Écologie

Le spleen des élus du littoral : comment décider dans une société liquide ?

Socio-anthropologue, Docteur en sciences de l’environnement

Le long du littoral, ce que l’homme avait gagné sur la mer est en train de disparaître. Les élus du littoral sont confrontés aux menaces maritimes, ils en observent les conséquences année après année. Pris en tenailles entre les contraintes imposées par l’État et la population, certains s’enferment dans une attitude fataliste, d’autres veulent continuer de croire au solutionnisme de l’ingénierie et de l’innovation. Une poignée de ces élus innove et imagine d’autres modes d’habitat sur leurs territoires.

« Qui a couru sur cette plage ? Elle a dû être belle. Est-ce que son sable était blanc ? Est-ce qu’il y avait des fleurs jaunes. Dans le creux de chaque dune ? J’aurais bien aimé toucher du sable. Une seule fois entre mes doigts. Qui a nagé dans cette rivière ? Vous prétendez qu’elle était fraîche. Et descendait de la montagne ? J’aurais bien aimé plonger mon corps. Une seule fois dans la rivière… Dites, ne me racontez pas d’histoires. Montrez-moi des photos pour voir. Si tout cela a existé. Vous m’affirmez qu’il y avait du sable. Et de l’herbe, et des fleurs, et de l’eau. Et des pierres, et des arbres, et des oiseaux ? Vous êtes sûrs que la photo n’est pas truquée ? Vous pouvez m’assurer que cela a vraiment existé ? »
Philipe Labro, 1970

Les zones côtières littorales en France sont des lieux d’intenses et rapides changements physiques, géologiques, écologiques, sociaux et politiques. Ces territoires entre terre et mer sont caractéristiques et représentatifs de nos relations au vivant et à l’environnement. Des entretiens qualitatifs avec des élus du littoral sur les conséquences induites par le changement climatique sur leurs communes mettent au cœur de leur propos le désarroi et l’inquiétude qu’ils éprouvent face à une situation totalement inédite et nouvelle et à laquelle ils ne pensaient pas être confrontés si brutalement.

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Le territoire dont ils avaient la charge leur paraissait reposer sur une terre, solide, assise dans la permanence et que l’on pouvait exploiter, manipuler et transformer sans tenir compte du milieu et de ses dynamiques relationnelles. Le fait que le territoire puisse être affecté par l’immersion et se trouer de l’intérieur leur paraissait être de l’ordre du fictionnel. Le vertige face à un sol qui bouge et qui devient meuble et malléable évoque le spleen baudelairien, mais celui-ci n’a plus rien d’imaginaire, de sublime et de romantique ; il s’éprouve au contact de la matière, d’un solide qui se fend et s’effondre sous nos pieds, nous faisant perdre l’équilibre et le sens de l’orientation.

Ces problématiques que l’on désigne sous le nom de subsidence, submersion, recul du trait de côte et érosion, accrétion des estuaires, envasement des ports, disparition des plages, ensablement, jamais les élus ne les avaient pensées comme faisant partie de leurs attributions avec autant d’urgence et de solitude. Inquiets de même que leurs administrés, certains commencent à émettre des doutes sur leur gestion et se préparent à la possibilité de déménager, de se replier à l’intérieur des terres. Le sentiment de la réalité vole en éclat, la terre solide, et avec lui le monde réel, nous voyons s’effilocher cette matière à laquelle nous étions reliés. Sidérés et sous le choc nous ne savons plus où nous sommes.

Dans le temps même de leur mandature, les élus observent leur territoire bouger et changer et ils ont peine à le croire. Ils font l’expérience de la fin du fantasme du désir littoral et de l’imaginaire touristique balnéaire qui en dérive, fruit d’une longue histoire culturelle et socio-économique à laquelle ils avaient contribué. Ils ressentent un sentiment de perte d’un territoire qui, face à la vitesse et parfois l’ampleur des mutations dont il est l’objet, met en défaut le sens même de leur action : lotir, construire, équiper, claquemurer les eaux, drainer, draguer les sédiments, sabler et désensabler, endiguer pour les besoins des gens de la mer puis des plaisanciers.

Conséquence des activités humaines et des infrastructures (routes, ports, etc.), les havres, ces trésors résultant du travail de la mer, des fleuves et de la terre se comblent plus vite, s’appauvrissent et deviennent des prés salés. Lotissements, commerces, résidences, infrastructures routières, installations industrielles (pétrochimie et nucléaire) sur les rivages sont menacés par des processus d’érosion, de submersion voire de subsidence des sols. Quant aux nappes phréatiques, certaines sont en voie de salinisation et mettent en péril les activités agricoles et nos réserves en eau potable. Les sols bougent et la terre recule et subit les assauts de la mer par-dessus, par dessous ; ce que l’homme avait gagné sur elle est en train de disparaître. Les élus doivent se faire à l’idée que les paysages changent, muent et se déplacent, que lotissements et résidences n’échappent pas aux assauts des fleuves qui gonflent et à la montée inexorable du niveau de la mer.

La perte des liens avec la nature et sa connaissance intime ont fait oublier que les havres, les estuaires ont toujours évolué et ne sont jamais restés à l’identique. Urbanisation, poldérisation, endiguement, autant de gestes consacrés dans l’histoire sociale et économique qui sont devenus un barrage à la mémoire créant l’illusion de la permanence des choses, de leur solidité et caractère durables. Il n’y a pas de points ni d’objets fixes dans le monde de l’espace fluide et la perception se heurte à nos habitudes d’ancrage sur des territoires solidifiés, stabilisés, qui nous rendent insensibles aux relations, processus et flux qui ont contribué à leur formation. Ce que nous prenions pour le réel s’effondre et devient l’irréel, il n’a plus de présence, il se liquéfie, s’évanouit, emporté par le mouvement des vagues et des flux. Le réel devient écume. Quand le réel est irréel, alors comment décider, sur quoi se reposer, s’ancrer ? Il n’y a « plus d’horizons stables, d’espace temps, plus de sujet ni d’objet, plus d’Être mais des êtres, plus de choses singulières, mais des choses connectées d’où résulte une perte de réalité, d’assise, d’assurance… Il n’y a pas de futur puisque nous ne pouvons présupposer un horizon temporel fixe, non plus qu’un horizon spatial fixe[1] ».

Restés prisonniers de la mécanique des sols qui repose sur l’opposition moderne du sujet et de l’objet et sur la causalité, on ne peut concevoir l’action que comme déclenchée par un agent et non comme le résultat d’une interaction entre le milieu et le vivant dont font partie les humains. Comment prendre en compte une réalité irréelle qui dès que l’on prétend la cerner, file entre nos doigts ? Plus de centre ni de bord définis, tout remue, tout s’écoule, plus de scénarios et de prospectives qui soient fiables et sur lesquels on puisse s’appuyer. Le changement climatique et la mer qui monte bousculent toute tentative de planification, car tout est rupture et cela est d’autant plus manifeste sur les sols meubles mouvants comme les dunes, les havres, les marais, les falaises friables et les zones humides. Il n’y a plus de cartographies rassurantes sur lesquelles projeter nos fantasmes.

Il nous faut réviser nos visions de l’espace, avoir des cartes permettant de scénariser ce qui n’apparaît pas à l’œil nu, anticiper sans en avoir la certitude où et quand va passer la mer, inclure dans la carte les dynamiques géologiques, biologiques et marines qui traversent les territoires et qui en modifient la compréhension. La carte ne nous dit rien de l’érosion des terres, de l’affaissement des sols, des pertes à venir de la biodiversité, du logement des écrevisses et des crabes, de la disparition des marais d’eau douce, des nappes qui s’assèchent, des côtes qui reculent devant la mer. Il n’y a pas d’au-delà, pas d’arrière-plan réconfortant, plus de milieux fermes, seulement des êtres enchevêtrés dans un maillage inextricable.

Les élus du littoral confrontés aux menaces et à la possibilité du déménagement de leur territoire sont plus que d’autres concernés et conscients des changements qui perturbent l’ordinaire de la gouvernance.

Il faut dé-penser le territoire, surmonter notre addiction à la possession, à celle d’un monde de contrôle absolu, mettre au crible de la réflexivité toutes les catégories qui nous permettaient de le penser, nos savoirs, nos plans, nos repères identitaires, notre imaginaire, nos rêves. Un vide s’ouvre dans notre espace cognitif, politique et social. Au moment même où nous prenons conscience du sol sous nos pieds, ce dernier s’effondre rapportait Bruno Latour. Nous vacillons, nous perdons l’équilibre, ne sachant plus où regarder, désespérément cherchant une prise à quoi nous retenir. Mais dès que nous l’avons, celle-ci nous échappe, nous sommes comme des naufragés ballottés au gré des vagues et des courants. Nous voulons tout et son contraire, désorientés nous sommes face à des phénomènes qui bouleversent nos « habitus » et au lieu d’en assumer les répercussions, nous choisissons de nous voiler la face. Quant au pouvoir politique, son enfermement dans la cage d’acier du capitalisme et sa confiance immodérée en la science et la technologie nous conduisent à persévérer dans l’erreur et à ignorer le Nouveau Monde qui vient à notre insu.

Les élus du littoral confrontés aux menaces et à la possibilité du déménagement de leur territoire sont plus que d’autres concernés et conscients des changements qui perturbent l’ordinaire de la gouvernance. Les problèmes qu’ils ont à affronter sont hors de leur portée et de leur capacité sociale de prise en charge ; ils se sentent démunis face à l’ampleur des enjeux qui vont au-delà du périmètre de leur responsabilité. Ils sont toutefois sommés d’y répondre malgré les incertitudes grandissantes et d’improviser des solutions le plus souvent inadaptées à un territoire en voie de liquéfaction, malléable, sensible et de plus en plus précaire. Ces transformations des liens et des attachements aux territoires sous la double influence maritime et terrestre exigent une ouverture de la focale pour réinventer un cadre de pensée et d’action qui accepte l’imprévisibilité, la fluidité et qui oblige à se défaire des habitudes et valeurs terriennes (la propriété, la conservation, la délimitation, la maîtrise, les frontières administratives, la spéculation, etc.).

Pris en tenaille entre l’État et les populations locales, ils doivent prendre en considération tout à la fois les normes et réglementations inflationnistes (loi sur la résilience et le climat, loi sur le zéro artificialisation des sols, la loi Élan sur l’évolution du logement, de l’aménagement), les outils de gestion et de planification (la GIZC, le SCoT, le PAPI, la GEMAPI, les PLU, PPRL[2], les directives européennes, etc.) produits par l’État et ses services dont l’empilement ajoute à la confusion et conduit à des actions contradictoires, incohérentes parfois mêmes absurdes allant à l’encontre des objectifs visés et facteurs de multiplication des risques plutôt que de diminution. L’émiettement des compétences dans les différents services et le millefeuille administratif (département, communauté de communes, communauté d’agglomération, DDTM[3], etc.) ne facilite pas les décisions prises à l’échelle locale par les élus faute de reconnaissance et de lisibilité des bons interlocuteurs.

L’absence d’un appui technique et d’accompagnement à l’échelle fine de leur territoire oblitère l’action et les incite à temporiser. Ils sont pris en étau entre protéger les biens et habitants contre des changements trop brutaux des conditions d’existence, répondre à leurs besoins, concilier les intérêts différents des acteurs locaux ou temporels (résidents secondaires), faire face à une hyper-spéculation foncière, prendre soin de l’environnement et du vivant, jongler avec les différentes administrations en charge des risques. Bien souvent, ils n’ont d’autres choix que de prendre des mesures factuelles à court terme sachant qu’elles risquent d’être invalidées par l’État et ses services qui eux-mêmes s’opposent et se contredisent sur les dispositifs à mettre en place. Les décisions dans ce contexte d’incertitude se font sous la contrainte et l’urgence plutôt qu’en connaissance des causes. À qui se fier tant les controverses sont nombreuses et les solutions proposées le plus souvent contradictoires entre aménagement, ménagement et protection, méthodes douces ou dures de protection, à quel guichet frapper tant les compétences sont dispersées et lacunaires ?

Difficile d’endosser les habits des élus. Toutefois, on peut se complaire à inventorier des idéaux-types d’attitudes face à des situations pour certaines dramatiques tant elles mettent en cause la légitimité et l’exercice des missions qui sont imparties aux mandatés. Comment inclure la mer dans les préconisations d’aménagement, préserver les ports et les loisirs nautiques contre l’accrétion et l’envasement des sédiments d’une part, protéger, d’autre part, les populations des côtes contre la submersion et le recul du trait de côte, repenser la carte et le territoire, modifier les PLU, revoir les documents d’urbanisme, imaginer d’autres fonctions et usages du territoire, tester virtuellement d’autres stratégies, mobiliser la réflexion collective et interagir avec d’autres collectivités, prendre des décisions en commun tout en respectant les préconisations top-down de l’État.

Une première figure se dégage, celle d’élus conscients de la gravité des menaces, prônant la vigilance, la prudence et la modestie, recherchant des voies de bifurcation, explorant de nouveaux chemins qui prennent en considération les milieux en les accompagnant par des formes douces de gestion susceptibles de révision en fonction des évolutions, élus que l’on pourrait qualifier de « darwiniens ». Se débattant avec les admonestations souvent contradictoires d’un État lointain et déconnecté du terrain, ils expérimentent et ils sont attentifs et sensibles à l’environnement, aux sociétés locales, ils observent, s’appuient sur des outils de surveillance, apprennent de leurs échecs, ils se disent modestes, humbles, vigilants, ils écoutent et consultent voire co-construisent les décisions qu’ils savent toujours sujettes à caution et se posent des questions sur les échelles pertinentes de l’action. Ils recherchent la coopération, engagent les intercommunalités, travaillent de concert avec les artistes, les chercheurs, les associations, les entrepreneurs et les enseignants. Ils sont les ambassadeurs d’avant-garde d’une conscience écologique du territoire en train de se faire. Ils ouvrent les possibles. Partisans du laisser être, plutôt que claquemurer le vivant et ses milieux, ils sont prêts à expérimenter des alliances inédites entre terre et mer, abolissant les frontières et les murailles, laissant du vague et de la vague pénétrer les terres, disposés à se replier plutôt que de se défendre à tout prix et prêts à envisager des recompositions spatiales. Ceux-là imaginent d’autres modes d’occupation et d’habiter les lieux et les territoires, reconfigurant les échelles de l’action en intégrant la dimension marine dans leur plan d’aménagement jusqu’à parfois même dépoldériser ce qui fut autrefois gagné sur la mer. Ils sont des semeurs de nouveaux territoires et de modes d’existence.

Des exemples de plus en plus nombreux de dépoldérisation ou de re-naturalisation de terrains faiblement construits commencent à se faire, de nouvelles cartographies intégrant les risques de submersion et envisageant de nouvelles modalités d’habitats et d’usages, apparaissent. Ces initiatives différentes selon les sites et profils côtiers sont porteuses en germes d’apprentissages, d’innovations, de gouvernance, de mobilisation citoyenne pour faire face aux défis imposés par l’océan qui monte. Ces démarches allient science et participation, activités créatrices et artistiques, font appel aux universitaires et aux associations pour expérimenter d’autres manières d’être et de faire et permettre d’envisager la problématique de la submersion et du recul du trait de côte de manière plus globale et transversale, dépassant de ce fait les ressentiments et griefs des populations amenées à prendre de la distance par rapport à leurs lieux d’enracinement, à se défaire de leurs attaches pour recomposer d’autres liens à d’autres échelles.

Autre figure, celle qui se résigne à une attitude fataliste refusant de regarder en arrière, de revenir sur les acquis, les erreurs, de rebrousser chemin si besoin, et de remettre en question l’ordinaire de la gestion. Ceux-là préfèrent fermer les yeux et attendre que le ciel leur tombe sur la tête. Sans être naïfs, ils espèrent toutefois tirer leur épingle du jeu en s’abstenant de tout changement remettant en question les choix passés et refusant de modifier les habitudes. Ils privilégient le présentéisme sur tout autre horizon. Ils refusent de s’avancer en terrain inconnu et sont dans une attitude d’expectative. En jouant la montre, ils légueront le problème à leurs successeurs. Ils prêchent pour le statu quo : « advienne que pourra et au moment opportun nous agirons ». Ils agissent dans l’urgence pour colmater les brèches, panser le territoire en vue de sécuriser les biens plutôt que de collaborer avec le milieu et coexister en bonne entente avec un environnement fluide et mouvant. Bricolant au gré des événements, ils alternent entre méthodes douces (naturelles) et dures (enrochements, épis, dragage, pieux hydrauliques, etc.) qu’ils savent cependant provisoires et inefficaces.

Enfin un autre type apparaît, celui qui persiste à vouloir suivre la flèche du progrès, persuadé de pouvoir concilier développement et environnement, confondant écologie et greenwashing, se refusant à changer de paradigme, croyant aux vertus de l’ingénierie et de l’innovation en la possibilité de surmonter les problèmes dans un futur proche. Ce type d’élu ne nie pas les difficultés ni même l’ampleur des enjeux, mais fait confiance à la raison et à l’inventivité technologique, persuadés qu’ils sont de la supériorité de l’esprit humain sur toutes les autres formes de vie. Ce sont des optimistes progressistes, héritiers des Lumières, n’acceptant pas les incertitudes et ne se fiant qu’aux vérités et preuves infaillibles. Ils refusent « l’ignorance utile[4] » face aux enjeux embrouillés et complexes où la croyance en l’infaillibilité de la connaissance peut être au contraire source d’erreurs et de décisions inadaptées à des situations où les savoirs sont incomplets. Ces derniers sont sur la réserve vis-à-vis du dialogue et du recours à des savoirs pluridisciplinaires plus prédisposés à se tourner vers l’ingénierie, se méfiant des approches participatives et collaboratives. Ils pensent être en mesure de pouvoir juger seuls ou sur la base de faits établis et objectifs, se tenant sur leur quant-à-soi, rejetant tout pôle extérieur de décision. Ils ont besoin d’experts formels et sont rétifs à tout processus d’expertise collective voire de contre-expertise. Ils se méfient des contre-pouvoirs et du tissu associatif qu’ils voient comme des militants engagés, ennemis de la raison et opposants aux pouvoirs établis.

La biodiversité résonne pour eux comme un slogan de marketing. Ils croient en toute bonne foi à leur récit sans voir qu’ils se racontent eux-mêmes des histoires.

Ces élus pensent cadastres, parcellaires, dressent des plans, emmurent le territoire dans des schémas, fut-il fluide et mouvant comme les estuaires ou les havres. Ils croient à la fixité des choses et aux forces de l’inertie, ils confondent la carte et le territoire et se prennent pour des démiurges. Ce sont des bâtisseurs, ils ne jurent que par les géométries contraintes, la chenalisation, les barrages, les digues, le curage, l’extraction des sédiments, l’homogénéisation des habitats, la domestication des cours d’eau et de leurs rives, le paysagement et l’artificialisation des côtes, des estuaires, des havres. Ils sont dans le déni, le sol tremble sous leurs pieds, mais ils s’obstinent à ne pas le voir. Ils se croient les chantres de la modernité, de l’esprit des temps, alors que la modernité dont ils se réclament est passée de mode et en passe de devenir un archaïsme à contre-courant d’un autre régime fondé sur la coexistence des êtres et des milieux et non sur leur séparation. Ils représentent l’Ancien Monde auquel ils s’agrippent alors qu’il n’est plus viable.

Ils agissent en leur propre nom, prétendant représenter tout à la fois l’intérêt public, les habitants, mais aussi le territoire dont ils s’érigent en défenseur et en propriétaire. En toute bonne foi, ils pensent agir au nom du bien public et de l’intérêt général, sont convaincus du bien-fondé de leur action et refusent de contribuer à construire un commun qui porterait ombrage à leur légitimité de plus en plus fragilisée. Ils persévèrent sur leur lancée, plus de tourisme et de touristes, plus de plaisanciers, plus de parkings, plus de défense contre la mer, plus de signalisations urbaines, plus de pistes cyclables, plus de promenades bétonnées le long des berges et des estuaires, plus de ronds-points, plus d’infrastructures. Ils aspirent à figurer dans le palmarès des stations touristiques balnéaires, les propositions environnementalistes leur apparaissant comme des entraves à leurs projets. La biodiversité résonne pour eux comme un slogan de marketing. Ils croient en toute bonne foi à leur récit sans voir qu’ils se racontent eux-mêmes des histoires inadaptées à la matérialité mouvante et aux incertitudes qui traversent le territoire dont ils ont la gestion. Ils continuent à fabuler leur maîtrise et à regarder avec condescendance ceux qui explorent d’autres modes d’existence en relation avec le milieu et le vivant. Ces élus ont le plus grand mal à bousculer leurs habitudes et à reconnaître les phénomènes qui arrivent et qui contrecarraient leurs plans, ils vivent les expérimentations en cours et sur d’autres lieux comme une concurrence déloyale et comme une atteinte à leur souveraineté.

Bien sûr, ce ne sont là que des stéréotypes et des types, la réalité est plus complexe, les frontières ne sont pas aussi étanches et les positions des uns et des autres peuvent s’hybrider selon les circonstances, les menaces, l’histoire et l’identité des lieux, la géographie et géomorphologie (sédimentaire), les faciès littoraux (dunes, falaises, lagunes, estuaires, havres, baies, zones humides, etc.). Ces postures décrites à grands traits peuvent évoluer en fonction du temps, des opportunités et de la présence d’organisations pouvant jouer le rôle de médiateur ou de coordinateur, rassembleur ou passeur de frontières entre les différents acteurs. Par exemple, l’existence d’un PNR, du CL, de GIP[5] ou d’une dynamique impulsée par le département peut accompagner les élus et parer aux manques de l’État en proposant une ingénierie appropriée et des financements ciblés. Ces structures lorsqu’elles existent peuvent avoir un effet d’entraînement des élus et convaincre les plus rétifs sur d’autres modes d’action et prédisposant à l’innovation.

Quoi qu’il en soit, il faut dans toutes les circonstances faire preuve de courage et de volonté pour aller à contre-courant d’une histoire sociale, économique et de peuplement, détricoter ce que l’on croyait être la vérité, proposer un autre récit sans avoir de certitude sur sa réussite, marcher à reculons, prendre conscience des processus et des dynamiques qui ont eu lieu dans notre dos et que nous n’avons pas voulu voir. Agir en univers incertain est toujours une prise de risque, une démarche intégrative de connexion aux milieux et aux autres êtres que les humains, laquelle ne doit pas se faire aux dépens des populations les plus fragiles en créant des injustices au prétexte de la cause environnementale. Si délocalisation – par exemple – il doit y avoir, encore faut-il s’assurer que les habitants en mal de logement ne soient pas exclus de la recomposition spatiale, que les terres agricoles soient préservées et qu’un urbanisme humble, réversible et économe prenne place.

Serons-nous alors capables de changer de logiciel et de faire d’autres choix que celui de la démesure ?

Où atterrir ? disait Latour, mais comment atterrir sur un sol meuble en perpétuelle éruption, glissant, mouvant ? « Nous nous retrouvons cloués au vide » (T. Morton), le sentiment de réalité vole en éclat, le socle sur lequel repose la civilisation occidentale se fissure. Comment penser et agir sur ce qui n’est pas, sur le fluctuant, comment co-construire sur du vide ? Comment s’orienter quand tout semble se tenir au-delà de notre compréhension, de nos habitus, hors de notre maîtrise et du périmètre habituel de notre responsabilité sociale ? Comment être attentif et sensible à la fois aux entrelacs du vivant, au devenir des sédiments et à « l’accélération des processus de changement terrestre d’une Terra firme devenue terra fluxus[6] » ? Comment faire rentrer en politique les maillages invisibles et interconnectés entre les sols, les sous-sols, les sédiments, les organismes vivants et les humains ? Comment se connecter à ceux que nous considérions avec indifférence comme n’étant pas des nôtres ? Dans cette situation paradoxale où il nous faut choisir entre plusieurs alternatives pour limiter notre empreinte sur l’environnement nous « serons toujours hors sujet » par rapport à l’ampleur des crises auxquelles nous sommes soumis : « embarqués dans des situations qui les dépassent, les gens adoptent des façons de réagir, de se protéger, de continuer à vivre “bien”[7]. »

Face à ces « hyper-objets » (changement global, érosion, submersion, climat, pollution, etc.) globaux, au caractère systémique qui excède notre perception, nous apportons des réponses qui ne sont pas en phase avec la complexité des problèmes. Serons-nous alors capables de changer de logiciel et de faire d’autres choix que celui de la démesure, d’en finir avec l’édification d’un monde inhabitable et invivable, de reconnaître l’étendue de nos dégâts et de travailler avec la nature, en bonne coexistence ? Nous avons pourtant tout pour sortir de cette spirale folle, car le savoir et les données dont nous disposons nous font mesurer le coût de notre démesure. Pour cela, il nous faut repenser toute notre ingénierie, en finir avec les aménagements les plus violents sur terre et sur mer, comprendre que « quelques écarts d’élévation de l’eau conditionnent une grande diversité paysagère : des lagunes, des marais saumâtres, des habitats sous-marins… Comprendre que cette bande côtière active des deltas, des havres, qui accueillent le flux sédimentaire, constitue aussi un rempart hydrodynamique contre les grandes tempêtes peut-être davantage qu’un mur de protection ou une digue à la mer, que ces zones sous-marines, de faible profondeur, alimentées par l’accrétion de résidus géologiques sont des infrastructures clefs de la morphologie côtière, de son écologie, de sa culture et de son paysage » (M. Duperrex).

Quant aux sédiments, il ne faut plus les considérer comme des déchets que l’on doit stocker à moindre coût et à l’abri des regards. Avec la marée, des échanges de nutriments se font, dont les flux et reflux produisent des formes de vie à l’origine d’une grande variété paysagère, les lagunes, les havres, les habitats sous-marins, etc. Il nous faudra aussi accepter l’ambiguïté, ne pas croire aux solutions toutes faites, ne jamais présumer de ce qui arrivera, être ouverts à tous les possibles, apprendre de ses erreurs et de ses échecs, nous relier au monde et à l’évolution. C’est au prix d’un long travail sur soi, d’un processus permanent d’apprentissage et d’observations partagées, discutées, continues et attentives des cycles écologiques, géologiques et climatiques, que nous pourrons éviter les catastrophes et faire des territoires littoraux des hybrides dynamiques entre terre et mer tenant compte des résidents humains et non humains.


[1] Timothy Morton, La pensée écologique, Éditions Zulma, 2019.

[2] GIZC : Gestion intégrée des zones côtières.
SCoT : Schéma de cohérence territoriale.
PAPI : Programme d’actions de prévention des inondations.
GEMAPI : Gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations.
PLU : Plans locaux d’urbanisme.
PPRL : Plan de prévention des risques littoraux.

[3] DDTM : Direction départementale des territoires et de la mer.

[4] Jérôme Ravetz, « Ignorance utile, connaissance utile », La terre outragée. Les experts sont formels !, Autrement, 1992.

[5] PNR : Parc naturel régional.
CL : Conservatoire du littoral.
GIP : Groupement d’intérêt public.

[6] Matthieu Duperrex, Voyages en sol incertain. Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississipi, Éditions Wildproject, 2019.

[7] Philippe Eon, « Hors sujet, théorie de ma situation climatique », AOC, 16 février 2023.

Bernard Kalaora

Socio-anthropologue, Chercheur à l'IIAC (CNRS, EHESS), ancien président de l’association LITTOCEAN

Charlotte Michel

Docteur en sciences de l’environnement, Consultante ; Chercheuse associée au Laboratoire de recherche en architecture

Mots-clés

AnthropocèneClimat

Notes

[1] Timothy Morton, La pensée écologique, Éditions Zulma, 2019.

[2] GIZC : Gestion intégrée des zones côtières.
SCoT : Schéma de cohérence territoriale.
PAPI : Programme d’actions de prévention des inondations.
GEMAPI : Gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations.
PLU : Plans locaux d’urbanisme.
PPRL : Plan de prévention des risques littoraux.

[3] DDTM : Direction départementale des territoires et de la mer.

[4] Jérôme Ravetz, « Ignorance utile, connaissance utile », La terre outragée. Les experts sont formels !, Autrement, 1992.

[5] PNR : Parc naturel régional.
CL : Conservatoire du littoral.
GIP : Groupement d’intérêt public.

[6] Matthieu Duperrex, Voyages en sol incertain. Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississipi, Éditions Wildproject, 2019.

[7] Philippe Eon, « Hors sujet, théorie de ma situation climatique », AOC, 16 février 2023.