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Fusion vs. Fission : le nucléaire comme solution à tout ?

Physicienne, Physicienne

Fin 2022, les équipes du National Ignition Facility, basé aux États-Unis, sont parvenues pour la première fois à ce que la combustion thermonucléaire du plasma produise plus d’énergie qu’elle n’en consomme. Le traitement de cette actualité est venu montrer combien la fusion nucléaire suscite de vifs espoirs. Mais qu’en est-il de cette technologie présentée par certains comme une solution de remplacement à la production d’énergie par fission nucléaire ? Quel est l’état de la recherche en la matière ? Est-elle suffisamment avancée pour être l’une des modalités de la lutte contre le changement climatique ?

Pour appréhender le concept de réaction nucléaire, il faut remonter au chimiste Aston qui, en 1922, s’est attaché à peser les masses des noyaux des éléments chimiques et les masses des particules qui composent les noyaux (ou nucléons, c’est-à-dire un proton ou un neutron). Grande surprise ! la masse d’un noyau est toujours inférieure à la somme de celle de ses composants. Où est donc passée la masse manquante ? C’est là qu’Einstein nous aide à comprendre.

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La masse, c’est de l’énergie. Et la masse manquante n’est autre que l’énergie qui lie les nucléons entre eux. Plus cette différence de masse est grande, plus les noyaux sont bien soudés ; on dit aussi qu’ils sont très stables.

Il se trouve qu’il y a des éléments avec des noyaux plus soudés que d’autres : le noyau du fer (de masse moyenne), par exemple, est le champion, alors que les noyaux des éléments légers et très lourds le sont moins. Toute transformation qui crée un noyau plus soudé s’accompagne d’une libération d’énergie. Réaliser une réaction nucléaire veut dire créer, à partir de noyaux lourds ou légers, des noyaux dont la masse se rapproche de celle du fer (où les nucléons sont les plus soudés).

Il y a donc deux possibilités suivant que l’on parte de noyaux lourds ou légers : la fission de deux noyaux lourds et la fusion de deux noyaux légers. Pour les deux, les énergies qu’on peut récupérer sont considérables : typiquement, une réaction nucléaire libère une énergie un million de fois plus importante qu’une réaction chimique.

Quelles sont les différences entre fusion et fission ? Pour utiliser une image, on pourrait dire que la fusion des noyaux légers est un mariage difficile alors que la fission de noyaux lourds est une séparation à surveiller de près si on veut qu’elle se fasse à l’amiable. Lorsque des noyaux légers fusionnent, le noyau résultant se trouve dans un état instable et revient à l’état stable en émettant une particule ou du rayonnement.

Dans le premier cas, l’énergie récupérée est l’énergie cinétique de la particule, et elle peut par la suite être transformée en chaleur, puis en électricité. La difficulté dans la réalisation de la fusion réside dans le fait que les noyaux, chargés positivement, se repoussent. Cette répulsion électrique dresse une véritable barrière que les noyaux doivent d’abord franchir avant d’entrer dans le champ d’action de la force responsable de la cohésion des noyaux (« l’interaction nucléaire forte »), là où la fusion est possible. La seule solution est de faire en sorte que les noyaux aient une vitesse suffisamment importante pour franchir cette barrière. Cela n’est possible qu’en chauffant le combustible afin d’augmenter suffisamment la vitesse d’agitation thermique des noyaux. C’est pour cette raison qu’on parle aussi de fusion thermonucléaire. Le combustible est alors tellement chaud qu’il est à l’état de plasma. Il est important de noter que si la température nécessaire n’est pas maintenue la réaction s’arrête d’elle-même.

La réaction de fission consiste par contre à provoquer la collision d’un neutron et d’un noyau lourd de manière à casser en deux ce dernier. Les deux fragments étant plus légers, ils sont plus soudés que le noyau lourd dont ils sont issus. Il y aura donc libération d’énergie : 80 % sera sous forme d’énergie cinétique des fragments et le reste dans l’émission d’un rayonnement électromagnétique et/ou de neutrons, eux aussi animés d’une certaine énergie cinétique. Ces neutrons iront à leur tour briser d’autres noyaux, amorçant ainsi une réaction en chaîne, à laquelle on peut laisser libre cours — c’est le principe de la bombe « A » —, mais que l’on peut également contrôler, comme on le fait quotidiennement dans les réacteurs des centrales nucléaires. Il est évident que ce contrôle est fondamental pour éviter l’emballement de la réaction et l’accident nucléaire. Une autre caractéristique de la fission est que cette réaction en chaîne laisse des déchets, des noyaux instables dont la cohésion n’est pas suffisante pour leur assurer une durée de vie illimitée. Ceux-ci tendent à se transformer spontanément en un noyau plus stable par émission de rayonnement ou de particules. On parle de noyaux ou déchets radioactifs.

L’utilisation de ces combustibles rendrait a priori chaque pays autosuffisant.

Un point fondamental de la fusion thermonucléaire pour la génération d’énergie est le choix du combustible. Quelle réaction de fusion de noyaux légers choisir ? Les noyaux d’hydrogène (un proton), de deutérium (un proton et un neutron) de tritium (un proton et deux neutrons) ou d’hélium ?

Il existe une réaction particulièrement avantageuse qui permet la fusion pour une température relativement faible : entre le deutérium et le tritium. C’est une réaction très énergétique (1 gramme de deutérium-tritium est équivalent à 10 tonnes de pétrole et à 1 kilo d’uranium, le combustible de la fission).

De plus, deutérium et tritium existent en quantité pratiquement illimitée. Le deutérium se trouve en abondance dans l’eau de mer. Le tritium, en revanche, est rare à l’état naturel : c’est un élément radioactif, avec une radiotoxicité très faible et une dangerosité pratiquement nulle pour l’être humain, qui est obtenu à partir du lithium, métal très abondant sur Terre. Une conséquence importante de cela est que l’utilisation de ces combustibles rendrait a priori chaque pays autosuffisant.

Néanmoins, les contraintes sur les grandeurs physiques du mélange deutérium-tritium, pour avoir un espoir de réussite, sont sévères et ne laissent pas beaucoup de schémas possibles : le confinement inertiel ou bien le confinement magnétique. Afin que l’énergie libérée soit supérieure à l’énergie fournie au système, il faut obéir à un critère strict, dit critère de Lawson : le produit de la densité du mélange deutérium-tritium (D-T) et du temps que met ce mélange à perdre son énergie, appelé « temps de confinement », doit dépasser un certain seuil.

Dans une étoile, où la source d’énergie vient de la fusion, le facteur gagnant est la masse énorme qui assure, grâce à la gravitation, un temps de confinement de plusieurs milliards d’années. Sur Terre nous avons deux voies. La première consiste à porter à très hautes densité et température un petit volume de combustible pendant un temps extrêmement court à l’aide de lasers très puissants : c’est le confinement inertiel. La seconde consiste à piéger dans une boîte immatérielle créée par des champs magnétiques une petite quantité de combustible à très basse densité et haute température le plus longtemps possible : c’est le confinement magnétique.

Si chacune de ces deux méthodes a connu de grandes avancées par le passé, c’est dans le domaine de la fusion par confinement inertiel qu’une percée historique a récemment été réalisée. Les événements se sont déroulés sur l’installation laser du National Ignition Facility (NIF) aux États-Unis où 192 faisceaux laser irradient une capsule de deutérium-tritium. Après la première réalisation en 2021 d’un plasma en combustion, suivie d’une année de travail acharné pour améliorer les conditions expérimentales tant au niveau des lasers qu’à celui des cibles et du combustible, les équipes du NIF sont parvenues en 2022 – pour la première fois dans l’histoire de la fusion contrôlée – à ce que la combustion thermonucléaire du plasma produise plus d’énergie qu’elle n’en consomme (c’est-à-dire que celle effectivement absorbée par le plasma pour assurer sa combustion). On dit alors qu’on a atteint l’ignition.

Il ne faudrait cependant pas croire que cette étape importante signe la fin de l’histoire : l’énergie effectivement consommée par le plasma pour assurer sa combustion ne représente typiquement qu’un centième de l’énergie totale qu’il faut fournir pour le fonctionnement des lasers et plus généralement de toute l’installation. Il faudrait donc être au moins 100 fois plus performants avant d’envisager raisonnablement l’utilisation de la fusion inertielle comme source d’énergie alternative. Pour cela, il faudra continuer à améliorer la technologie laser, laquelle a déjà connu plusieurs avancées technologiques spectaculaires au cours des dernières années, mais surtout il faudra concevoir de nouveaux processus de traitement du combustible permettant de maintenir les réactions de façon presque continue (à haut taux de cadence).

Les résultats scientifiques obtenus dans le cadre de la fusion par confinement inertiel sont aussi importants dans d’autres domaines de la physique. Les phénomènes associés aux expériences de fusion permettent de reproduire en miniature un grand nombre de phénomènes qui se déroulent dans l’univers : les ondes de choc, les explosions de supernova ou encore les jets de plasma dans les étoiles jeunes. De plus, lors de la compression par laser, la matière est amenée à des conditions de pression extrême, inaccessibles en laboratoire par d’autres moyens. Ces conditions sont similaires à celles qu’on s’attend à trouver à l’intérieur des planètes et des étoiles et son étude est importante pour comprendre ces objets.

Il faut aussi mentionner que le comportement des matériaux dans les conditions extrêmes qui mènent à la fusion est similaire à celui qu’on observe dans les conditions de fonctionnement de certaines armes nucléaires. Depuis l’arrêt des essais nucléaires (vers la fin des années 1990) la continuité de la capacité scientifique et technique nécessaire pour garantir sur le long terme la sûreté et la fiabilité des armes est basée sur la simulation numérique. Les expériences de fusion par confinement inertiel permettent donc aussi de valider les codes numériques utilisés pour assurer le fonctionnement et la maintenance des armes nucléaires.

La fusion par confinement magnétique a aussi vu des avancées majeures au cours de ces dernières années : des quantités record d’énergie ont été produites par le Joint European Torus à Oxford, grâce au couplage des particules produites de la fusion avec le plasma, et des durées record de confinement du plasma à haute température à KSTAR en Corée du Sud et à EAST en Chine.

Le résultat scientifique réalisé au NIF pour la FCI est une première mondiale qui met sur le devant de la scène le schéma de fusion contrôlée par confinement inertiel. C’est la condition nécessaire pour justifier les études sur la fusion et ouvrir la voie à l’espoir d’une énergie propre et sans risque d’accidents. Néanmoins les réflexions sur comment intégrer ce résultat dans la réalisation d’un réacteur fonctionnel sont moins avancées que celles liées au confinement magnétique. En effet, le NIF n’est devenu complètement opérationnel que dans la première décennie des années 2000. Par contre, les premières expériences avec du deuterium et du tritium en FCM datent du début des années 1990 et depuis, en parallèle des études conduites dans les réacteurs de recherche, des réflexions sur un réacteur pré-industriel ont été entamées.

Aujourd’hui, ITER n’est pas encore opérationnel.

La France joue un rôle particulier au niveau mondial en ce qui concerne la fusion dans les deux schémas : inertiel et magnétique. Pour le premier, il existe une installation avec des caractéristiques similaire au NIF, proche de Bordeaux, le Laser Mega Joule (LMJ). Ce laser, géré par le CEA, est un des éléments du programme Simulation. Même si, pour le moment, le LMJ ne délivre que la moitié de la puissance laser du NIF, ce type d’installation est très important pour permettre d’avancer dans la compréhension de la physique et de l’ingénierie nécessaire à la réalisation d’un futur réacteur. En effet, même s’il y a très peu d’installations au monde capable d’arriver à l’ignition, les progrès ne sont possibles que s’ils résultent d’un effort collectif de l’ensemble de la communauté des chercheurs dans le domaine.

Pour le deuxième, l’International Nuclear Reactor (ITER) est un projet international de grande envergure qui a été construit sur le site de Cadarache, dans le sud de la France. L’objectif est d’arriver à atteindre et maîtriser l’ignition et tester la technologie associée.

Ce projet rassemble un grand nombre de partenaires internationaux représentant à eux seuls plus de la moitié de la population de la planète. Même s’il est basé sur des études d’installations similaires réparties dans plusieurs pays, aujourd’hui ITER n’est pas encore opérationnel. Le premier plasma est attendu dans les trois-quatre prochaines années. Continuent simultanément des études sur un prototype de réacteur pré-industriel appelé DEMO, qui pour le moment reste au stade de la conception, et sera probablement construit dans les décennies à venir.

Pour les deux schémas, il y a de réels défis physiques et technologiques qui devront d’abord être résolus avant de pouvoir envisager la réalisation d’un réacteur à fusion opérationnel.

En parallèle des recherches menées dans les laboratoires ou projets nationaux et internationaux, il y a eu dans les dix dernières années une véritable explosion d’entreprises privées qui se sont intéressées à la fusion, ou à des développements de parties de la chaîne pouvant mener à la création d’un réacteur à fusion. Au total, il y en a une quarantaine dans le monde. Il est difficile de dire aujourd’hui si l’époque est mûre pour ce type d’entreprises et si elles vont vraiment déboucher sur la réalisation d’un réacteur. Quoi qu’il en soit, elles vont certainement jouer un rôle important d’accompagnement et d’accélération de la recherche publique pour des études nécessitant des connaissances très pointues.

Même si la fusion contrôlée arrivera trop tard pour combattre le changement climatique et la crise énergétique qui s’amorcent et qui imposent, dès aujourd’hui, une révision complète des modes de production et de consommation d’énergie, une première étape importante a été franchie. Paul-Henri Rebut, ancien directeur du JET et d’ITER, et membre de l’Académie des Sciences, a écrit : « […] n’est-ce pas un devoir moral pour ceux qui consomment, d’offrir de nouvelles ressources pour remplacer celles qu’on a consommées ? La fusion nucléaire contrôlée répond à cette préoccupation. » Nous ne pouvons qu’espérer atteindre ce but final, en étant conscients des défis de taille à relever pour y arriver et que la diversification des filières énergétiques jouera toujours un rôle primordial.


Alessandra Benuzzi-Mounaix

Physicienne, Directrice de recherches au CNRS au Laboratoire pour l'utilisation des lasers intenses (LULI)

Caterina Riconda

Physicienne, Professeur à Sorbonne Université, au Laboratoire pour l'utilisation des lasers intenses (LULI) et chef du groupe Théorie, interprétation, plasmas et simulations (TIPS)

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