sociaux en Chine. C’est ce qu’a commencé faire le collectif Chuang en rassemblant des témoignages sur les réseaux sociaux à propos de la pandémie en Chine pour décrire « une logique générale de la vie sous le capitalisme ». En croisant ces témoignages avec les publications scientifiques en anglais, nous supposons que la succession des rumeurs dans les réseaux sociaux chinois suit une séquence très comparable à celle que nous avons démontrée en Russie.

La biosécurité n’est ni un délire complet des gouvernements après la guerre froide ni une simple question de procédure en santé globale.

En février-mars 2020, l’hypothèse d’une transmission du SARS-Cov2 responsable de la Covid-19 par des chauves-souris puis des pangolins était considérée comme la plus probable, car on savait que les chauves-souris sont des réservoirs de mutation des coronavirus et des pangolins ont été découverts porteurs du SARS-Cov2 par des chercheurs chinois en Malaisie. Cette hypothèse reprenait le schéma d’émergence du coronavirus du SRAS en 2003 sur les marchés aux animaux sauvages dans le sud-est de la Chine, qui avait suscité une grande campagne de sensibilisation de la population aux risques pour les humains et pour les animaux de cette consommation « traditionnelle ».

En septembre-octobre 2020, l’hypothèse d’une échappée, depuis un laboratoire de Wuhan, d’un coronavirus collecté sur des chauves-souris dans le sud-ouest de la Chine commençait à prendre plus d’ampleur, débordant les cercles complotistes où elle était apparue très tôt aux États-Unis, au fur et à mesure que des révélations étaient publiées sur les activités de recherche dans ces laboratoires, financées en grande partie par les États-Unis. En février 2021, les experts de l’Organisation mondiale de la Santé rédigèrent avec leurs collègues chinois un rapport sur les origines du SARS-Cov2, dans lequel ils rajoutèrent une troisième hypothèse : le virus aurait été introduit en Chine par des aliments congelés importés d’Europe et des États-Unis. Cette hypothèse parut crédible pour les citoyens chinois, car ils reçoivent régulièrement des rumeurs et des scandales sur la chaîne du froid dans les marchés et les supermarchés. À travers ces trois scénarios, la biopolitique des pandémies débouche sur une « cryopolitique » de la chaîne du froid dans les marchés et les laboratoires.

La comparaison entre les séquences de rumeurs en Chine et en Ukraine révèle alors un fait frappant : une rumeur portant sur une manipulation d’armes biologiques en laboratoire suscite beaucoup d’intérêt car elle paraît peu crédible, puis elle est normalisée (on pourrait presque dire : « aplatie », au sens où il s’agit d’aplatir les courbes de l’infodémie comme celle de l’épidémie) à travers des rumeurs sur l’alimentation qui paraissent plus crédibles mais moins intéressantes. Que ces rumeurs sur l’alimentation prennent une forme « froide » en Chine (en portant sur des produits congelés) ou « chaude » en Russie (en portant sur des produits transformés en explosifs) montre seulement la variation des contextes de « guerre froide » et de « guerre chaude » dans lesquels ces rumeurs circulent.

Ces contextes déterminent la façon dont les citoyens perçoivent les infrastructures vitales qui leur permettent ordinairement d’échanger (la chaîne du froid reliant les marchés en Chine, les voies de circulation de l’eau et des aliments en Russie) et qui apparaissent soudainement comme de potentielles « armes biologiques ». En passant de la biosécurité dans les laboratoires de microbiologie, qui est une préoccupation globale des gouvernements depuis la fin de la guerre froide (avec la fuite des biologistes russes vers les États-Unis révélant l’usage potentiel de leurs échantillons par des « États-voyous »), aux rumeurs sur la biosécurité dans les marchés d’alimentation, on change d’échelle : une rumeur apparemment incroyable (une chauve-souris, un pangolin, un cochon ou un oiseau transformés en bombes à virus) est recodée en une rumeur plus crédible. C’est seulement ainsi que les citoyens peuvent apprendre à vivre dans le monde angoissant de la biosécurité à partir des peurs qu’ils maîtrisent dans la vie ordinaire.

Il ne nous appartient donc pas de faire des recommandations pour améliorer la biosécurité par une plus stricte régulation des laboratoires en Chine, en Russie, en Ukraine ou ailleurs. Notre étude, basée sur les méthodes de l’anthropologie sociale, montre plutôt qu’il faut pour cela associer les citoyens à partir d’un usage réglé des réseaux sociaux. La biosécurité n’est ni un délire complet des gouvernements après la guerre froide ni une simple question de procédure en santé globale : c’est une préoccupation légitime des citoyens confrontés à la précarité de la vie quotidienne dans un contexte de crise permanente et généralisée.


Alexandra Arkhipova

Anthropologue, Directrice du groupe de recherche « Cartographie du folklore contemporain »

Frédéric Keck

Anthropologue, Directeur de recherche au CNRS

Mots-clés

Covid-19