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Israël : au nom de la démocratie

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La réforme judiciaire, portée par le gouvernement le plus à droite et nationaliste qu’Israël n’ait jamais connu, suscite un mouvement de protestation sans précédent : tandis que ses défenseurs la décrivent comme une nécessité afin de renforcer la démocratie dans le pays, ses opposants la considèrent comme un projet qui mettrait fin à l’actuelle démocratie et entraînerait un changement de régime.

La réforme judiciaire promue par le gouvernement de Benjamin Netanyahou – plus précisément par le ministre de la Justice, Yariv Levin, et le président du Comité parlementaire Constitution, loi et justice, Simcha Rotman – vise à brider les pouvoirs de la Cour suprême. Cette institution qui, d’un point de vue français, remplit à la fois les fonctions du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État et de la Cour de cassation, représente le seul contre-pouvoir au gouvernement.

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En effet, dans le système politique israélien, le gouvernement s’appuie obligatoirement sur la majorité du Parlement (plus de 60 sièges sur 120). En raison de l’absence de Constitution, d’une répartition du pouvoir législatif et des compétences essentiellement honorifiques du président, aucun autre mécanisme que la Cour suprême ne peut réellement limiter le pouvoir exécutif.

Tout a commencé en 1992 avec la promulgation de deux lois fondamentales : celle sur la dignité de l’Homme et sa liberté et celle sur la liberté d’occupation professionnelle. Leur adoption a provoqué ce que l’on a appelé la « révolution constitutionnelle ». En effet, jusque-là, bien que les lois fondamentales aient un caractère constitutionnel, rien ne les distinguait des lois simples qu’une majorité simple suffit à modifier. Dans un arrêt de 1995, la Cour suprême opère un changement majeur du droit constitutionnel en accordant un statut spécial aux lois fondamentales : elle affirme disposer de la compétence nécessaire pour limiter le pouvoir de la Knesset, le Parlement israélien, en annulant toute décision contraire à ces lois fondamentales. Bien que seules vingt-deux lois aient été annulées depuis, le seul fait que la Cour suprême puisse annuler des lois joue un rôle majeur dans les débats parlementaires et permet, dans de nombreux cas, d’empêcher les parlementaires de proposer des lois qui risqueraient d’être annulées.

Ce contrôle du pouvoir judiciaire sur le pouvoir législatif et exécutif pose un problème à la droite nationaliste israélienne, qui ne cesse de proposer depuis 2009 une série de lois contraires aux lois fondamentales, notamment en matière de droits de l’Homme et de protection de ceux des minorités. Ce contrôle gêne aussi les partisans d’un accroissement de la colonisation et des colons, la Cour suprême pouvant être saisie sur ces sujets. Bien qu’elle ait joué un rôle important dans la légitimation de l’occupation israélienne en la légalisant, elle empêche néanmoins les colons et leurs alliés d’avancer au rythme qu’ils souhaitent.

Ainsi, la réforme proposée par le gouvernement vise à annuler le contrôle direct de la Cour suprême sur le Parlement et, donc, indirectement sur le gouvernement : l’exécutif pourrait ainsi faire passer ses lois de manière quasi automatique en s’appuyant sur sa majorité au sein de la Knesset. Cette volonté de contrôle se matérialise à travers plusieurs projets de lois, dont deux principaux :

– le premier vise à modifier la qualité des membres pouvant siéger au comité nommant les juges, afin de s’assurer que le gouvernement et sa coalition y détiennent la majorité. Si la réforme est promulguée, le comité sera constitué de trois juges de la Cour suprême, mais aussi de trois membres du gouvernement, trois membres de la Knesset (dont deux membres de la coalition gouvernementale) et deux personnes de la société civile… nommées par le gouvernement ! En tout, sept membres sur onze défendront le point de vue du gouvernement.

– le second empêcherait toute intervention de la Cour suprême pour modifier les lois : il s’agit de la clause dite « de contournement ». Concrètement, si la Cour suprême annulait une décision du Parlement – par exemple au cas où cette dernière contredirait la loi fondamentale sur la liberté de l’Homme –, la Knesset pourrait revenir sur cette décision en l’annulant à son tour. Ainsi, même si les juges, nommés par le gouvernement, estimaient qu’une loi promulguée au Parlement n’était pas « constitutionnelle », elle pourrait tout de même entrer en vigueur.

La conséquence de la réforme serait donc claire : échappant à toute limitation de la part de la Cour suprême, le gouvernement serait tout-puissant.

Que disent les défenseurs de la réforme judiciaire ?

« [La réforme judiciaire], c’est la restauration de la démocratie [1]», assure le ministre de la Justice Yariv Levin. Lui et ses alliés présentent la réforme non seulement comme démocratique, mais nécessaire au renforcement de la démocratie israélienne. Ils présentent cette idée dans les débats parlementaires ainsi que dans leurs interventions médiatiques en insistant sur trois éléments :

1. « Respecter la volonté du peuple[2]» : lors des élections du 1er novembre 2022, la coalition gouvernementale actuelle a obtenu 64 sièges au Parlement. Les ministres insistent constamment sur ce fait pour justifier le caractère démocratique de la réforme : si la majorité du peuple a voté pour cette coalition, la réforme qu’elle porte représente également la volonté du peuple et est donc démocratique. La coalition se présente comme le porte-parole exclusif de tout le peuple, et non pas seulement de ses électeurs, comme le déclare Tali Gotlib, un membre du Likoud, devant le Parlement : « Nous sommes les élus du peuple. Vous comprenez ? Nous sommes 64 sur 120 et c’est nous qui avons été élus afin de représenter le peuple d’Israël[3]. »

2. Approfondir la séparation des pouvoirs : « La Cour suprême offense la séparation des pouvoirs et donc le peuple. Et c’est ce que l’on entend réparer[4]», explique Simcha Rotman à la Knesset. Le contrôle de la Cour suprême est non seulement problématique, mais également anti-démocratique : la juridiction ne respecterait pas la séparation des pouvoirs en s’immisçant dans le travail du pouvoir législatif, la Knesset, qui, elle, est élue directement par le peuple.

3. S’inspirer des États occidentaux : les porteurs de la réforme utilisent cette justification en comparaison superficiellement Israël et les démocraties occidentales. Si les États connus pour leur culture démocratique fonctionnent selon les mêmes procédures que propose la réforme, alors elle ne peut être que démocratique. Amit Halevi, membre du Likoud, compare le projet à un processus historique de démocratisation : « [Cette réforme] n’est pas notre invention. C’est l’Évangile de l’ère de la liberté, de l’ère du libéralisme, l’Évangile […] de la révolution française […], de l’ère qui a rendu le pouvoir au peuple[5]».

Diversifiés, les arguments des défenseurs de la réforme réduisent la démocratie à son aspect formel, à savoir les élections et la règle de la majorité. La majorité du peuple ayant élu la coalition gouvernementale en place, personne n’aurait le droit de la limiter sous peine de nuire à la « démocratie ».

Comment répondent ses opposants ?

Les opposants à la réforme élargissent la définition de la démocratie, rappelant qu’elle n’implique pas uniquement de l’organisation régulière d’élections, mais aussi le respect d’une série de valeurs : la liberté d’expression, les droits des minorités, l’égalité… bref, la démocratie libérale. Pour eux, la Cour suprême est l’institution qui veille au respect de ces valeurs : « La Cour suprême est le gardien majeur des droits civils, mais le gouvernement veut l’effacer, car il détient la majorité. […] La démocratie n’est pas que la règle de la majorité, Le vote à la majorité est un élément démocratique central, mais l’autre élément, ce sont les valeurs fondamentales qui protègent les droits civils et humains[6]. »

Ainsi, selon eux, la réforme videra la démocratie israélienne de son caractère libéral, voire modifiera complétement la nature du régime : « Ce que signifie la réforme que vous menez actuellement, c’est non seulement la suppression de la démocratie, mais la désintégration douloureuse de notre vie commune[7] », affirme Yair Lapid, le chef de l’opposition devant le Parlement.

À la suite de l’annonce de la réforme, une forte opposition s’est constituée pour dénoncer son caractère anti-démocratique, en caractérisant l’action du gouvernement comme un « changement de régime ». Depuis le 7 janvier 2023, d’importantes manifestations se sont déroulées, notamment le samedi soir, dans de nombreuses villes, regroupant des foules de plus en plus massives chaque semaine. Les manifestants, provenant majoritairement du centre et de la gauche sioniste, appellent à « sauver la démocratie[8] » en protégeant le statut et les compétences de la Cour suprême.

Au Parlement, l’opposition compare les réformes du gouvernement à celles qui ont été réalisées dans d’autres pays comme la Hongrie, la Turquie, la Pologne ou même dans l’Allemagne nazie en 1933. Un membre du parti Yesh Atid, à la tête de l’opposition, exprime cette idée en s’adressant au gouvernement : « [Vos actions] sont pires que celles de tous les régimes auxquels nous ne souhaitons pas se ressembler – aux régime turc, hongrois, polonais […] et – oui, je ne vais pas avoir honte de le dire – au régime nazi. Eux aussi étaient élus de manière démocratique[9]. »

Défendre quelle « démocratie » ?

Parmi les opposants à la réforme, un groupe minoritaire manifeste à l’écart chaque samedi : le bloc anti-occupation. Selon ce dernier, la majorité des manifestants appelant à défendre la démocratie en place ignore un élément majeur : l’occupation militaire des Territoires palestiniens par Israël depuis 1967. Pour eux, il ne faut pas seulement appeler à défendre la démocratie en place car elle n’a jamais été ni réelle ni stable : « Tant que l’on continue à opprimer, à discriminer et à occuper, il n’y aura pas de vraie démocratie ici pour tout le monde[10]. »

Ces militants appellent donc à ne pas défendre le régime en place, mais à poser des questions sur sa nature en insistant sur l’occupation et ses conséquences, sujet rarement évoqué dans le débat public. Ils profitent de la discussion ouverte sur la démocratie israélienne pour en souligner les failles liées à l’occupation et au statut des Palestiniens, de la mer au Jourdain.

C’est aussi ce que pense la majorité des Palestiniens citoyens d’Israël, absents des grandes manifestations, notamment parce que l’appel à défendre la démocratie leur parait problématique. Aymen Odeh, chef du Front Hadash, l’affirme au Parlement : « C’est important que le centre-gauche le comprenne : cette crise doit représenter pour nous une possibilité de mettre en place une vraie démocratie, pas la démocratie d’hier ou d’il y a trois jours – ce régime qui n’était jamais démocratique pour nous[11]. »

Les évènements actuels dans l’État d’Israël placent la démocratie et sa définition au cœur du débat public. Dans les médias, dans les débats parlementaires et dans la rue, le mot « démocratie » apparaît partout. Si la lutte pour la définition de la démocratie joue un rôle majeur, la critique de la société israélienne sur leur système démocratique reste marginale. C’est un véritable changement qui devrait être à l’ordre du jour.

NDLR : cet article est publié dans le cadre d’un partenariat avec l’Association Française de Science Politique et son webinaire « Poli(cri)tique », dont l’épisode consacré à la situation en Israël est consultable ici.


[1] « Yariv Levin : la réforme est juste et le public la demande », 2023 [consulté le 7 mars 2023], https://www.youtube.com/watch?v=VLMW5m_hzXo.

[2] Moshe Saada, membre du Likoud dans : Archives numériques du Parlement israélien [ANPI], Comité Constitution, loi, justice, 12 février 2023, p. 144.

[3] Tali Gotlib, un membre du Likoud, devant le Parlement, Archives numériques du Parlement israélien [ANPI], séance plénière de la 25e Knesset, 20 février 2023, p. 257.

[4] Ibid, p. 98.

[5] Ibid, p. 254.

[6] Ibid, p.408.

[7] Archives numériques du Parlement israélien [ANPI], séance plénière de la 25e Knesset, 6 février 2023, p.17.

[8] Équipe Ynet, « sauvons la démocratie », Ynet, 13 février 2023 [consulté le 8 mars 2023], www.ynet.co.il/news/article/hywgkuvtj.

[9] Archives numériques du Parlement israélien [ANPI], séance plénière de la 25e Knesset, 20 février 2023, p. 121.

[10] Voir le compte Twitter officiel du Bloc anti-occupation.

[11] Archives numériques du Parlement israélien [ANPI], séance plénière de la 25e Knesset, 20 février 2023, p. 121.

Nitzan Perelman

Politiste, Doctorante en sociologie politique et ingénieure d'études au CNRS

Notes

[1] « Yariv Levin : la réforme est juste et le public la demande », 2023 [consulté le 7 mars 2023], https://www.youtube.com/watch?v=VLMW5m_hzXo.

[2] Moshe Saada, membre du Likoud dans : Archives numériques du Parlement israélien [ANPI], Comité Constitution, loi, justice, 12 février 2023, p. 144.

[3] Tali Gotlib, un membre du Likoud, devant le Parlement, Archives numériques du Parlement israélien [ANPI], séance plénière de la 25e Knesset, 20 février 2023, p. 257.

[4] Ibid, p. 98.

[5] Ibid, p. 254.

[6] Ibid, p.408.

[7] Archives numériques du Parlement israélien [ANPI], séance plénière de la 25e Knesset, 6 février 2023, p.17.

[8] Équipe Ynet, « sauvons la démocratie », Ynet, 13 février 2023 [consulté le 8 mars 2023], www.ynet.co.il/news/article/hywgkuvtj.

[9] Archives numériques du Parlement israélien [ANPI], séance plénière de la 25e Knesset, 20 février 2023, p. 121.

[10] Voir le compte Twitter officiel du Bloc anti-occupation.

[11] Archives numériques du Parlement israélien [ANPI], séance plénière de la 25e Knesset, 20 février 2023, p. 121.