Société

Loi séparatisme : la critique associative face au contrat d’engagement républicain

Politiste

Institué par la loi Séparatisme, le Contrat d’engagement républicain (CER) marque une défiance institutionnalisée des pouvoirs publics à l’égard de la société civile et des libertés associatives. Au-delà des attaques les plus visibles, le CER contribue à l’autocensure et à la dépolitisation du monde associatif. Il suscite également une remobilisation inédite face au contexte plus large de censure des paroles critiques.

Créé par la loi « confortant le respect des principes de la République », d’août 2021, le Contrat d’engagement républicain (CER) doit désormais être signé par toutes les associations demandant des financements publics ou un agrément auprès des pouvoirs publics. Sur le million et demi d’associations que compte la France en 2023, cela en concerne donc plusieurs centaines de milliers.

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Le CER ne fait que rappeler la loi. Il prévoit notamment que les associations s’engagent à s’abstenir de tout trouble grave à l’ordre public, de tout prosélytisme abusif, de tout acte ou propos discriminatoire et au respect de l’égalité hommes/femmes. Nombre de fédérations associatives avaient d’ailleurs plaidé son inutilité au regard du respect évident de ces dispositions par l’immense majorité des associations, et les mesures légales existantes en cas d’entorse.

Pourquoi, dès lors, le gouvernement a-t-il souhaité un tel contrat et pourquoi la loi séparatisme consacre-t-elle un chapitre entier aux associations et 12 articles ? Et quel bilan peut-on en tirer après un an d’exercice ?

Les associations : foyer du terrorisme ?

Les associations, ou du moins certaines d’entre elles, seraient un espace de prolifération de l’islamisme pouvant conduire au passage à l’acte terroriste. C’est du moins ce qu’avançait le préambule de la loi séparatisme, et plus encore une campagne récente de l’organe gouvernemental chargé de la lutte contre la radicalisation, le Secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (SG-CIPDR) : « Cette influence [islamiste] qui mène à ce qu’une partie de nos concitoyens se séparent du reste de la communauté nationale, passe par des associations communautaires de tous ordres : clubs sportifs, œuvres de charité, associations humanitaires, ligues de défense, structures d’entraide locales, champ éducatif, écoles et soutien scolaire. Les entrepreneurs communautaires islamistes développent un réseau d’officines saturant l’échange économique, culturel et social par le biais du monde associatif et plus généralement de la société civile. »

Cette théorie se nourrit notamment de travaux, contestés, de certains universitaires, qu’on peut résumer par la thèse du continuum entre la visibilité de l’islam, la défense des droits des musulmans, la radicalisation religieuse et le terrorisme djihadiste. Cette thèse est bien résumée dans un rapport sénatorial paru le 7 juillet 2020 : « De nombreuses personnalités auditionnées ont fait état d’un continuum, qu’elle [la commission] n’a pas jugé systématiquement vérifié, partant du repli communautaire, se poursuivant par le séparatisme islamiste, puis finissant par la radicalisation violente ou le terrorisme, qui constituerait ainsi la dernière étape du processus. »

Si la formulation se veut prudente, cette théorie structure un rapport qui constitue le travail préparatoire au projet de loi « confortant le respect des principes de la République ». Une thèse qui, si elle marque ici les esprits car utilisée dans le cadre d’un travail préparatoire législatif, est pourtant présente dans l’espace public depuis plusieurs mois. En témoignent par exemple les propos de l’universitaire Bernard Rougier en octobre 2020 : « Les thématiques du CCIF peuvent fournir une légitimation à la violence terroriste. Il y a un continuum, une socialisation, une manière de voir les choses, un écosystème qui conduit nos enfants à la radicalité. » Peu importe que les travaux scientifiques les plus sérieux et reconnus sur les trajectoires de radicalisation terroristes n’aient jamais pointé le rôle direct d’acteurs associatifs.

Une des traductions de cet air du temps sera la dissolution du CCIF peu après l’assassinat de Samuel Paty – qui en constitua la justification aux yeux du ministère de l’intérieur, qui sera déjugé sur ce point par le Conseil d’État, qui validera néanmoins la dissolution. Plus profondément, la loi séparatisme inscrit cette approche dans le droit, via notamment deux mesures significatives pour les acteurs associatifs : la signature d’un « Contrat d’engagement républicain » (CER) ; une extension des motifs de dissolution administrative des associations.

On voit ce faisant combien la loi séparatisme vient étendre le spectre du soupçon : des mesures pensées pour lutter contre le terrorisme ont des incidences sur l’ensemble du monde associatif indistinctement. Comment l’expliquer ?

La loi séparatisme : inscrire dans le droit la restriction des libertés associatives

La loi séparatisme institutionnalise une défiance de l’État à l’égard du monde associatif. La défiance s’étend aux élus locaux. Le projet de loi n’avait d’ailleurs pas manqué de susciter les réticences de l’Association des maires de France, avant qu’elle ne rentre dans le rang.

En effet, cette loi, notamment via le CER, institue un droit de regard de l’État sur les financements versés par les collectivités territoriales aux associations, qui disposaient jusqu’alors d’une liberté quasi-totale. Pourquoi une telle entorse à la décentralisation ? C’est que des élus locaux sont perçus comme faisant preuve de trop de mansuétude à l’égard de certaines associations à des fins électorales. Fermant les yeux sur les agissements supposément dangereux de certaines associations, ils s’adonneraient au « clientélisme communautaire ». L’État, en garant de l’intérêt général et de l’ordre public, se devait de réagir, s’offrant non seulement un droit de regard, mais de sanction en cas de manquement avéré aux principes de la République. Peu importe que les cas attestant de telles pratiques clientélaires demeurent rares.

Le CER constitue ainsi une rupture avec les relations partenariales qui s’étaient construites ces dernières années entre associations et pouvoirs publics sur nombre de territoires, à l’ère de la démocratie participative et de la co-construction de l’action publique. Il faut néanmoins reconnaître qu’il vient acter une dégradation de ces relations depuis 2015, les entraves aux libertés associatives s’étant multipliées dans un contexte de répétition des états d’urgence et d’entrée dans le droit commun de mesures anti-terroristes pensées comme provisoires. Coupes de subvention sanctions, amendes ou criminalisation des militants ont en effet connu une accélération ces dernières années, dont la multiplication des dissolutions administratives d’associations à un rythme quasiment inédit dans l’histoire constitue la forme ultime de répression associative.

Ces sanctions institutionnelles reposaient parfois sur des bases juridiques fragiles. En témoigne certaines décisions du Conseil d’État – difficilement accusable de sévérité à l’égard du gouvernement –, qui a cassé certaines procédures de dissolution administrative d’associations. La loi séparatisme vient offrir une assise juridique plus solide aux velléités répressives de l’État.

Le CER : peu d’usages directs, les écolos dans le viseur

Au regard des enjeux, on aurait pu faire l’hypothèse d’une mobilisation importante du CER. Après un an, on compte quatre ou cinq usages directs du dispositif, l’État ou des collectivités locales demandant alors un remboursement de subventions. Des actes terroristes ont-ils ainsi été prévenus ? Les associations ciblées en semblent relativement éloignées.

Le Planning familial 71, attaqué au nom du CER par le maire de Chalon-sur-Saône car figurait une femme portant un foulard sur une campagne de communication, a gagné devant le Conseil d’État, celui-ci n’y voyant aucun prosélytisme abusif. Mais ce sont surtout des associations environnementales qui ont été visées.

Le cas le plus emblématique est celui d’Alternatiba à Poitiers, attaqué par le Préfet de la Vienne pour avoir organisé une formation à la désobéissance civile. Le cas n’est pas sans rappeler celui de la Maison régionale de l’environnement et des solidarités (MRES) à Lille, attaqué par le Président de la Région Hauts-de-France pour avoir accueilli en son sein une association ayant tenté de bloquer l’aéroport de Lille pour s’opposer à son extension. Dans les deux cas, c’est la pratique de la désobéissance civile qui est ciblée.

Faut-il y voir un trouble grave à l’ordre public – condamné par le CER – ou une forme légitime de la liberté d’expression, ainsi que le stipule le droit européen ? Si pour la MRES la Région a finalement abandonné son recours, dans l’affaire de Poitiers ce sera au juge de trancher, et sa décision pourrait avoir des conséquences importantes sur une criminalisation éventuelle de la désobéissance civile. Toujours dans le secteur environnemental, des associations corréziennes ont été blacklistées par le Préfet, se voyant retirer des subventions, au nom du CER, sans que de procédure directe soit intentée.

Comment expliquer qu’une loi et un dispositif pensés pour lutter contre le terrorisme islamiste cible en priorité des associations environnementales ? Si l’on manque encore d’éléments précis, quelques hypothèses peuvent être formulées. Les associations environnementales sont dans le viseur de l’État depuis plusieurs années, notamment du fait de leur opposition à des grands projets d’aménagement jugés inutiles et leur recours à l’action directe non-violente, parfois avec succès.

La victoire de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes a peut-être laissé des traces à cet égard. La création des cellules Demeter dans les gendarmeries, qui visaient à la surveillance des militants s’adonnant à « l’agri-bashing » témoigne de ce contrôle institutionnel, relayant les préoccupations de certains lobbys agricoles. Récemment, la proposition de supprimer les rescrits fiscaux aux associations animalistes telles L214, à l’initiative de la droite parlementaire, si elle a finalement échoué, témoigne de la lutte contre le militantisme écologiste.

À cet égard, la catégorisation « d’écoterrorisme » de certaines actions contre les méga-bassines par le ministre de l’intérieur vient parachever le travail, légitimant les mesures de rétorsions dont sont l’objet ses militants. En qualifiant les activistes environnementaux de « terroristes », on justifie le recours à des dispositions initialement conçue pour lutte contre le djihadisme. On retrouve ainsi la doctrine de « l’arc républicain », rejetant hors du spectre du droit et de la délibération démocratique des acteurs aux visions opposées à celles du gouvernement. Les associations corréziennes ont ainsi été sanctionnées au nom de leur supposé « prosélytisme anti-État ». La critique est matériellement censurée.

Une épée de Damoclès pour le monde associatif

Les acteurs les plus radicaux sont cependant loin d’être les seuls touchés. En Corrèze, il s’agit notamment d’un journal associatif. À Lille, la MRES, loin de constituer un parangon d’activisme radical, est un acteur institué dont la mission – soutenue de longue date par les pouvoirs publics – est de rassembler les différentes fractions du monde de l’économie sociale et solidaire. Alternatiba est également une association parfaitement légaliste et instituée. À certains égards, on peut dire la même chose du CCIF, dont le répertoire d’action reposait sur l’accès au droit et la production de rapports.

En s’attaquant à des acteurs relativement modérés et légalistes, le message en est peut-être plus fort. Si dans le cas de la MRES ou d’Alternatiba, tout comme du Planning familial, il s’agit d’associations suffisamment consolidées pour résister à la pression, qu’en est-il des plus fragiles ? Si dans le cas de Poitiers la maire a tenu bon, rien ne dit que dans des collectivités plus petites la pression étatique ne portera pas ses fruits.

Plus encore, de nombreux édiles pourraient y réfléchir à deux fois quand il s’agit d’octroyer une salle ou un financement à une association pouvant paraître, aux yeux de l’État, trop sulfureuse. Rien ne dit qu’à la MRES on ne sera pas désormais plus restrictive dans son soutien aux activités de certains pans du mouvement écologiste, à des fins de survie. C’est ainsi tout un pan de la vie associative qui risque de se retrouver marginalisé ou précarisé.

De fait, nombre d’acteurs associatifs déclarent dès à présent se prémunir d’intervenir de façon trop véhémente dans le débat public, à prendre position sur telle ou telle décision politique, de craintes de mesures de rétorsion. Ce faisant, on contribue à dépolitiser la vie associative, qui devient un opérateur de services et de politiques publiques, davantage qu’une école de citoyenneté. Alors qu’on ne cesse de déplorer la montée de l’abstention à chaque scrutin successif et de s’alarmer de la crise du gouvernement représentatif, ces dynamiques sont approfondies par ces réformes d’apparences techniques ou consensuelles.

Un des effets de la loi Séparatisme aura néanmoins été de fédérer comme jamais le monde associatif contre elle, des secteurs les plus militants aux acteurs les plus modérés, contribuant peut-être à une repolitisation de certaines fédérations. Au-delà de l’abolition de la loi séparatisme qui les rassemble, c’est une transformation structurelle des relations associations/institutions que ces nouvelles alliances dessinent, supposant une reconnaissance du rôle démocratique des contre-pouvoir associatifs. Alors que l’horizon paraît bouché à l’échelle nationale, la lumière viendra peut-être de certaines expérimentations à l’échelle locale.


Julien Talpin

Politiste, Chargé de recherche au CNRS