Musique

Le puits aux génies – sur Voyageur d’Ali Farka Touré

Journaliste

En 1999, Francis Dordor eut la chance d’être reçu par le grand Ali Farka Touré en son fief de Niafunke, un village proche de Tombouctou, sur la boucle du Niger et dont il était le maire. Près de 25 ans plus tard, et alors que l’existence même de ce pays des merveilles apparaît menacée, la parution d’un album posthume d’inédits offre l’occasion de se souvenir d’un voyage et d’une rencontre inouïs.

Le 7 mars 2006 disparaissait Ali Farka Touré à l’âge de 66 ans. Considéré à juste titre comme l’un des musiciens les plus marquants du continent africain, Ali avait exercé plusieurs métiers avant de faire carrière : ambulancier, piroguier, chauffeur de taxi, mécanicien, technicien radio, cordonnier, cuisinier, tailleur, agriculteur… À la fin de sa vie, lui qui ne savait ni lire ni écrire, assumait les fonctions de maire de sa commune sahélienne de Niafunké proche de Tombouctou, sur la boucle du Niger.

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De son bilan, il tirait la plus grande fierté d’une pompe à eau irriguant les rizières alentour qui assurait à ses administrés ce qu’il considérait comme la priorité absolue : l’autosuffisance alimentaire. En comparaison, et quoique sa contribution au bien être de sa communauté découlait en partie de sa réussite artistique, son Grammy Award obtenu en 1994 pour l’album Talkin’ Timbuktu, avec le guitariste américain Ry Cooder, lui semblait presque anecdotique. Moins recensé dans son panégyrique, un titre devrait pourtant lui être attribué aujourd’hui avant tous les autres, celui de symbole de cohésion d’un pays, le Mali, dont l’existence même à l’heure où s’écrivent ces lignes, est menacée.

En une décennie, son territoire s’est mué en un champ de batailles hétéroclites. S’y affrontent des groupes armés dont les antagonismes et les alliances fluctuent selon les intérêts visés. Phalanges djihadistes, ethnies rivales, trafiquants en tout genre et tribus séparatistes en fragmentent l’unité et mettent en évidence l’impuissance d’un État central dirigé par une junte militaire sans légitimité démocratique, réduite à s’appuyer sur une milice étrangère pour se maintenir au pouvoir. Découle en partie de cette situation une crise économique enchaînant l’immense majorité de la population à l’insécurité et à une pauvreté sans fin. C’est dans ce contexte que parait Voyageur, un recueil d’inédits survolant la production d’Ali depuis les années 80. Soit une dizaine de chansons interprétées en songhaï – langue de son ethnie –, en bambara, en bozo ou en peul.

Sur d’autres enregistrements, il pratique le dogon, le tamasheq, s’autorise quelques mots en français, honorant la diversité du patrimoine culturel et linguistique du Mali. Voyageur met aussi en évidence quelques duos avec Oumou Sangaré, la diva peule du Wassoulou qu’il contribua à faire connaître. De même qu’il parraina la carrière internationale du virtuose de la kora Toumani Diabaté avec lequel il produisit en 2005 In The Heart Of The Moon, album qui célébrait l’union entre la tradition des griots mandingues et ce blues des sables propre à la région de Tombouctou dont Ali est l’épigone. Fait de reprises d’anciennes chansons datant pour la plupart des années 50 et 60, In the Heart of The Moon renvoyait à cet âge d’or de la musique malienne appelé Jamana Kura (« la nouvelle ère ») qui coïncide avec la naissance du Mali indépendant. La plus célèbre, Kaira, devint à l’époque un chant de résistance et à ce titre fut interdite de diffusion par les autorités coloniales. Composée par Sidiki Diabaté, père de Toumani, elle est encore utilisée aujourd’hui comme jingle en ouverture du JT de la télévision nationale.

Quand Modibo Keita, premier président du Mali, confia à la culture, et plus particulièrement à la musique, la mission d’affirmer l’identité et l’unité de cette vaste mosaïque de peuples aux destinées mêlées, Ali fit parti des artistes sélectionnés pour représenter sa région du nord. Le 21 avril 1968 il s’illustrait lors d’un festival à Sofia en Bulgarie aux côtés des guitaristes Keletigui Diabaté et Djelimadi Tounkara. C’est dans ces circonstances qu’il acheta sa première guitare, et lui qui excellait sur les instruments traditionnels, notamment les monocordes djerkel et njarka, typiques de sa région, se mit à opérer une ingénieuse transposition d’un répertoire immémorial sur ce nouvel outil, s’ouvrant ainsi les portes d’une reconnaissance élargie. Ce que l’on peut entendre sur Voyageur, c’est l’art de jouer de cette évolution, de tirer sans cesse le fil de la tradition vers la modernité sans jamais le casser, d’inventer son propre langage à l’aide d’un vocabulaire éprouvé.

Mais aussi une façon unique, ensorcelante, de faire serpenter les notes, de les enrouler sur elles-mêmes en spirales, en tresses, de les faire vriller, virevolter, de les actionner comme autant de créatures miniatures dans une volonté démiurgique à peine voilée d’hypnotiser son auditoire. Nul besoin d’être musicologue pour identifier la parenté entre ce style et le blues tel que le pratiquait un John Lee Hooker ou un Muddy Waters. Si elle parait si évidente à première écoute, c’est beaucoup en raison de l’usage d’une même gamme (pentatonique), bien que celle-ci ne soit pas exclusive. Moins apparent, pour ne pas dire occulte, un lien vient ajouter à ce cousinage un degré de fascination.

Le répertoire de Voyageur appartient à des registres conventionnels, pour ne pas dire convenus : chansons de cycles agraires, romances villageoises, hommages rendus à des personnages illustres ou aux vertus exemplaires de corporations tels que les pêcheurs bozos ou les chasseurs donzos. Ces thématiques traversent l’ensemble de son œuvre mais ne résume pas toute son activité de musicien. Julien Green disait que « le grand péché du monde moderne, c’est le refus de l’invisible ». Le monde auquel appartenait Ali échappe à cette sanction. Quoique soumise à l’Islam depuis le XIe siècle, la région de Tombouctou a conservé des pratiques animistes dont la plus vivace est le djimbala, le culte des génies du fleuve Niger. Ali avait été introduit dès le plus jeune âge dans ce monde parallèle par sa grand-mère, Kounandi Samba, une prêtresse qui conduisait le holley, un rituel de possession à but thérapeutique où la vièle njarka sert à appeler les entités surnaturelles. Comme pour les lilas des confréries gnaouas du Maroc, la musique exerce une emprise sur les participants qui peut les conduire à la transe. Promis par voie héréditaire à devenir un gaw, un maître de cérémonie, Ali préféra finalement se consacrer à faire carrière comme musicien tout en étant fréquemment sollicité pour accompagner les séances de possessions.

Certains de ses concerts pouvaient d’ailleurs ressembler par l’intensité à l’une de ces veillées mystiques. Parmi les témoignages les plus édifiants de ces pratiques, il y a les films de Jean Rouch. Les Maîtres Fous en particulier sur la société des Haukas du Ghana réalisé en 1956. Pour s’éviter de trop profondes considérations ethnologiques, disons que ce qui caractérise l’exercice du sacré dans cette Afrique-là, c’est l’absence de masques, de représentations intermédiaires entre les esprits et les humains. Cette relation directe charge la musique d’établir la communication avec cette réalité alternative régissant absolument l’ensemble des activités et des incidents qui affectent la communauté, de la banale rage de dent au manque de pluie. En 1999, j’ai eu la chance de rendre visite à Ali dans son village de Niafunké.

L’écoute de Voyageur me ramène inévitablement à ces heures passées aux frontières du réel et de l’imaginaire.

Après trois jours de voyage en 4X4 depuis Bamako, dont une bonne partie sur des pistes mal tracées à travers dunes de sable et dépressions limoneuses, je découvris un notable, propriétaire terrien prospère, soucieux d’offrir la meilleure image possible de sa commune et des réalisations accomplies. Comme cette fameuse station de pompage irriguant 9 000 hectares de rizières et de culture fruitières dont l’installation tenait beaucoup à sa relation d’amitié avec le ministre des Finances de l’époque. Grâce à cet ouvrage, le cercle de Niafunké, épargné par les sécheresses frappant l’ensemble de la zone Sahel, était devenu l’un des greniers à céréales de la boucle du Niger. Un « miracle » renforçant le prestige de l’édile. « Ali est le centre de gravité de Niafunké » m’expliquait alors son neveu, Afel Bocoum, musicien lui aussi. Au bout de quelques jours, mis en confiance, Ali se mit à soulever un coin du voile du monde caché où folâtrent les génies du fleuve, m’exposant la singularité des arbres qu’ils affectionnent, le balanzan, le tali, le koubi, appelé aussi « la maison du Shattam » (le diable). Le plus étonnant étant le touridja ou « arbre perroquet » dont la particularité est d’imiter les gestes que vous faites. « La nuit, si tu t’assois, il s’assois aussi, si tu te couches, il se couche devant toi, m’expliquait le plus sérieusement du monde Ali, C’est un arbre très “génétique” ». Comprendre : en rapport avec les génies.

S’ensuivit une visite au village voisin de N’Goro où au milieu des maisons en banco se trouvait le bancaïna, littéralement « la mare étonnante », un grand trou béant dans la terre ocre qui selon Ali constitue le puits aux génies, la source même du djimbala. C’est là qu’il me raconta l’histoire de Demba Moudou, un fameux gaw qui vécut cinq ans au bord du bancaïna, « travaillant » chaque jour avec les génies. « Il luttait avec eux à mains nues si bien qu’à la fin il n’avait plus de doigts. » Une photo de Demba Moudou publiée dans Génies du Fleuve Niger de l’anthropologue Jean Marie Gibbal, nous révèle en effet un homme dont les mains, mais aussi les lèvres, sont rongés par ce qui pourrait être une lèpre. Ali a produit une cassette de Demba Moudou avant qu’il ne meure sur laquelle il l’accompagne.

On y entend le dialogue strident entre le djerkel d’Ali et les incantations obsessionnelles du gaw qui semble effectivement possédé. Sur la jaquette de la cassette est portée la mention : « Ne Pas Écouter Après Minuit ». Pour Ali il ne faisait aucun doute que ce « puits aux génies » où avait vécu et « travaillé » Demba Moudou était la source de toutes les pratiques occultes d’origines africaines ainsi que des différents syncrétismes pratiqués dans les mondes caribéens et américains. Il l’appelait « le nombril du vaudou ». Si bien qu’attentif à ce discours, on le devenait à l’idée que les évolutions subies outre Atlantique par les rythmes et les chants nés dans cette partie du monde aient été facilité par le transvasement de pareilles croyances. D’où l’hypothèse que la puissance surnaturelle que dégagent certains blues de Robert Johnson, Charley Patton ou Son House, ait pour origine cet art de « travailler avec les génies ». Que Jimi Hendrix puisse se proclamer un enfant du vaudou dans Voodoo Child n’en devenait que plus évident.

Avant de prendre congé, Ali me joua quelques airs sur son djerkel, et d’instinct j’eus l’impression qu’il cherchait à me protéger pour le voyage du retour, tout en me confiant qu’il n’osait plus toucher l’instrument. « J’ai trop peur » confiait-il. Pourtant la superstition ne pouvait être le fruit d’une simple arriération chez cet homme, seul rescapé d’une fratrie de 9 enfants. Comme il me l’expliquait doctement, à sa naissance, sa mère lui avait donné en second prénom celui de « farka » qui signifie « l’âne » de sorte que la mort qui avait frappé toute la progéniture s’oriente cette fois vers l’animal et épargne l’enfant. Voilà bientôt 25 ans que je vis avec le souvenir cette expérience authentique d’altérité. L’écoute de Voyageur me ramène inévitablement à ces heures passées aux frontières du réel et de l’imaginaire. Au cours de ce quart de siècle, ce pays des merveilles d’Ali a hélas beaucoup changé. L’existence même du fleuve Niger est menacé par l’avancée du désert, mais aussi par une pollution incontrôlable due à l’urbanisation sauvage de ses berges.

Ce fleuve malade qui traverse de part en part cet immense pays en constitue pourtant l’axe de vie, l’aorte. Il relie entre elles ces différentes régions et leurs ethnies. Sur Niafunké, l’album enregistré dans une école désaffectée de sa commune quelques temps avant ma visite, Ali célébrait l’unité du pays dans une chanson Mali Dje qui résonne tristement aujourd’hui. Rien ne pourrait mieux unifier ce pays que la musique. Or la musique subit désormais la férule des islamistes qui imposent leurs préceptes rigoristes un peu partout.

Lors d’une rencontre en 2013 à Bamako, la chanteuse tombouctienne Khaira Arby, décédée depuis, m’expliquait que les musiciens du nord préféraient enterrer leurs instruments de peur d’être châtiés par les djihadistes. Dans ce contexte, difficile d’imaginer que le Djimbala puisse être pratiqué. Encore qu’il soit difficile d’évaluer la survivance d’un culte aussi secret dans ce coin du monde désormais inaccessible. Aux dernières nouvelles, de nouvelles entités surnaturelles auraient même rejoints le panthéon des anciens génies personnifiant les forces naturelles, la pluie, le vent, le tonnerre… Certains ont hérité de noms familiers. L’un s’appelle « ordinateur », un autre « téléphone portable » et un autre encore « Bob Marley ». Un génie « Ali Farka Touré » ne serait pas de trop. 

Voyageur, un album posthume d’Ali Farka Touré, disponible en boutique et sur les plateformes depuis le 10 mars 2023.


Francis Dordor

Journaliste, Critique musical

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