Écologie

Consentir à la finitude ? Écologie et Démocratie

Philosophe

La démocratie est-elle à la hauteur des enjeux écologiques ? Sa temporalité court-termiste et son appel récurrent au consentement des gouvernés pour obtenir la réélection des représentants et gouvernants semble exclure toute mesure impopulaire. À cette objection classique d’une contradiction intrinsèque entre les objectifs écologiques et le respect des processus démocratiques, de nombreux philosophes ont répondu par un renversement : loin d’être incompatibles, écologie et démocratie ont vocation à se renforcer mutuellement.

Écologie et démocratie sont-elles compatibles ? Face à l’urgence climatique, peut-on conjurer le spectre de la « dictature verte » ? Depuis les années 1970, l’éco-autoritarisme se targue de plusieurs arguments en sa faveur. La temporalité court-termiste de la démocratie et son appel récurrent au consentement des gouvernés pour élire et réélire les représentants semble exclure toute mesure impopulaire : myopie électorale, peur des sondages et pression des lobbys érodent toute initiative ambitieuse.

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Le danger ne provient pas seulement des élites dispendieuses, mais aussi du peuple qui prise un niveau de consommation insoutenable ou accepte de déplacer ailleurs les dommages environnementaux. Malgré la conscience commune des limites planétaires et du péril climatique imminent, le consentement des citoyens aux sacrifices qui accompagnent la réduction de l’empreinte carbone et la restauration de la biodiversité semble difficile à obtenir. Dès lors, si le choix est entre le Léviathan ou le Néant, mieux vaut opter pour le Léviathan.

À l’objection d’une contradiction intrinsèque entre objectifs écologiques et processus démocratiques, de nombreux philosophes ont répondu par un renversement : loin d’être incompatibles, écologie et démocratie ont vocation à se renforcer mutuellement[1]. Souvent favorables aux initiatives citoyennes, méfiants à l’égard des experts et autres technocrates de la gouvernance climatique, les partisans de la démocratie écologique en France entendent parfois s’inspirer du self-government de Jefferson et partir d’en bas puisque les individus engagés dans une activité sont pourvus d’une compétence ajustée à la situation à laquelle ils prennent part[2].

Là où la démocratie « délégative » est le règne de la décision tranchée au rythme des décideurs pressés, la démocratie « dialogique » au tempo plus lent substitue aux experts des forums hybrides ; elle ménage les différents acteurs, engage une délibération entre savants et profanes, explore les multiples facettes du monde social et permet aux riverains et aux usagers de faire valoir leur point de vue[3]. Sans conteste, John Dewey est le nouveau maître-à-penser ici : la démocratie n’est plus conçue comme un régime politique mais comme une méthode et un mode de vie. Pour consentir à la finitude, mieux vaut expérimenter et renoncer à la fiction d’une volonté générale unifiée[4].

Pour autant, faut-il reléguer la démocratie représentative aux oubliettes de l’histoire ? Doit-on renier la liberté des Modernes, usant du dispositif de la représentation comme incarnation, délégation et figuration, en lieu et place d’une participation directe aux affaires politiques[5] ?

Les failles de la démocratie représentative

En ce sens, les propositions énoncées par Dominique Bourg et Kenny Whiteside dans Vers une démocratie écologique (2010) sont ambitieuses et convaincantes[6]. Leur diagnostic est sévère : parce que « nous n’habitons plus le monde des Modernes », nous devons refonder les institutions qu’ils nous ont léguées afin d’intégrer l’impératif écologique. Dans le contexte d’une lutte contre l’abus de pouvoir des monarques, la liberté des Modernes était inséparable d’une représentation du monde infini et d’une vision prométhéenne de l’humanité. Les Modernes voulaient améliorer, assécher, dompter, apprivoiser, exploiter le vivant et l’inerte. Désir d’infini porté par l’idéal du progrès, la liberté qu’ils ont définie sous la plume de Benjamin Constant a trouvé son lieu d’expression dans la sphère représentative – en se panachant en fonction de l’offre politique, entre conservatisme, socialisme et libéralisme[7].

Or, nous sommes dégrisés des illusions qui conduisent à l’épuisement de la biosphère. Dans la nouvelle ère métaphysique des limites planétaires, une transformation radicale de la vie politique est requise afin de consentir à la finitude. Parce que les problèmes écologiques sont, de par leurs propriétés mêmes (globalité, imperceptibilité, imprévisibilité, irréversibilité, temporalité, seuils de dangerosité), hermétiques aux citoyens comme à leurs élus, la représentation ne peut prendre en charge la « question naturelle » désormais substituée, au registre des impératifs politiques, à la « question sociale ».

Là où la représentation moderne est souvent nationale, la plupart des problèmes environnementaux transcendent les bases territoriales de la liberté des Modernes. Tandis que le gouvernement représentatif crée un système d’agrégation des intérêts, l’écologie met à mal le concept même d’intérêt, qui ne concerne que des humains situés susceptibles de les revendiquer. Pour sortir de l’ornière, il faut donc assumer des réformes institutionnelles profondes, en protégeant les biens publics environnementaux et en remodelant le bicaméralisme.

Une démocratie écologique digne de ce nom créerait d’abord une Académie du futur composée de scientifiques et d’intellectuels vouée aux intérêts de long terme[8]. Au cœur de la VIe République écologique, cette institution aurait pour mission de déjouer les fausses informations véhiculées par le climato-scepticisme et de mettre à disposition des politiques l’état le plus abouti de la recherche scientifique, mais aussi de freiner les propositions de loi non conformes à la « Bio-Constitution » et d’émettre des propositions de politiques publiques relatives au long terme – ce que ne fait pas le GIEC. À la différence du « Parlement des choses » conçu par Bruno Latour[9], cette instance ne serait pas décisionnaire. Un nouveau Sénat aurait pour mission d’interpréter politiquement les connaissances capitalisées par l’Académie du futur ; la Chambre basse serait réformée afin d’éviter biais récurrents et blocages partisans. Enfin, les recommandations de citoyens tirés au sort seraient intégrées au processus de décision et la démocratie écologique amplifierait la voix d’ONGE accréditées (Amis de la terre, WWF, Biodiversity Action Network…), jouant le rôle de contre-pouvoirs.

Ainsi conçue, la démocratie écologique assumerait une certaine dose d’épistocratie (gouvernement des experts) combinée à la lotocratie (privilégiant le tirage au sort). Protection, prédiction et innovation politique résulteraient de ce nouveau système, à l’abri d’une opinion publique volatile et frivole. Choisies grâce à un système sophistiqué, transparent et tournant, les ONGE y seraient les vénérables « gardiens » des systèmes naturels.

Les limites de la démocratie écologique

Ce modèle séduisant n’est pas utopique ; il n’est pourtant pas sans risques. Il serait abusif, à l’évidence, d’imputer à Dominique Bourg et Kerry Whiteside l’espoir d’un pouvoir spirituel ou d’un gouvernement des savants puisque l’Assemblée du futur n’a pas pour mission de voter les lois ; elle doit seulement exercer sa vigilance et alerter des dangers de certains projets de lois, ou énoncer des propositions de régulation susceptibles de mettre en œuvre les principes constitutionnels (principe de non-régression, principe des limites planétaires). Il ne s’agit donc pas de renouer avec l’illusion positiviste d’un pouvoir spirituel, voire avec le fantasme archaïque du despotisme éclairé[10].

Mais le rôle accordé aux ONGE reste un « privilège » à l’aune de l’égalité démocratique, puisque leurs sont réservés, de droit, des sièges dans les cénacles décisionnels. Or, comment définir au sein de la société civile les associations « représentatives » ? Comment s’assurer du caractère démocratique de leur fonctionnement interne ? Le risque est grand de court-circuiter la règle de majorité et l’égalité des chances électorales pour privilégier une « avant-garde éclairée » qui ne s’autorise que de l’intérêt supérieur de la Terre ou de l’Humanité. Dans ce modèle, la majorité est contrainte d’écouter la voix d’une minorité qualifiée, renouant à certains égards avec la sanior pars qui a précédé l’instauration des démocraties modernes. Il paraît tout aussi délicat de doser épistocratie et lotocratie, savoirs accrédités des nouveaux clercs et tirage au sort aveugle – d’où les reformulations du projet qui tentent de trouver ce savant dosage, voire admettent la coexistence avec les institutions représentatives, supranationales notamment[11].

Afin d’aller au-delà de la représentation, Kerry Whiteside mentionne une autre piste aujourd’hui très prisée – celle de la démocratie délibérative ou participative intégrale. Incarnant le noble idéal d’autonomie inhérent à la démocratie, la délibération entre égaux fascine, quand bien même elle serait médiatisée dans les sociétés de masse : les individus qui délibèrent en assemblée sont enclins à modifier leurs choix initiaux et à adopter des options mieux informées et moins égoïstes. Irréductible au marché, le forum conduit à une meilleure prise en compte de l’intérêt général à long terme, à des choix plus rationnels et impartiaux, car les arguments intéressés sont faciles à énoncer dans un cadre collectif[12].

Les vertus épistémiques et éthiques de la délibération collective sont ainsi rappelées : circulation et dissémination des informations, clarification des enjeux de la décision, modification des convictions liées à l’exposition à des solutions alternatives (pour sortir des énergies fossiles et décarboner l’économie par exemple). Les travers du citoyen incriminés par l’éco-autoritarisme sont alors corrigés : ni foncièrement incompétents ni purement égoïstes, les participants aux conférences de consensus, mini-publics et autres jurys citoyens ou forums hybrides peuvent créer des projets inédits et se rallier à des propositions consensuelles et constructives. Face à la brutale règle de majorité, la légitimité démocratique en sort renforcée.

Mais la délibération, accompagnée d’éducation et de médiation, améliore-t-elle réellement la rationalité et l’équité des décisions prises, dès lors que l’on passe de l’agora aux politiques publiques ? Une critique récemment déployée porte particulièrement. Si la répartition des risques et des dommages environnementaux est largement déterminée par les inégalités sociales et économiques, les assemblées délibératives reproduisent ces lignes de faille : dans une société inégalitaire, elles sont minées par l’inégal accès aux ressources théoriques et rhétoriques. Surtout, les forums citoyens fonctionnent comme des « îlots délibératifs » hors desquels, dans le monde réel, une oligarchie économique persiste à s’opposer aux réformes coûteuses et exerce une influence disproportionnée sur le processus de décision politique[13]. Le « poids » des assemblées citoyennes dans la démocratie reste faible.

Au demeurant, la qualité des échanges au sein des Assemblées climat ne doit pas occulter leurs limites : soit que les mesures adoptées fassent partie d’une panoplie déjà connue (rénovation thermique des bâtiments, régulation des mobilités polluantes, amélioration de l’économie circulaire, taxe carbone) ; soit que les mesures plus radicales (interdiction des SUV, des émissions de luxe ou du trafic aérien dans certains cas) ne soient pas reprises lors du processus législatif qui emprunte des canaux plus classiques. Ce fut le cas à l’issue de la Convention citoyenne pour le climat en France, puisque seules 10 % des propositions ont été reprises dans la Loi Climat et Résilience votée en 2021. Souvent, les référendums destinés à soumettre au sacre des citoyens les projets conçus au sein d’assemblées restreintes sont rejetées par les urnes, comme ce fut le cas en 2004 et en 2007 au Canada.

Lors des processus délibératifs et participatifs, la « manufacture du consentement » elle-même semble parfois douteuse : les effets bénéfiques immédiats des nouvelles préférences élargies, plus soucieuses de l’écologie, s’atténuent à long terme. En mai 2023, les politistes belges Jean-Benoit Pilet et Dave Sinardet ont rendu un rapport accablant sur le peu d’effets bénéfiques des consultations citoyennes, qui renforce le désenchantement démocratique. D’autant que les espoirs placés en Internet et les réseaux sociaux afin de catalyser une délibération spontanée et égalitaire ont fait long feu : complotisme, entre-soi, rumeurs et fausses nouvelles parasitent l’espace public. À cet égard, jouer l’open democracy contre la démocratie de masse reste périlleux. Il serait illusoire de miser sans précaution sur la démocratie délibérative ou participative pour étouffer la tentation épistocratique qui menace notre vie politique. Même une société plus délibérative et plus égalitaire pourrait rester hédoniste, ce qui explique – malgré les efforts consentis – la forte empreinte carbone du Danemark ou de la Suède.

Le « tournant délibératif[14] » ne suffira sans doute pas à sortir de l’impuissance démocratique : les mini-publics peuvent compléter et corriger la représentation mais non la remplacer. Dénoncer les limites de la représentation moderne est indispensable, mais les arguments à charge des auteurs de La démocratie écologique restent faillibles : s’il est au moins douteux que l’intérêt écologique soit aujourd’hui imperceptible (canicules, inondations et méga-feux en sont désormais des signes tangibles), il n’est pas démontré que la prise en charge par la représentation des intérêts des entités naturelles ou des générations futures soit par nature impossible.

Que ce soit à l’échelle locale et régionale où s’éprouvent de manière dramatique les sécheresses et les inondations, les pertes de ressources halieutiques ou les catastrophes agricoles et vinicoles, l’érosion côtière et les bouleversements du paysage, ou à l’échelle nationale et supra-nationale, plus sensible aux problèmes d’augmentation des émissions et d’érosion de la biodiversité, les élus sont souvent au front et doivent élaborer des plans de résilience face aux catastrophes annoncées. Les régions, en particulier, sont devenues actrices de la transition et ont parfois institué des GIEC régionaux afin d’éclairer l’action publique. En s’appuyant sur les recommandations d’instances internationales et d’agences indépendantes, les différents échelons de la démocratie sont intimés de mettre en œuvre une « transition juste » qui répartit équitablement les sacrifices et assigne à chacun sa juste part du fardeau de la décarbonation et de la lutte contre les pollutions et dégradations écologiques.

Même si le poids des acteurs économiques susceptibles d’émettre des intimidations ou des pressions (comme le chantage à la délocalisation) reste prédominant, la prise de conscience des périls imminents pourrait, dans les années qui viennent, induire une coalition plus consensuelle autour des défis de la décarbonation et de la juste transition – c’est du moins le cas au Danemark, où les objectifs climatiques font l’objet d’un consensus trans-partisan.

Aussi ne faut-il pas trop vite sonner le glas de la représentation. Certes, son invention dans sa forme moderne répond à une contrainte pratique imposée par le volume de la population et l’étendue du territoire de l’État-nation ; mais loin d’être un pis-aller, le caractère représentatif du régime était considéré par les fondateurs des républiques modernes comme un atout assurant leur supériorité sur les régimes démocratiques antiques. Sieyès le souligne en juillet 1789 : dans les sociétés modernes régies par la division du travail, les peuples influent sur les représentants mais ne peuvent par eux-mêmes faire la loi et encore moins se charger de son exécution.

S’il faut redouter un « funeste aristocratisme » qui fait de la représentation une dépossession et une trahison, point n’est besoin de congédier le principe représentatif lui-même ; mieux vaut des garde-fous (élections fréquentes, vigilance citoyenne et institutionnelle, contre-pouvoirs et liberté de la presse) pour éviter sa corruption. La représentation politique n’implique pas seulement l’autorisation et la reddition des comptes, soit le fait que le représentant agisse à la place du représenté avec son consentement tacite : le gouvernement des Modernes suppose une relation entre participation et représentation instituée par l’élection[15].

Dans cette optique, les questions écologiques sont loin d’être exclues par nature du champ de la représentation : il est tout-à-fait envisageable d’instituer une advocacy en faveur de la nature ou des générations futures, non seulement dans les partis écologistes (toujours restés sous un plafond de verre), mais aussi au sein des partis socio-démocrates voire libéraux – comme l’atteste la majorité obtenue au Parlement européen en juillet 2023 lors du vote de la loi controversée sur la restauration de la nature. Pour lutter contre les phénomènes pathologiques de représentants enfermés dans leur tour d’ivoire, mieux vaut donc renforcer leur ancrage dans des terreaux socio-économiques concrets[16]. Les dysfonctionnements flagrants de la représentation – en France notamment – ne doivent pas conduire à la contourner, mais à la réformer en profondeur.

Représenter la nature et les générations futures ?

La volonté d’amender, de décentrer et d’étendre la représentation pour mieux inclure dans le demos la nature et les générations futures a récemment donné lieu à une créativité politique et juridique remarquable. À ceux qui assignent un représentant spécifique des générations futures afin de parler et d’agir au nom des absents (défenseur, commissaire ou médiateur des droits, comme en Hongrie ou au Pays de Galles), s’opposent ceux qui privilégient une représentation spécifique des générations futures au sein du Parlement (ainsi de la Finlande), ou une agence indépendante dotée de pouvoirs décisionnels (comme ce fut le cas en Israël).

Parler et agir au nom des intérêts des non-humains ou des humains suppose d’élargir le demos afin d’y inclure de nouvelles entités au sein de la communauté de justice, et de respecter le principe des « affectés » qui veut que toutes les entités susceptibles d’être exposées aux risques puissent s’exprimer ou être représentées lorsque des décisions sont prises. C’est ce qui justifie, depuis une trentaine d’années, la volonté d’instaurer des contrepoids aux lobbys et aux partis minés par le « présentisme » et le « favoritisme » territorial grâce à des gardiens agissant par procuration (proxies).

Ces agents auraient pour rôle de protéger et promouvoir les intérêts de ceux qui ne peuvent directement se défendre. Plusieurs versions sont disponibles : soit, comme chez Andrew Dobson, les représentants élus par une partie volontaire du corps électoral (qui se prive du droit d’élire les représentants classiques) doivent rendre des comptes à un « lobby environnemental »[17] ; soit, comme le suggère Kristian Ekeli, tous les citoyens élisent les représentants habilités à parler et agir au nom des générations futures, qui occupent un petit nombre de sièges dédiés au Parlement. Le projet est alors de conférer à une minorité parlementaire certains droits procéduraux lorsqu’une loi pourrait avoir un effet grave et dommageable sur les conditions de vie des générations futures : au moins un tiers des représentants seraient habilités à exiger un moratoire ou à demander la tenue d’un référendum. Ce modèle de « sous-majorité » (submajority rule) permettrait, selon l’auteur, d’encourager les délibérations et décisions orientées vers le futur[18].

En un mot, notre conception même de la représentation doit être infléchie, puisqu’il ne s’agit plus d’incarner des intérêts constitués ou des préférences figées mais d’exprimer des relations et des revendications – ce qui autorise certains à prendre la parole pour d’autres lorsqu’ils entendent prendre soin de leur conservation[19].

Kerry Whiteside, cependant, réfute tout espoir d’amender la représentation pour l’ouvrir aux générations futures et à la nature. Dans le premier cas, les gardiens (proxies) ne peuvent être autorisés par les intéressés eux-mêmes, et ils ne mettent en place un échange dialogique qu’avec un sous-groupe de citoyens autosélectionné qui interprète seul les intérêts des générations futures et des espèces non humaines, ce qui ne satisfait pas l’accountability démocratique[20]. Dans le second, le vote visant à sélectionner les représentants du futur peut être parasité par les citoyens désireux de protéger leurs intérêts au présent, d’où le recours à des juges qui disqualifieraient les parties suspectées de ne pas être réellement concernées par les générations futures ; mais alors, la représentation écologique ne peut être sauvée et certifiée que par les tribunaux.

Telles sont les raisons qui justifient le rejet frontal de la représentation. In fine, la représentation sanctuarisée de la nature ou des générations futures pose des difficultés redoutables : elle n’autorise ni proportion ni précision, ni reddition des comptes. Comme les espèces de la nature, les générations futures sont muettes et impuissantes, leur nombre est indéterminé, leurs préférences indistinctes, leurs intérêts potentiellement contradictoires[21].

Redessiner les frontières du demos afin d’y inclure l’ensemble des « affectés » au sein d’une communauté du risque n’a donc rien de trivial. Afin de fonder de nouvelles Lumières et de réinterpréter l’idéal d’autonomie, il faut certes étendre les bornes du Royaume des fins et instituer de nouveaux co-législateurs[22]. Mais rien n’indique que l’on pourra y inclure à parts égales humains et non-humains, générations présentes et futures. Consentir à la finitude suppose des entités capables de donner de la voix, d’énoncer ou de dérober leur consentement, d’approuver ou de récuser des mesures qui les concernent. Les défis épistémiques et éthiques restent posés, car que signifie au juste « parler au nom de » quand les entités concernées ne peuvent jamais s’exprimer pour se réjouir ou pour se plaindre ? Renoncer au principe du consentement – fondement de la politique moderne – semble pour le moins périlleux.

La démocratie écologique au-delà de l’État-nation

D’où une dernière piste : non plus élargir la représentation mais l’étendre aux entités supranationales inclues dans une communauté du risque. À défaut d’une véritable cosmopolitique, horizon nécessaire mais encore lointain, l’optique d’un fédéralisme social et environnemental peut constituer un idéal réaliste. Distincte d’une autorité impériale, une autorité fédérale aurait la responsabilité de prévenir les risques environnementaux et de trouver une solution équitable au fardeau de la transition écologique.

Comme le suggère la philosophe australienne Robyn Eckersley, la dimension transnationale de la démocratie écologique lui permet de mieux appliquer le principe des « tous affectés » qui donne aux citoyens concernés le pouvoir d’orienter les choix publics[23]. Ce qui fonde le lien du demos est alors la vulnérabilité commune face aux dangers écologiques ; si les communautés du risque ne sont pas toujours contigües ni territorialement délimitables, on peut opérer cette délimitation par approximation.

Car la démocratie ne peut seulement parier sur l’accès au prétoire une fois certaines entités de la nature ou les générations futures reconnues comme sujets de droit – révolution juridique en cours[24]. S’il est très utile de défendre les droits des fleuves ou d’autres écosystèmes souvent associés à des « gardiens » autochtones et de faire pression contre l’inaction des gouvernements, faire jouer la représentation politique à différentes échelles pertinentes constitue un complément indispensable. À tout miser sur la voie prétorienne, le risque serait de faire du juge un « superlégislateur » alors même qu’il ne dispose pas d’une légitimité démocratique suffisante – les Cours ne pouvant décider, en particulier, de la part du budget d’une nation qui doit être allouée aux services publics ou à la protection de l’environnement[25].

Ainsi une démocratie européenne rénovée et dotée de ressources propres aurait-elle les moyens de mettre en œuvre une taxe carbone progressive, de créer des services publics environnementaux et de gérer démocratiquement les fonds dédiés à la transition solidaire[26], comme le Fonds pour la transition juste ou le Fonds social pour le climat. Exemplaire à ce titre est l’initiative citoyenne européenne lancée le 8 juin 2023 par Paul Magnette, président belge du Parti socialiste, et Aurore Lalucq, eurodéputée Place publique, appelant à la mise en place d’un ISF européen pour financer la transition écologique[27]. Munie de sains principes (ceux énoncés par le BIT en 2015 notamment), l’Union pourrait ensuite organiser un partage du fardeau de la transition en tenant compte de ceux qui ont l’incapacité de payer, de ceux qui sont les plus affectés par l’extinction des énergies fossiles et de ceux qui ont le plus contribué, par leurs émissions et dégradations passées, au dérèglement climatique.

Il reste toutefois du chemin à faire pour que la démocratie écologique, défendant la justice sociale et les services publics, outrepasse la démocratie environnementale qui se contente de droits procéduraux à l’information, la participation et la contestation ; la voie est longue pour que la « juste transition » ne soit pas une simple incantation et que la redistribution soit intégrée de plein droit au contrat social européen[28]. Là où la bourgeoisie du XVIIIe et du XIXe siècles avait institué l’État libéral, là où la classe ouvrière et le mouvement syndical ont contribué à créer au siècle suivant l’État social, il nous revient d’inventer une nouvelle forme de fédéralisme fiscal, social et environnemental susceptible de défendre à parts égales droits sociaux et droits environnementaux[29]. C’est ainsi que l’on pourra, enfin, faire le deuil de la toute-puissance et consentir à la finitude.


[1] Victor Petit et Bertrand Guillaume, « Quelle “démocratie écologique” ? », Raisons politiques, vol. 64, n° 4, 2016, p. 49-66.

[2] Joëlle Zask, Écologie et Démocratie, Premier Parallèle, 2022.

[3] Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, 2001 ; Catherine Larrère, « La question de la nature en démocratie », in La Démocratie écologique. Une pensée indisciplinée, Jean-Michel Fourniau éd., Hermann, 2022 ; « Entre science et démocratie : conflit des compétences et débat public », in La Démocratie environnementale, D. Rousseau (dir.), à paraître.

[4] Corinne Pelluchon, Les Nourritures. Philosophie du corps politique, Seuil, 2015, p. 277-278 ; Les Lumières à l’âge du vivant, Seuil, 2021, p. 185-186.

[5] Serge Audier, L’Âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, La Découverte, 2019, p. 809 ; La Cité écologique. Pour un éco-républicanisme, La Découverte, 2020, Chap. 8.

[6] Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Seuil, 2010.

[7] Sur le conservatisme, le libéralisme et le socialisme, voir les analyses de Pierre Charbonnier, Politiques de l’écologie, AOC, 2022, p. 36 ; Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2020.

[8] Pierre Rosanvallon, « Le souci du long terme », in Dominique Bourg et Alain Papaux (dir.) Vers une société sobre et désirable, Presses Universitaires de France, 2010, p. 157.

[9] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1991 ; « À nouveaux territoires, nouveau Sénat », Le Monde, 9 janvier 2003.

[10] Voir les contributions très critiques de Marcel Gauchet et Jean-Pierre le Goff, Le Débat, mars-avril 2011.

[11] « Pour une démocratie écologique », La vie des idées, 1er septembre 2009 ; Pour une VIe République écologique, D. Bourg éd., Odile Jacob, 2011 ; Inventer la démocratie du XXIe siècle. L’assemblée citoyenne du futur, Les liens qui libèrent, 2017.

[12] Charles Girard, Délibérer entre égaux. Enquête sur l’idéal démocratique, Vrin, 2019 ; voir aussi Hélène Landemore, Democratic Reason. Politics, Collective Intelligence, and the Rule of the Many, Princeton University Press, 2017.

[13] Juliette Roussin, « La démocratie délibérative sauvera-t-elle l’écologie ? », in La Démocratie écologique. Une pensée indisciplinée, op. cit., p. 373-389. Voir aussi C. Larrère, Les Inégalités environnementales, PUF, 2017.

[14] Loïc Blondiaux et Bernard Manin, Le Tournant délibératif de la démocratie, Presses de Sciences Po, 2021.

[15] Nadia Urbinati, Representative Democracy. Principles and Genealogy, The University of Chicago Press, 2006.

[16] Paul Magnette, La Vie large, La Découverte, 2021, p. 217.

[17] Andrew Dobson, « Representative Democracy and the Environment », in Democracy and the Environment, W. M. Lafferty et J. Meadowcroft (éds.), Cheltenham, UK: Edward, 1996, p. 123-139.

[18] Kristian Ekeli, « Constitutional Experiments: Representing Future Generations Through Submajority Rules », The Journal of Political Philosophy, Vol. 17, n° 4, 2009, p. 440-461.

[19] Mihnea Tanasescu, Environment, Political Representation, and the Challenge of Rights: Speaking for Nature, Palgrave Macmillan, 2016.

[20] Kerry Whiteside, « The Impasses of Ecological Representation », Environmental Values, June 2013, Vol. 22, n° 3 (June 2013), p. 339-358.

[21] Axel Gosseries, Penser la justice entre les générations, Aubier, 2004.

[22] Robyn Eckersley, The Green State: Rethinking Democracy and Sovereignty, MIT Press, 2004, p. 108.

[23] Ibid., p. 132.

[24] Judith Rochfeld, Justice pour le climat ! Les nouvelles formes de mobilisation citoyenne, Odile Jacob, 2019 ; Pierre Brunet, « Vouloir pour la nature. La représentation juridique des entités naturelles », Journal of Interdisciplinary History of Ideas, 2019, 8 (15), p. 2-44.

[25] Diane Roman, La Cause des droits. Écologie, progrès social et droits humains, Dalloz, 2021.

[26] Eloi Laurent, « From Welfare to Farewell: the European Social-ecological State beyond Economic Growth », Bruxelles, ETUI, 2021.

[27] Voir aussi la liste des propositions énoncées au chapitre 11 de La Vie large, op. cit.

[28] Laurence Tubiana, « Le Green Deal est le nouveau contrat social », Le Grand Continent, 28 septembre 2021.

[29] Nous nous permettons de renvoyer à No demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe, Seuil, 2021.

Céline Spector

Philosophe, Professeure à l’UFR de Philosophie de Sorbonne Université

Rayonnages

Politique Écologie

Mots-clés

Démocratie

Notes

[1] Victor Petit et Bertrand Guillaume, « Quelle “démocratie écologique” ? », Raisons politiques, vol. 64, n° 4, 2016, p. 49-66.

[2] Joëlle Zask, Écologie et Démocratie, Premier Parallèle, 2022.

[3] Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, 2001 ; Catherine Larrère, « La question de la nature en démocratie », in La Démocratie écologique. Une pensée indisciplinée, Jean-Michel Fourniau éd., Hermann, 2022 ; « Entre science et démocratie : conflit des compétences et débat public », in La Démocratie environnementale, D. Rousseau (dir.), à paraître.

[4] Corinne Pelluchon, Les Nourritures. Philosophie du corps politique, Seuil, 2015, p. 277-278 ; Les Lumières à l’âge du vivant, Seuil, 2021, p. 185-186.

[5] Serge Audier, L’Âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, La Découverte, 2019, p. 809 ; La Cité écologique. Pour un éco-républicanisme, La Découverte, 2020, Chap. 8.

[6] Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Seuil, 2010.

[7] Sur le conservatisme, le libéralisme et le socialisme, voir les analyses de Pierre Charbonnier, Politiques de l’écologie, AOC, 2022, p. 36 ; Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2020.

[8] Pierre Rosanvallon, « Le souci du long terme », in Dominique Bourg et Alain Papaux (dir.) Vers une société sobre et désirable, Presses Universitaires de France, 2010, p. 157.

[9] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1991 ; « À nouveaux territoires, nouveau Sénat », Le Monde, 9 janvier 2003.

[10] Voir les contributions très critiques de Marcel Gauchet et Jean-Pierre le Goff, Le Débat, mars-avril 2011.

[11] « Pour une démocratie écologique », La vie des idées, 1er septembre 2009 ; Pour une VIe République écologique, D. Bourg éd., Odile Jacob, 2011 ; Inventer la démocratie du XXIe siècle. L’assemblée citoyenne du futur, Les liens qui libèrent, 2017.

[12] Charles Girard, Délibérer entre égaux. Enquête sur l’idéal démocratique, Vrin, 2019 ; voir aussi Hélène Landemore, Democratic Reason. Politics, Collective Intelligence, and the Rule of the Many, Princeton University Press, 2017.

[13] Juliette Roussin, « La démocratie délibérative sauvera-t-elle l’écologie ? », in La Démocratie écologique. Une pensée indisciplinée, op. cit., p. 373-389. Voir aussi C. Larrère, Les Inégalités environnementales, PUF, 2017.

[14] Loïc Blondiaux et Bernard Manin, Le Tournant délibératif de la démocratie, Presses de Sciences Po, 2021.

[15] Nadia Urbinati, Representative Democracy. Principles and Genealogy, The University of Chicago Press, 2006.

[16] Paul Magnette, La Vie large, La Découverte, 2021, p. 217.

[17] Andrew Dobson, « Representative Democracy and the Environment », in Democracy and the Environment, W. M. Lafferty et J. Meadowcroft (éds.), Cheltenham, UK: Edward, 1996, p. 123-139.

[18] Kristian Ekeli, « Constitutional Experiments: Representing Future Generations Through Submajority Rules », The Journal of Political Philosophy, Vol. 17, n° 4, 2009, p. 440-461.

[19] Mihnea Tanasescu, Environment, Political Representation, and the Challenge of Rights: Speaking for Nature, Palgrave Macmillan, 2016.

[20] Kerry Whiteside, « The Impasses of Ecological Representation », Environmental Values, June 2013, Vol. 22, n° 3 (June 2013), p. 339-358.

[21] Axel Gosseries, Penser la justice entre les générations, Aubier, 2004.

[22] Robyn Eckersley, The Green State: Rethinking Democracy and Sovereignty, MIT Press, 2004, p. 108.

[23] Ibid., p. 132.

[24] Judith Rochfeld, Justice pour le climat ! Les nouvelles formes de mobilisation citoyenne, Odile Jacob, 2019 ; Pierre Brunet, « Vouloir pour la nature. La représentation juridique des entités naturelles », Journal of Interdisciplinary History of Ideas, 2019, 8 (15), p. 2-44.

[25] Diane Roman, La Cause des droits. Écologie, progrès social et droits humains, Dalloz, 2021.

[26] Eloi Laurent, « From Welfare to Farewell: the European Social-ecological State beyond Economic Growth », Bruxelles, ETUI, 2021.

[27] Voir aussi la liste des propositions énoncées au chapitre 11 de La Vie large, op. cit.

[28] Laurence Tubiana, « Le Green Deal est le nouveau contrat social », Le Grand Continent, 28 septembre 2021.

[29] Nous nous permettons de renvoyer à No demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe, Seuil, 2021.