Société

Santé mentale des exilés :  politiques migratoires et société civile

Sociologue et urbaniste

À l’heure où le Sénat durcit le 29e projet de loi sur l’asile et l’immigration en 40 ans, les problématiques de santé mentale restent un angle mort des politiques migratoires. Elles sont pourtant elles-mêmes génératrices de détresse psychique et l’accès aux soins des personnes exilées les plus précaires apparaît comme un enjeu fondamental de l’accueil.

De nombreux observateur.trice.s et chercheur.e.s ont montré que, s’il y a une « crise » depuis 2015 autour des questions migratoires, elle est surtout celle des dispositifs institutionnels d’accueil[1].

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De fait, les déficits de l’action publique envers les personnes exilées, qu’elles soient demandeuses d’asile, déboutées de leur demande ou réfugiées statutaires, sont largement documentés. L’accès aux soins en termes de santé mentale en est une des manifestations. Les situations de détresse psychique chez ces personnes sont fréquentes, alors que ces problématiques ne sont pas prises en charge par les dispositifs que l’État organise dans ce qui est nommé « politique d’accueil » en France.

Dans ce contexte, c’est bien souvent la société civile, au travers de l’investissement d’associations et la mobilisation de bénévoles, qui pallie les carences de l’action publique. A Paris, depuis 2018, Médecins du monde a mis en place une « permanence d’accueil et d’écoute psychologique et juridique » – appelée la permanence psy – dans le cadre de ses actions de veille sanitaire. Toute personne exilée, sans condition de statut administratif, peut s’y rendre et demander une consultation avec un.e psychiatre ou un.e psychologue, mais aussi, pour les questions administratives ou sociales, un entretien avec un.e juriste ou un.e chargé.e de mission.

Depuis son ouverture, la permanence psy accueille autour de 400 personnes par an, et le nombre de consultations individuelles a augmenté entre 2018 et 2022 (de 252 à 420). Les taux de rendez-vous honorés sont particulièrement élevés pour un public en situation d’instabilité résidentielle et de grande précarité économique : en 2022, 740 rendez-vous ont été donnés et 425 ont été accomplis, soit 60 %. Ce taux est d’autant plus positif que la permanence psy, située dans le 12e arrondissement de Paris, est éloignée des centralités quotidiennes des personnes exilées, qui sont plutôt polarisées dans le nord-est parisien voire au-delà de Paris.

Alors même que les acteur.trice.s institutionnel.le.s de l’accueil n’envisagent bien souvent les problématiques de santé mentale de personnes exilées que comme celles provenant de traumatismes précédant leur arrivée en France, l’enquête ethnographique que j’ai menée à la permanence psy[2] – par observation participante durant plusieurs mois et entretiens semi-directifs auprès des membres de Médecins du monde et des exilé.e.s – montre au contraire que les conditions de non-accueil à Paris, institutionnelles et matérielles, sont les causes fondamentales de la souffrance psychique exprimée par les personnes qui viennent y consulter. De fait, ce qu’elles mettent en avant pour expliquer leurs différents symptômes anxieux et dépressifs immédiats renvoie très directement à leurs expériences urbaines, elles-mêmes intrinsèquement liées aux effets des politiques migratoires.

Des expériences urbaines marquées par le non-accueil institutionnel et génératrices de souffrances psychiques

La grande majorité des exilé.e.s qui viennent à la permanence psy sont dans des situations de vulnérabilité et d’instabilité résidentielles qui occasionnent de lourdes angoisses. La plupart dorment à la rue, le plus souvent dans des campements collectifs mais parfois aussi dans des interstices urbains, cachés et isolés. Ils et elles subissent la marginalisation spatiale engendrée par les effets combinés du harcèlement policier et de l’urbanisme dissuasif, repoussant sans cesse plus loin du centre de Paris et de la capitale elle-même les possibilités d’installer des campements. Leurs conditions de vie à la rue apparaissent ainsi de plus en plus dégradées, engendrant notamment des problèmes de sommeil et des réactions d’hypervigilance.

Madame C., arrivée de Côte d’Ivoire en 2017, dort à la rue dans Paris depuis plusieurs années. Elle a rejoint en novembre 2021 un campement de rue dans un tunnel qui passe sous le périphérique : « C’est très difficile, il fait froid, il y a la pluie. On a un peu de bois, on fait du feu pour se chauffer, mais c’est dangereux. Et puis il fait vraiment froid, même avec le sac de couchage : on s’assoit toute la nuit, on n’arrive même pas à dormir. » Madame C. dit « avoir peur » dans ce campement, mais elle préfère y dormir plutôt que d’être totalement seule dans les rues de Paris.

Par ailleurs, de nombreux exilé.e.s qui viennent à la permanence psy sont hébergé.e.s dans des structures institutionnelles (notamment Centre d’Accueil pour les Demandeurs d’Asile – CADA, ou dispositifs d’hébergement d’urgence) qui sont gérées par l’État, soit dans le cadre du Dispositif National d’Accueil – DNA pour les personnes demandeuses d’asile, soit via l’OFII pour l’application des politiques migratoires, soit par le biais de politiques sociales d’accès à l’hébergement. Or la vie dans ces structures collectives engendre des difficultés quotidiennes liées au manque d’intimité et de confort, mais aussi à l’insécurité et à l’instabilité résidentielle – autant de facteurs de détresse psychique.

Un jeune homme afghan, qui vient régulièrement chez Médecins du monde, partage sa chambre avec un monsieur, afghan lui aussi, en proie à des cauchemars terribles. Nuit après nuit, les hurlements de son voisin de chambre l’empêchent de dormir, le terrifient et le renvoient malgré lui à ses propres angoisses. À la permanence psy, il évoque des idées suicidaires à cause de cette cohabitation forcée, qui dure depuis un an et demi.

D’autres exilé.e.s sont hébergé.e.s par des tiers, d’autres dorment dans des squats collectifs, d’autres n’ont pas d’autre solution que de louer des hébergements insalubres à des « marchands de sommeil » : toutes ces situations résidentielles s’avèrent profondément insécurisantes. Mais il n’est pas aisé pour les personnes exilées de sortir de ces lieux d’habitat, si précaires soient-ils : elles développent en effet des formes d’anxiété très fortes quant aux perspectives de mobilités quotidiennes. Se déplacer en ville équivaut à prendre le risque d’être contrôlé.e.s sans titre de transport ou même d’être arrêté.e.s par la police. Dans ces conditions, la possibilité même de venir à la permanence psy est souvent remise en question, à l’aune des risques et difficultés que cela représente.

De fait, une des expériences urbaines qui provoquent le plus d’angoisse pour les exilé.e.s est la confrontation régulière avec la violence des forces de l’ordre. Loin d’être anecdotique, celle-ci est pleinement inhérente au gouvernement des migrations, en France et en Europe. La violence policière ne peut d’ailleurs se comprendre que comme un rouage d’un continuum de violences institutionnelles : la condition d’immigrés sans statut administratif et les incertitudes des procédures pour en obtenir un sont également particulièrement anxiogènes.

La précarité et l’anxiété générées par les politiques migratoires empêchent le traitement des troubles de stress post-traumatiques

Ces situations de grande précarité et ces expériences de non-accueil, non seulement sont potentiellement traumatisantes, mais, en outre, ne permettent pas un traitement thérapeutique des traumatismes vécus auparavant. Pourtant, des études montrent que la prévalence des symptômes de stress post-traumatiques atteint 16 % parmi les personnes sans titre de séjour, tandis qu’elle est estimée entre 1 à 2 % en population générale en France[3]. En effet, parmi les personnes exilées à la rue ou dans des dispositifs d’hébergement nombreuses sont celles qui sont venues en France pour fuir des persécutions ou des conflits armés mettant leur vie en danger. Les personnes venant à la permanence psy ne font pas exception, et beaucoup souffrent de souvenirs traumatiques liées aux violences régulièrement subies dans leur pays d’émigration ou lors de leur trajet migratoire.

Les personnes exilées qui viennent à la permanence psy, dans la grande majorité des cas, ne semblent pas présenter de pathologie psychique qui auraient précédé leur migration. En revanche, elles ont toutes développé des symptômes multiples qui relèvent à la fois de la clinique de la grande précarité et de la clinique du psycho-trauma. Mais comme l’expliquent tous les psychologues et psychiatres de la permanence, il est très difficile d’engager un « travail psychique de fond » dans leurs conditions de vulnérabilités socio-économiques et d’incertitudes administratives – et donc d’élaborer les problématiques de symptômes de stress post-traumatiques liées à des violences préalables à l’arrivée à Paris.

Les psys estiment que ce temps de grande précarité a pour conséquence que les exilé.e.s « ne sont pas encore dans le post-trauma », moment qui permettrait précisément d’engager un travail psychologique plus complet. Le cadre même de la permanence psy, fortement influencé par les conditions de vie des exilé.e.s, ne permet pas une telle prise en charge : les bénévoles ne sont jamais certain.e.s que les personnes vont pouvoir ou vouloir revenir les voir et engager une forme de thérapie sur un temps plus ou moins long. La mobilité entravée, l’instabilité résidentielle, la forte dépendance aux rythmes et décisions des guichets administratifs, le peu de flexibilité des horaires de travail souvent non déclaré, représentent autant d’obstacles pour l’accès aux soins.

Il ne faut pour autant évidemment pas sous-estimer le travail psychique réalisé par les personnes exilées avec les membres de Médecins du monde dans cette permanence : ce n’est pas parce qu’il y a peu de possibilités de traiter profondément les symptômes de stress post-traumatique que les consultations ne sont pas utiles en termes de santé mentale, bien au contraire. Elles permettent précisément de traiter la détresse psychique envahissante et invalidante dans laquelle sont pris.e.s, au quotidien, les exilé.e.s qui viennent consulter : celle liée à leurs conditions de vie à Paris.

La permanence psy s’apparente ainsi à un espace de soutien psycho-social, au sein duquel l’écoute active n’est pas seulement le fait des médecins : elle est aussi celle des accueillant.e.s, qui proposent une première écoute non spécialisée mais primordiale, ainsi que celle des juristes qui accompagnent les exilé.e.s dans leurs démarches administratives. La psychiatre bénévole Responsable de Mission de la permanence répète inlassablement : « il n’y a pas de soin possible sans hospitalité » : fondamentalement, la permanence psy apparaît comme un espace de sécurité psychique et physique, au sein duquel les personnes exilées peuvent reposer quelques heures leurs corps et leurs esprits.

L’impossible orientation vers des offres de soin en droit commun

Si la permanence psy n’est a priori pas le lieu pour proposer un travail thérapeutique au long cours, notamment autour des symptômes de stress post-traumatique – ce n’est d’ailleurs pas dans cette optique qu’elle a été créée –, elle pourrait être envisagée comme une étape dans un parcours de soins de santé mentale pour les personnes exilées. Mais force est de constater la grande complexité, voire l’impossibilité, d’orienter les exilé.e.s vers d’autres structures de droit commun qui pourraient le leur proposer.

En effet, lors de sa création et jusqu’en 2021, il n’existe aucun service public de santé qui puisse compenser le déficit que comble la permanence psy, c’est-à-dire s’adresser à un public de personnes exilées en grande précarité socio-économique, en garantissant la flexibilité des rendez-vous et la qualité d’un interprétariat professionnel et adapté.

Depuis 2021, sous l’impulsion et le volontarisme d’une personne, psychiatre-chercheuse, un service public fonctionnant à peu près comme la permanence psy a vu le jour : le CAPSYS (Consultation d’Accompagnement Psychiatrique et Social pour migrants en Ile-de-France). Mais il n’en existe qu’un pour toute la région francilienne (aucun dans les autres régions) et il a déjà une file active très importante pour des moyens limités.

Par ailleurs, les psys de la permanence de Médecins du monde essayent ponctuellement d’orienter leurs patien.t.es vers des CMP (centres médicopsychologiques), mais ces derniers sont totalement saturés – il est très difficile d’y avoir un rendez-vous – et offrent peu la possibilité d’interprétariat. Or cet enjeu de la traduction, par des professionnels, dans l’interaction avec les soignant.e.s apparaît tout à fait essentiel.

Les membres de la permanence psy sont ainsi soumis.e.s à un paradoxe qui se pose de manière récurrente aux associations et aux collectifs qui viennent en aide aux exilé.e.s à Paris depuis 2015 : l’offre de soins qu’ils et elles proposent pallie les déficits de l’action publique et se substitue, dans le long terme, aux consultations de droit commun en santé mentale – qui sont largement insuffisantes – alors même que leur mission d’origine est d’interpeller les pouvoirs publics via du plaidoyer et d’orienter le plus vite possible les personnes exilées vers ces structures de droit commun.

L’expérience de la permanence psy de Médecins du monde met en lumière un paradoxe fort des politiques dites d’accueil en France autour des questions de santé mentale : les acteurs institutionnels ne conçoivent ces problématiques que comme provenant des traumas précédant l’immigration, alors même que, d’une part, les conditions de non-accueil sont les causes fondamentales des souffrances psychiques immédiates et que, d’autre part, elles ne permettent précisément pas de traiter les syndromes de stress post-traumatiques préexistants à l’arrivée en France.

Mise en perspective avec le problème structurel du peu de moyens de l’offre publique de soins en santé mentale et avec le faible investissement des politiques migratoires autour de ces enjeux, cette situation donne lieu à un véritable déficit d’accès aux soins pour les personnes exilées en situation de grande précarité, pourtant particulièrement vulnérables psychiquement.

Dans ce cadre, la permanence psy de Médecins du monde offre aux exilé.e.s la possibilité d’un temps et d’un lieu de repos et d’échanges sécurisés, tant aux plans psychique que physique. Au-delà même des consultations psy, très précieuses dans la possibilité de vivre avec – et de dépasser – différentes formes de détresse psychologique, l’espace créé a en lui-même des effets thérapeutiques, d’autant qu’il s’agit d’une population dont la souffrance est plus souvent psychosociale que psychiatrique[4]. La possibilité d’une écoute inconditionnelle, mais aussi d’accorder à leurs corps un moment de répit, au milieu d’expériences urbaines faites d’insécurité, d’instabilité et de stress, en fait un lieu qui offre de fait une hospitalité micro-localisée dans un contexte de non-accueil institutionnel.


[1] Héran F., « De la “crise des migrants” à la crise de l’Europe. Approches démographiques des politiques migratoires et des politiques d’accueil », Colloque de rentrée « Migrations, refugiés, exils », Collège de France, 2016 ; Akoka K., Schmoll C., « Politique migratoire : l’irrationalité au pouvoir ? », Libération, 16 janvier 2018

[2] Gardesse C., (à paraître 2023) « Santé mentale et expériences urbaines d’exilé.e.s à Paris : la permanence psy de Médecins du monde, un espace micro-local d’hospitalité » in Michalon B., Lacroix T., Des localités pour accueillir, migrants dans les villes et villages de France et d’ailleurs, Le Bord de l’eau

[3] Vaiva G., Jehel L., Cottencin O., Ducrocq F., Duchet C., Omnes C., Genest P., Rouillon F., Roelandt J-L., Prévalence des troubles psychotraumatiques en France métropolitaine [Prevalence of trauma-related disorders in the French WHO study: Santé mentale en population générale (SMPG)], Encéphale, 2008 Dec; 34(6):577-83, 2008

Darves-Bornoz J-M., Alonso J., de Girolamo G., de Graaf R., Haro JM, Kovess-Masfety V., Lepine J-P., Nachbaur G., Negre-Pages L., Vilagut G., Gasquet I., ESEMeD/MHEDEA 2000 Investigators, Main traumatic events in Europe: PTSD in the European study of the epidemiology of mental disorders survey, J Trauma Stress, 2008 Oct;21(5):455-62, 2008

Voir aussi Baubet T., Tahar A., Clauder J., Le Du C., Heindenreich F., Lévy K., Mellahel S., Sturme G., Moro M-R, « Traumas psychiques chez les demandeurs d’asile en France : des spécificités cliniques et thérapeutiques », in Le Journal International de Victimologie, 2004

[4] Einhorn L., Rivière M., Chappuis M., Chevelle M., Laurence S., « Proposer une réponse en santé mentale et soutien psychosocial aux exilés en contexte de crise. L’expérience de Médecins du Monde en Calaisis (2015-2017) », Revue européenne des migrations internationales, vol. 34 – n°2 et 3, 2018

Camille Gardesse

Sociologue et urbaniste, Maîtresse de conférence à l’École d’Urbanisme de Paris et membre du Laburba

Notes

[1] Héran F., « De la “crise des migrants” à la crise de l’Europe. Approches démographiques des politiques migratoires et des politiques d’accueil », Colloque de rentrée « Migrations, refugiés, exils », Collège de France, 2016 ; Akoka K., Schmoll C., « Politique migratoire : l’irrationalité au pouvoir ? », Libération, 16 janvier 2018

[2] Gardesse C., (à paraître 2023) « Santé mentale et expériences urbaines d’exilé.e.s à Paris : la permanence psy de Médecins du monde, un espace micro-local d’hospitalité » in Michalon B., Lacroix T., Des localités pour accueillir, migrants dans les villes et villages de France et d’ailleurs, Le Bord de l’eau

[3] Vaiva G., Jehel L., Cottencin O., Ducrocq F., Duchet C., Omnes C., Genest P., Rouillon F., Roelandt J-L., Prévalence des troubles psychotraumatiques en France métropolitaine [Prevalence of trauma-related disorders in the French WHO study: Santé mentale en population générale (SMPG)], Encéphale, 2008 Dec; 34(6):577-83, 2008

Darves-Bornoz J-M., Alonso J., de Girolamo G., de Graaf R., Haro JM, Kovess-Masfety V., Lepine J-P., Nachbaur G., Negre-Pages L., Vilagut G., Gasquet I., ESEMeD/MHEDEA 2000 Investigators, Main traumatic events in Europe: PTSD in the European study of the epidemiology of mental disorders survey, J Trauma Stress, 2008 Oct;21(5):455-62, 2008

Voir aussi Baubet T., Tahar A., Clauder J., Le Du C., Heindenreich F., Lévy K., Mellahel S., Sturme G., Moro M-R, « Traumas psychiques chez les demandeurs d’asile en France : des spécificités cliniques et thérapeutiques », in Le Journal International de Victimologie, 2004

[4] Einhorn L., Rivière M., Chappuis M., Chevelle M., Laurence S., « Proposer une réponse en santé mentale et soutien psychosocial aux exilés en contexte de crise. L’expérience de Médecins du Monde en Calaisis (2015-2017) », Revue européenne des migrations internationales, vol. 34 – n°2 et 3, 2018