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Séisme en Turquie : un État sous les décombres

Sociologue

Le séisme qui a touché la Turquie le 6 février a vu les bâtiments de la région s’effondrer comme des châteaux de cartes, leurs constructeurs s’étant affranchis des normes sismiques, couverts par le gouvernement et ses lois d’amnistie. Ce séisme, ses conséquences terribles et sa gestion politique jettent sous une lumière crue la structure ultra centralisée de l’État turc, centré sur l’image d’un leader fort, emmailloté par des réseaux restreints.

Le 6 février 2023, 11 villes de Turquie ont été secouées par un séisme de magnitude 7,7, suivi, 9 heures plus tard, d’un second de magnitude 7,6. Ce double séisme, d’une brutale violence, a causé la mort de plus de 50 000 personnes et l’écroulement de plus de 12 000 bâtiments, sans compter les milliers d’autres devenus inhabitables. Un mois après le séisme, on estime à 2 millions le nombre de personnes parties se réfugier dans d’autres villes. Le séisme a directement affecté près de 14 millions d’individus.

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Deux jours après la catastrophe, le président de la République, Recep Tayyip Erdoğan, a fait sa première déclaration publique sur un ton relativement agressif. Trois points majeurs de cette annonce ont attiré l’attention : le décret de l’état d’urgence dans les 11 villes affectées ; la construction immédiate de nouveaux logements à la place de ceux qui ont été détruits par le séisme ; et la mise en place d’un cahier dans lequel ceux qui critiquent l’inaction du gouvernement sont notés.

Ce discours est révélateur de la distance que l’État instaure avec ses citoyens, mais aussi de sa posture de supériorité vis-à-vis de la société, s’imposant comme une entité davantage punitive que réparatrice. Il indique également le caractère centralisé du pouvoir, puisque le Président a décidé seul de comment et quand reconstruire les villes, sans aucune concertation avec les populations concernées et les experts de l’urbanisation.

Or, une ville forme un ensemble, avec son industrie, son commerce, ses logements, ses transports et son système éducatif. Lorsqu’il s’agit de la reconstruire diverses propositions d’infrastructures doivent être étudiées et envisagées. Il existe un outil permettant de comprendre et de mettre en place cette structure complexe et imbriquée (Serter 2023) : la planification. Lorsque le processus de planification n’est pas exécuté activement, il est impossible de construire des villes et des zones de vie de qualité pour les populations.

Scruter la tradition étatique en Turquie permet de comprendre pourquoi les acteurs politiques ne sont pas en mesure de mettre en place ce fonctionnement démocratique – ou ne le veulent pas –, non seulement dans l’urbanisation des villes mais aussi dans d’autres domaines, y compris en ce qui concerne les mesures à mettre en œuvre suite à une catastrophe naturelle telle que le séisme du 6 février.

La tradition étatique en Turquie

Depuis la fondation de la République en 1923, l’État turc en tant que méta-institution a toujours eu besoin de se montrer omniprésent symboliquement et spatialement dans la vie de ses citoyens. Doté d’une forte tradition étatique, le pays, contrairement à l’époque ottomane, a opté pour un fonctionnement centralisé depuis l’époque de Mustafa Kemal Atatürk (Président de 1923 à 1938). Tout au long du XXe siècle, et jusqu’à nos jours, ce système central s’est souvent forgé autour de personnalités fortes et de leaders charismatiques.

Si les idéologies et les courants politiques ont pu compter lors des élections, le succès électoral des partis dépendait avant tout de l’approbation par la société d’un leader fort et convaincant – sans être nécessairement compétent. Cette recherche constante d’un grand leader a structuré la genèse de l’État en Turquie : un État fort et centralisé pour un leader fort.

Un autre phénomène, qui n’a connu que de rares et brèves variations au cours de l’histoire de la République, est venu compléter les caractéristiques de cet État fort : le nationalisme turc en tant que méta-idéologie au-dessus de tous les courants politiques. On peut aller jusqu’à dire que ce nationalisme turc a opéré comme un habitus majeur du champ politique en Turquie et a permis l’exclusion – ou du moins la marginalisation – de tout mouvement et courant qui n’y adhérait pas.

Dans l’intention de construire une identité nationale et donc de créer une homogénéité nationale, les élites républicaines ont cherché à réunir les peuples sur les restes de l’Empire ottoman autour d’une supra-identité unique : la turcité. Barış Ünlü a cherché à condenser les sens et les conséquences de la turcité en tant que supra-identité unique. Le contrat de turcité « repose sur trois principes : en Turquie, il faut être musulman·e et turc·que pour vivre en sécurité et bénéficier de privilèges sociaux ; conserver ce statut suppose de taire la vérité sur le traitement passé et actuel réservé aux non-musulman·es, comme de s’abstenir de toute action ou déclaration en leur faveur ; de même pour ce qui concerne les populations musulmanes qui ont résisté à leur turcisation, en particulier les Kurdes » (Erdi & Pica 2022, p. 118). Ce contrat était globalement intériorisé tout au long du XXe siècle au sein de la société turque : non seulement les institutions, mais aussi les individus, ont veillé à ce que chacun·e s’y conforme.

Cette perspective éclaire, de fait, une autre réalité. La fondation de la structure étatique a été un projet réalisé par le haut, sans la participation active du peuple et les valeurs fondatrices ont été imposées, au fur et à mesure des époques, par ceux qui détenaient le pouvoir. Cette forme d’État « Léviathan » s’illustre dans le projet de la modernité turque qui a structuré toute l’histoire de la République.

Dans les décennies qui ont suivi la naissance de la République, cette conception de la modernité a régulièrement évolué. Au début, elle reflétait une compréhension européenne et surtout française de la civilisation, avant de s’aligner sur la culture américaine et la promotion du développement industriel et du capitalisme, puis de s’incarner dans le néo-ottomanisme, avec un retour aux motifs islamiques dans l’espace, durant le mandat de l’AKP (Erdi 2022).

La modernité invoquée par l’État en Turquie est prônée avec force, illustrée par des symboles dans l’espace public et impose aux citoyens une nouvelle façon d’être dans leur vie quotidienne. Elle est érigée en modèle, indiscutable, et devient une caractéristique indissociable de l’État. La vision de la modernité « à la turque » est donc allégée des volets libertés individuelles et autonomisation de l’individu, et consiste plutôt à formater ce dernier selon des normes modernistes imposées par le haut.

En raison de cette conception particulière, l’État turc est distant et se place en surplomb de l’ensemble de la société, mais il est aussi confondu avec celui ou celle au pouvoir. Après le séisme du 6 février, les aides ont tardé à arriver, les sauvetages n’ont pas pu être organisés efficacement et des gens mouraient sous les décombres devant les yeux de leurs proches ; cette gestion de l’après-drame a créé une telle indignation et un tel traumatisme dans l’opinion publique qu’un mécontentement généralisé s’est propagé à l’ensemble de la société, jusqu’aux stades de foot. Les supporters de deux grandes équipes, Beşiktaş et Fenerbahçe, ont crié le slogan « Gouvernement, démissionne ! » pendant des matches. Par la suite, tous ceux qui avaient scandé cette revendication ont été identifiés, l’accès aux stades leur a été interdit et l’équipe de Fenerbahçe s’est vue contrainte de jouer le match suivant sans ses supporters.

Dans le cas de ce match de foot, la réaction des personnalités proches du gouvernement est révélatrice. L’action des supporters a été considérée au mieux comme « une provocation contre l’unité de la nation après le séisme[1] », au pire comme « une trahison », comme l’illustre la déclaration d’un vieux mafioso de l’État profond qui était impliqué dans des affaires obscures dans les années 1990 dans le Sud-Est du pays[2] : « Quiconque a organisé cette trahison, quiconque a pris une part active à ces trahisons, que la malédiction de Dieu soit sur eux, ceux qui sont fidèles à l’État et à la nation n’oublieront jamais cette trahison[3] ».

Cet incident est caractéristique de la conception dominante qui tend, au sein du système politique turc, à fusionner l’État et le gouvernement – deux entités pourtant fondamentalement différentes. Depuis l’avènement du régime présidentiel, qui confère des compétences illimitées au Président – soit à Recep Tayyip Erdoğan –, certains universitaires vont jusqu’à penser que la Turquie est devenue un État-individu englobant le gouvernement (Çavdar 2022).

Un décalage entre le champ politique et les demandes sociales en mutation

Cette forme d’État, dont les composantes actuelles reposent sur une dualité parti-Erdoğan, n’est plus en mesure de dialoguer sereinement avec les citoyen.nes et d’accueillir leurs demandes. D’une part, parce que cette dualité empêche inévitablement que les fonctions au sein de l’État soient attribuées à des individus plus compétents que fidèles. D’autre part, parce que cette forme d’État se préoccupe constamment de la préservation de sa place, de ses intérêts et de sa domination sur la société et est donc fermée à la possibilité d’un dialogue critique, constructif, mais aussi rationnel.

En 2013, le projet de suppression du parc Gezi, seul parc vert d’Istanbul, situé dans l’arrondissement de Beyoğlu, avait provoqué l’occupation de la place Taksim pendant plus d’un mois. Depuis cette mobilisation sociale massive, le mécontentement grandit au sein de la société turque en faveur de la protection des ressources naturelles et de l’environnement et opposée à l’urbanisation massive et les grands projets urbains qui transforment la morphologie socio-spatiale des métropoles et provoque l’éviction forcée de milliers d’individus (Erdi 2014 ; 2019). Le gouvernement n’a jamais été en mesure de répondre sereinement à ces demandes et il a systématiquement emprunté la voie répressive.

Sous prétexte d’améliorer le bâti après le grand séisme d’Izmit en 1999, le gouvernement a entamé de vastes projets de transformation urbaine sur l’ensemble du territoire depuis 2004 mais est resté sourd aux demandes de la population, contribuant à leur multiplication. La conception de l’État a continué de se fonder sur la rhétorique suivante : « Qui protégera l’État des exigences de la société ? » Selon cette logique, il y aurait une fiction à la tête du pays appelée « État » qui serait habilitée à décider à la place de l’ensemble de la société. L’objectif reste la diminution des demandes faites par la société à l’État.

Ainsi, face à la montée du mécontentement relatif à la distribution des aides, et notamment des tentes, après qu’un scandale ait éclaté parce que le Croissant rouge avait vendu des tentes à une association sur place au lieu de les distribuer gratuitement aux victimes du séisme, Recep Tayyip Erdoğan a cette fois opté pour un ton calme, faisant appel aux sentiments du peuple. Il s’est placé dans la position d’un État victime de paramètres extérieurs, essayant ainsi de se dédouaner alors même que son gouvernement était celui qui avait fait passer une loi d’amnistie en 2018 visant l’ensemble des bâtiments qui n’étaient pas conformes aux normes sismiques : « malheureusement, en raison de l’effet destructeur des chocs, des conditions météorologiques défavorables, des difficultés apportées par des infrastructures endommagées, nous n’avons pas pu travailler aussi efficacement que nous avons souhaité à Adıyaman pendant les premiers jours. Je vous demande de helallik[4]. Nous sommes conscients de tout et personne ne doit douter que nous allons faire tout ce qu’il faut[5] ». Ici, encore une fois, il ne s’agit pas d’établir une relation égale et rationnelle avec le peuple.

L’État continue de se placer en surplomb et de jouer un rôle de protecteur. Or, la société turque demande désormais une citoyenneté à part entière. Elle demande à ce que des comptes lui soient rendus, que des responsables soient désignés. Il n’y a pas eu une seule démission au sein du gouvernement après le séisme. Pendant plusieurs jours, les réseaux sociaux ont comparé cet amer constat à la gestion politique, en Grèce, du récent accident de train qui a causé la mort de plus de 40 personnes car le ministre grec des Transports avait immédiatement démissionné.

Ce que le séisme révèle : une inévitable et nécessaire transformation du fonctionnement du système politique et étatique

Au cours des 20 années pendant lesquelles l’AKP a exercé le pouvoir, ses dirigeants ont fait le choix de poursuivre des orientations néolibérales afin d’instaurer une stabilité économique à leur manière, par deux moyens. Le premier moyen était le soutien aux entreprises islamiques proches du parti, afin de consolider son bloc de pouvoir en faisant adhérer des classes et groupes capitalistes de l’Anatolie à la cause du parti (Yankaya-Pean 2013 ; Erdi 2017). Le second moyen était la promotion de projets de planification et de développement urbain en stimulant le secteur industriel de la construction, lequel avait déjà été renforcé au cours des années 1990 par l’émergence de consortiums immobiliers et la privatisation d’un certain nombre de constructions publiques urbaines.

Le gouvernement avait désigné le secteur industriel de la construction comme acteur central de la relance de l’économie du pays et de la croissance (Yalçıntan & Çavuşoğlu 2013), mais il devait aussi permettre l’émergence d’une nouvelle classe capitaliste proche de son idéologie et de ses objectifs politiques (Gürek 2008).

L’État s’est servi de l’urbanisation pour générer du profit en développant des projets de construction dans des zones à haute valeur foncière : il a augmenté la rente foncière en menant des projets immobiliers dont il a sous-traité la mise en œuvre auprès d’entreprises privées de BTP telles que Limak, Cengiz, Kolin, Kalyon et Makyol. L’ensemble des dirigeants de ces entreprises figurent dans le cercle proche du président de la République de Turquie et constituent de fait la « machine de croissance » urbaine au sens d’Harvey Molotch (1976).

Le leader de l’opposition, Kemal Kılıçdaroğlu, nomme ces entreprises le « Beşli Çete » (le gang des cinq), car elles ramassent tous les contrats publics, s’accaparant ainsi des sommes importantes. Ces entreprises se sont de la sorte constitué dans un court laps de temps un capital considérable, l’opposition estimant qu’elles ont reçu 418 milliards de dollars de l’État[6]. Cette gouvernance urbaine, entièrement pénétrée et noyautée par des liens d’amitié, familiaux, économiques, financiers mais aussi politiques qui unissent ses membres, s’occupe d’élaborer des configurations d’investissements locaux non seulement pour des infrastructures physiques (transports, aménagements portuaires, canalisations, alimentation en eau, etc.) mais aussi pour des infrastructures sociales (éducation, culture, technologies, etc.).

Au sein de ce système, au-delà des entreprises citées ci-dessus, le secteur de la construction est ouvert à toute forme du clientélisme. Les constructeurs, pour faire inspecter la conformité de leur bâtiment vis-à-vis du séisme peuvent choisir eux-mêmes une firme privée qui se chargera de réaliser cette inspection. Les intérêts financiers ont toujours dépassé les intérêts publics et le gouvernement a fermé les yeux pendant des années sur ces complicités. Un système efficace, susceptible de sanctionner ces dérives, n’a jamais été établi pour ne pas entamer les avantages considérables que le dispositif actuel confère à une poignée d’acteurs.

Bien que les scientifiques annoncent depuis des années l’imminence d’un grand séisme dans la région et en raison de l’opposition politique de certains de ces scientifiques à l’image de Naci Görür, le gouvernement ne les a jamais invités à participer au développement de politiques anti-sismiques. Au contraire, il a approuvé la construction de nombreux bâtiments sur des lits de rivières ou sur des lignes de failles.

Ces relations d’intérêt, couplées à la volonté de conserver le pouvoir à tout prix, ont d’autant plus favorisé l’émergence d’un État-individu ultra centralisé qui a complètement paralysé les institutions publiques à différents niveaux, les rendant de facto incapables de prendre des initiatives et d’agir rapidement, multipliant ainsi les pertes humaines et les dommages matériels de ce séisme.


[1] « Beklenen açıklama: Hükümete göre istifa sloganı provokasyon », 27/02/2023.

[2] Alaattin Çakıcı, bourreau officieux de l’État, est considéré comme l’auteur de nombreux meurtres dans les régions à majorité kurde du Sud-Est de la Turquie.

[3] « Kılıçdaroğlu’ndan Çakıcı’ya : Herkes olması gerektiği yere gidecek », 27/02/2023.

[4] Dans beaucoup de journaux étrangers, ce mot a été traduit comme une simple excuse. En réalité, même s’il comporte une dimension d’excuse, il implique aussi un échange quitte entre les parties. Il signifie qu’après cela, il n’y aura plus de demande de responsabilisation et de rendu de comptes.

[5] « Erdoğan Adıyaman’da ‘helallik’ istedi: Maalesef arzu ettiğimiz etkinlikte çalışma yürütemedik », Euronews, 27/02/2023.

[6] « Kılıçdaroğlu, 418 milyar dolar sözünü yineledi: Bu para sizin, hakkınızı alacaksınız », Diken, 05/03/2023.

Gülçin Erdi

Sociologue, chargée de recherche CNRS (HDR) chercheuse en affectation à l'Institut français d'études anatoliennes (IFEA) Istanbul

Notes

[1] « Beklenen açıklama: Hükümete göre istifa sloganı provokasyon », 27/02/2023.

[2] Alaattin Çakıcı, bourreau officieux de l’État, est considéré comme l’auteur de nombreux meurtres dans les régions à majorité kurde du Sud-Est de la Turquie.

[3] « Kılıçdaroğlu’ndan Çakıcı’ya : Herkes olması gerektiği yere gidecek », 27/02/2023.

[4] Dans beaucoup de journaux étrangers, ce mot a été traduit comme une simple excuse. En réalité, même s’il comporte une dimension d’excuse, il implique aussi un échange quitte entre les parties. Il signifie qu’après cela, il n’y aura plus de demande de responsabilisation et de rendu de comptes.

[5] « Erdoğan Adıyaman’da ‘helallik’ istedi: Maalesef arzu ettiğimiz etkinlikte çalışma yürütemedik », Euronews, 27/02/2023.

[6] « Kılıçdaroğlu, 418 milyar dolar sözünü yineledi: Bu para sizin, hakkınızı alacaksınız », Diken, 05/03/2023.