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Israël-Palestine : comment libérer la parole ?

Sociologue

Non seulement parler nous est encore possible, mais parler nous est plus que jamais nécessaire. C’est en effet seulement depuis la parole publique que peut revenir à nous la possibilité de la distanciation individuelle et collective. Mais parler, et plus encore dénoncer, doivent obéir à certaines règles.

L’atrocité du conflit qui frappe le Proche-Orient depuis le 7 octobre dernier nous fait éprouver la difficulté à nous hisser, individuellement et collectivement, à la hauteur de vue dont nous aurions aimé être capables.

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On ressent soudain comme une sorte d’incompétence, ne parvenant plus à faire preuve du degré de distanciation que nous savons pourtant être exigé, car c’est celui que réclame notre appartenance à un type de société humaine dans lequel ce que Norbert Elias appelait le « processus de civilisation » a été poussé très loin.

« Trop loin ? ». C’est ce que certains d’entre nous peuvent en venir à se demander à la vue et à l’écoute des témoignages et des images insoutenables qui nous parviennent depuis plus de trois semaines. Car ces auto-contraintes que nous nous imposons sans cesse ne nous empêchent-elles pas au final d’être « nous-mêmes » ? Ne nous privent-elles pas de dire les vérités qui mériteraient de l’être et d’avoir le courage de revendiquer la justice qui fait cruellement défaut ? De fait, on aimerait parfois, pour crier son indignation face aux meurtres et à ceux qui les jugent « logiques » ou « mérités », se donner le droit de régresser. On voudrait s’autoriser, pour exprimer sa colère contre les assassins et contre ceux qui ne les condamnent pas, à la leur jeter à la face, cette colère, tout crûment, et à leur signifier ce que l’on pense, dans les termes où cela nous vient spontanément à l’esprit.

Mais il ne faut pas. Non parce que cela est interdit par des lois, des règlements et des pouvoirs qui nous condamneraient si nous nous le permettions. Mais parce qu’il est en notre propre pouvoir de nous l’interdire à nous-mêmes, et que c’est dans cette auto-interdiction voulue et consentie – dans cette loi que nous nous imposons – que résident notre seule chance de rester fidèle au projet moderne et partant, notre seule dignité possible.

Ainsi, à l’heure actuelle, ce n’est pas tant contre des puissances extérieures à notre personne qu’il nous faut d’abord savoir nous dresser et protester : c’est contre la tentation que nous sentons grandir en nous de ce que le sociologue Karl Mannheim (1893-1947) a appelé la « reprimitivisation » – cette espèce de fatigue qui s’empare des modernes devant l’énormité de la tâche qu’ils se sont imposés en se déclarant capables, en toute situation, de distanciation. Y résister, ne pas y céder, c’est notre devoir. Nous n’avons à ce sujet pas d’autre choix. Que deviendrions-nous en effet, à titre individuel et collectif, si nous nous abandonnions au plaisir de la régression ? Ce plaisir qui prend, pour commencer, la forme de l’emploi des mots excessifs ou inadaptés. Puis bientôt, celle de l’invocation péremptoire de faits inexacts et de raccourcis historiques trompeurs, mais qui, parce qu’inexacts et trompeurs, soutiennent toujours mieux que les faits exacts et les versions complètes notre soif de justice. Ce plaisir qui nous conduit à la fin – et parfois, plus rapidement que nous ne l’aurions imaginé – à faire notre la violence verbale, à voir en l’adversaire un ennemi et de là, à rêver de destruction.

Nous savons bien que celles et ceux d’entre nous qui se livrent aujourd’hui à ce plaisir, en s’adjugeant à peu de frais des brevets de lucidité et d’héroïsme moral, ne nous seront pas reconnaissants de ne pas vouloir les suivre dans cette voie. Ils nous insulteront au contraire, et nous maudiront, en nous désignant comme des contemporains insensibles ou des pleutres, c’est-à-dire comme les complices objectifs de ce qu’ils ont, eux seuls, le courage d’appeler par son nom. Mais leur avis, à ce sujet, ne nous importe pas : dès lors qu’ils ont eu la faiblesse de céder à la reprimitivisation, et tant qu’ils y céderont, ils feront partie du problème qu’ils dénoncent, non de la solution qu’il faudrait collectivement y apporter.

C’est en effet seulement depuis la parole publique que peut revenir à nous la possibilité de la distanciation individuelle et collective.

Ce qui est juste en revanche dans les anathèmes qu’ils lancent à l’encontre de ceux qui ne se laissent pas emporter avec eux dans le tourbillon sans fin de la régression, est que vouloir résister en soi-même à la reprimitivisation ne doit pas signifier qu’on s’impose de se taire : ce n’est pas parce qu’on se refuse à dénoncer certaines situations inhumaines dans des termes outrageants, impropres et manichéens qu’on ne doit pas pour autant les dénoncer. Car l’abstention et le silence ne sont pas l’opposé de la reprimitivisation – quand bien même on peut reconnaître chez celui qui fait le choix de se taire une conscience aiguë du risque que cette reprimitivisation fait courir. Non seulement parler nous est encore possible, mais parler nous est plus que jamais nécessaire. C’est en effet seulement depuis la parole publique que peut revenir à nous la possibilité de la distanciation individuelle et collective – qui est le seul antidote véritable à la reprimitivisation.

Mais pour que cet antidote fonctionne, parler, et plus encore dénoncer, ne peuvent plus se faire n’importe comment, sur le mode romantique d’un moi galvanisé par sa seule indignation et qui prétend que l’authenticité du cri de douleur qu’il profère, suffit à justifier les outrages qu’il commet. Parler, et plus encore dénoncer, doivent obéir à certaines règles.

D’abord, la dénonciation doit être produite du point de vue de l’universel, c’est-à-dire indépendamment de l’identité de la victime et de celle du persécuteur. Ensuite, elle doit faire l’effort d’être dénaturalisante, c’est-à-dire qu’elle doit ouvrir la possibilité d’analyser les causes proprement sociales de la situation qui est dénoncée et renoncer, par conséquent, à attribuer l’origine du malheur à la « nature » du persécuteur ou à celle de la victime. Enfin, elle doit reposer sur des faits établis, documentés et vérifiés par les professions en charge de ce travail (journalistes, magistrats, scientifiques) ou, à défaut, s’en tenir à des présomptions présentées comme telles et à des propos qui s’imposent le mode conditionnel.

Nombreux sont ceux qui protestent contre ces règles : en imposant des contraintes qu’ils jugent insurmontables (mais sans avoir toujours pris la peine d’essayer même de les surmonter), ils soupçonnent que ces règles n’ont d’autre vocation que de faire taire ceux qui auraient une voix à faire entendre. Leur fonction véritable serait ainsi d’empêcher la vérité et à la justice de se révéler. Or c’est l’inverse qui est vrai. En effet, que ces trois règles (universalisme, dénaturalisation, appui sur des faits établis) soient respectées, et une parole de vérité et de justice peut à nouveau exister, dans la seule forme qui, au sein des sociétés modernes, lui confère sa légitimité et même sa nécessité, à savoir en honorant un idéal de distanciation individuelle et collective.

Toute autre expression n’est jamais, à cet égard, que la marque d’une impuissance à honorer pleinement cet idéal, quand bien même on prétendrait chercher à l’atteindre : le dénonciateur s’emploie certes à désigner l’injustice et à dire le vrai, mais du fait même que c’est en s’exonérant de certaines contraintes d’expression – manque de réciprocité des perspectives et d’universalisme, naturalisation du comportement des individus ou des peuples et/ou simples présomptions présentées comme des faits établis –, sa dénonciation, par sa forme même, devient de facto à la fois injuste et erronée. Ajoutons qu’on peut certes, comme nous le faisons ici, déplorer que de telles distanciations « imparfaites » s’empêchent d’elles-mêmes, en raison de la forme qu’elles adoptent, de prétendre à la validité universelle – quand bien même elles restent en mesure de convaincre ceux qui sont disposés à l’être. Mais sans doute est-il plus important encore d’essayer d’analyser les causes sociales de leur survenue, de leur reproduction et de leur succès. Car c’est là une tâche qui nous oriente un peu plus encore vers un idéal de distanciation.

Concrètement, s’agissant du conflit actuel au Proche-Orient, que peut signifier l’engagement de ces règles de distanciation par lesquelles une parole de vérité et de justice redevient possible ? Nous mentionnerons ici, sans souci d’exhaustivité, quatre enjeux qui nous semblent les plus importants à cet égard.

La citoyenneté française. Lorsque les règles que nous avons mentionnées ne sont pas respectées, les paroles professées en France, dans l’espace public, au sujet du conflit actuel, sont facilement ramenées à l’identité de celui qui les professe, tandis que cette identité est naturalisée. Est-ce un citoyen juif qui a parlé ? Est-ce un citoyen d’origine arabo-musulmane ? On en vient à considérer que la réponse à cette question compte davantage que la vérité (ou que l’absence de vérité) contenue dans ce qui a été dit. C’est ainsi que certains énoncés se trouvent disqualifiés a priori du seul fait que celui qui les énonce est supposé appartenir à une certaine « communauté ». La citoyenneté, ici, cesse d’être découplée de l’origine ethno-religieuse. Et l’on en vient, de ce fait, à tenir les Juifs de France pour responsables de la politique de Benyamin Nétanyahu et à regarder les Arabes de France comme des soutiens naturels du Hamas. Comme si l’origine ethno-religieuse de ces compatriotes était envisagée comme leur rendant impossible de jouir au même degré que les autres Français, et avec la même dignité, de la citoyenneté française.

Dans ce déni de citoyenneté s’opère une transmutation des droits en devoirs : le droit offert à tout citoyen juif de France de désavouer ouvertement la politique de l’extrême-droite israélienne, comme celui offert à tout citoyen arabo-musulman de France de condamner publiquement les agissements du Hamas, sont soudain réinterprétés comme des devoirs exigibles d’eux. Ne voit-on pas cependant que cette conversion des droits en des devoirs revient à interdire à ces citoyens de posséder leur propre autonomie de jugement ? Or que peut valoir, dans une démocratie libérale, la condamnation de politiques ou d’agissements si elle procède d’un geste formel, imposé à l’individu de l’extérieur ? C’est à convaincre les personnes, quelles qu’elles soient, du bien-fondé de ce geste, c’est à le faire naître spontanément chez elles à partir de leur propre autonomie de jugement, plutôt qu’à leur imposer comme une obligation de conformisme, que celles et ceux qui veulent vraiment défendre l’idéal républicain en France devraient œuvrer.

Le fait de ramener l’individu à son collectif d’appartenance est en effet le propre des sociétés holistes qui pratiquent sans scrupule, aucun, la punition collective

La différenciation interne des camps. Lorsque les règles que nous avons mentionnées ne sont pas respectées, les camps qui s’affrontent actuellement au Proche-Orient sont envisagés comme deux groupes homogènes et idéologiquement unitaires. On ne prête aucune attention à leur différenciation sociale interne, ni à leurs conflits idéologiques internes. Ainsi, Israël peut être présenté comme une nation d’extrême-droite. Ainsi, Gaza peut être présenté comme un foyer du terrorisme islamiste. Qu’une partie de la population israélienne n’ait pas attendu les massacres du 7 octobre pour critiquer le gouvernement Nétanyahu et pour désavouer sa politique, qu’une partie de la population gazaouie n’ait jamais adhéré au pouvoir dictatorial du Hamas et le subisse, voilà, semble-t-il, qui n’importe pas. Ou plutôt, car ces faits ne peuvent pas être totalement ignorés, voilà qui doit être tenu pour un élément secondaire. Deux logiques l’expliquent.

La première – la plus évidente, sans doute – est celle de la montée aux extrêmes qui résulte de l’entrée en guerre : elle fait que d’un côté comme de l’autre, chacun est de plus en plus sommé de devoir « choisir son camp », de sorte que la critique de « son » propre gouvernement, dans de telles conditions, devient non seulement facilement assimilable à un acte de trahison nationale mais encore, et surtout, tend à être ressentie comme telle par celles et ceux qui jusqu’alors, étaient enclins à mener cette critique. La seconde logique, pour être moins évidente, n’en est pas moins aussi décisive : c’est celle de l’emprise de la pensée anti-sociologique sur la compréhension des rapports internationaux. En se limitant à une approche strictement juridique, on en vient en effet à faire comme si le gouvernement d’un pays représentait réellement – c’est-à-dire sociologiquement – ce qu’est ce pays, quand il ne le représente jamais que politiquement. De fait, il s’en faut de beaucoup que le gouvernement Nétanyahu – ce qui n’ôte rien à la légalité de son élection – représente à lui-seul la diversité des aspirations et des attitudes de la population israélienne. La même chose peut être dite du Hamas, bien loin, lui aussi, de porter et de faire valoir la diversité des attentes et des dispositions de la population de Gaza !

De manière générale, on gagnerait beaucoup en refusant d’assimiler les peuples à leurs gouvernants. Car on comprendrait alors qu’une critique, interne à chaque nation, des politiques menées en son nom est non seulement toujours possible mais, en réalité, toujours existante – le cas de la Russie vient ici à l’esprit. Ce qui nous fait l’ignorer ou le minimiser, ce sont, répétons-le, d’une part, les mécanismes qui, en situation de guerre, limitent socialement (et dans certains cas, pénalement) la possibilité de l’auto-critique nationale ; d’autre part, la vision anti-sociologique consistant à voir dans les décisions prises par un État la traduction d’orientations idéologiques auxquelles souscriraient l’ensemble des composantes de la nation.

Les droits de l’individu. Lorsque les règles que nous avons mentionnées ne sont pas respectées, les droits de l’individu, bien qu’ils aient été sacralisés dans la culture occidentale, ne sont plus honorés par les tenants de cette culture. En effet, que la dénonciation d’un crime ou d’une injustice cesse d’être opérée du point de vue de l’universel – qu’autrement dit, elle ne soit plus produite indépendamment de l’identité de la victime et de celle du persécuteur –, et la porte s’ouvre immédiatement à la possibilité de relativiser ce crime ou cette injustice au nom de ce qu’est la victime ou de ce qu’est son persécuteur.

On reconnaîtra par exemple que telle personne a été « victime » d’une tuerie ou d’un bombardement de civils mais ce sera pour ajouter aussitôt un « mais n’oublions pas que… » qui autorisera à faire revenir au premier plan l’identité de la victime et à la faire primer sur sa qualité de victime : cette personne-ci a été massacrée le 7 octobre, c’est un fait à déplorer, « mais n’oublions pas qu’Israël pratique depuis des années une politique expansionniste et violente à l’égard des Palestiniens » ; cette autre est morte sous les bombes israéliennes, voilà qui est incontestable et attristant, « mais n’oublions pas que c’est le Hamas qui, le premier, a attaqué Israël ». Le droit individuel de la victime se trouve ainsi nié au profit de ce qui est présumé être sa participation à une faute collective : l’individu qui a été tué n’est plus envisagé que comme un exemplaire de son collectif d’appartenance ; il mérite à ce titre d’être puni quand bien même, il n’a pas commis personnellement de crime et qu’il n’a pas même atteint l’âge de cinq ans.

Si cette façon de voir ne nous convient pas, si elle nous heurte, il faut souligner qu’elle est cependant la plus commune à l’échelle de l’histoire de l’humanité. Le fait de ramener l’individu à son collectif d’appartenance est en effet le propre des sociétés holistes qui pratiquent sans scrupule, aucun, pour cette raison, la punition collective et la vengeance sur n’importe quel membre du groupe ennemi. Cependant, nos propres sociétés ont déclaré une ambition différente. Elles ont érigé les droits de l’individu en leur idéal sacré. De sorte que réintroduire aujourd’hui un « Mais n’oublions pas que… », lorsque sont en jeu les droits d’une victime, s’apparente à une injure faite à cet idéal et à ce qu’il faut bien appeler – on y revient – une reprimitivisation.

L’exigence, notons-le, ne saurait être moindre quand il en va des droits individuels des persécuteurs. La chose, sans doute, est plus difficile à admettre, car elle réclame de nous porter à un niveau de distanciation encore supérieur. Mais elle n’en est pas moins cruciale si nous voulons nous montrer conséquents vis-à-vis de l’attachement que nous déclarons volontiers aux droits de l’individu. Affirmons-le donc : il ne saurait donc y avoir de punition des crimes qui se commettent au Proche-Orient depuis le 7 octobre que par la voie judiciaire – celle de l’instruction, de l’arrestation (si possible) et du procès (y compris, si nécessaire, par contumace) – et que dans le respect, par conséquent, des droits de la défense.

Ainsi, lorsqu’Israël élimine des combattants du Hamas, il ne peut s’agir en aucun cas d’une justice qui serait rendue – au sens, du moins, que le terme « justice » a acquis dans les sociétés modernes. Le terme même de « représailles » est incapable de donner un sens autre que régressif à de telles actions militaires. Seule une toute autre logique, qui n’a absolument rien à voir avec la justice, peut en rendre compte : c’est la logique de la sécurité nationale et de la prévention de possibles agressions futures par des combattants antisionistes sur le sol israélien ou à l’encontre de citoyens israéliens. Mais la justice, elle, attend encore d’être rendue pour les crimes du 7 octobre.

Les torts que l’on reproche à un État-nation déterminé, sont nécessairement partagés avec les autres États-nations puisque ces derniers ont contribué à laisser se produire la situation

Elle attend aussi de l’être concernant les « crimes de guerre » – au sens précis de la définition qu’en donne le droit international – que depuis le 7 octobre, certains gouvernants et militaires israéliens, en commandant des frappes sur des zones qu’interdit de frapper l’article 8 alinéa 2 du « statut de Rome », sont suspectés d’avoir commis. Il est vrai qu’Israël, comme un certain nombre d’autres pays à travers le monde, n’est pas signataire du statut de Rome : ses dirigeants peuvent donc facilement rejeter de telles suspicions de crimes comme étant sans fondement juridique. Ils ne s’en exposent pas moins, alors, à dévoiler le retard qu’a accumulé le cadre juridico-moral de leur nation sur l’avancée mondiale de la justice internationale et de la reconnaissance des droits humains.

La vision mondiale. Lorsqu’enfin, les règles que nous avons mentionnées ne sont pas respectées, l’opinion publique internationale n’est pas prise au sérieux. Puisqu’alors, en effet, la dénonciation des crimes ne se fait pas du point de vue de l’universel mais en fonction de l’identité des victimes, on considère que ceux qui ne partagent pas cette identité n’ont pas leur mot à dire ou que, du moins, les mots qu’ils disent, ne méritent pas d’être écoutés. On affirme ainsi que les étrangers à Israël ne sont pas en position de juger la conduite de ce pays. Ou l’on prétend que ceux qui ne partagent pas la condition de vie des Palestiniens ne devraient pas se permettre de condamner le Hamas.

Mais ici encore, l’attitude est régressive. Car elle témoigne d’un déni des interdépendances socio-économiques qui lient les nations du monde et qui les lient de plus en plus. Cet état de dépendance mutuelle est un fait objectif, au sens où il n’a nul besoin, pour exister, d’être reconnu subjectivement. Reste que plus il est admis subjectivement, plus les chances augmentent qu’il se traduise par la mise en place de dispositifs de régulation internationale.

C’est en ce sens que la croyance selon laquelle ceux qui ne partagent pas la nationalité ou les conditions de vie d’un peuple ne sont pas habilités à juger la conduite de ses membres, appartient de plus en plus au passé. Il faudrait pour qu’elle conserve un sens – si tant est qu’elle en ait jamais eu un – que ce qui se déroule dans le pays qui entend se soustraire aux jugements qui le vise de l’extérieur ne doive absolument rien à ce qui se déroule dans les autres nations. Or qui pourrait prétendre, en l’occurrence, que ce qui s’est passé en Israël ces dernières décennies ne doit rien à ce qui est survenu dans les pays qui l’environnent, ni à ce qui est advenu en Europe, aux États-Unis et dans le reste du monde, ni dans les relations que ces différents pays ont entretenues ? Et qui pourrait dire, de même, que la situation des Palestiniens, durant la même période, fut indépendante de l’évolution de celle des pays arabes et d’Israël, ainsi qu’encore une fois, de l’Europe, des États-Unis et des autres puissances mondiales ?

Ce qui donne le droit, et même le devoir, de porter un jugement sur des nations souveraines comme Israël et même sur d’autres, comme les territoires palestiniens, à qui cette souveraineté est aujourd’hui refusée, ce n’est donc pas une quelconque volonté de domination ou de paternalisme : c’est la reconnaissance, plutôt, de la co-responsabilité qui lie les nations du monde dans la situation que chacune d’elles affronte. Cette reconnaissance implique, il est vrai, d’admettre que les torts que l’on reproche à un État-nation déterminé, sont nécessairement partagés avec les autres États-nations, puisque ces derniers ont contribué à laisser se produire la situation que cet État-nation affronte maintenant, et qu’ils l’ont même parfois encouragée par leur propre conduite ou leur inaction.

En ce sens, les événements actuels au Proche Orient ne signent pas un échec tragique seulement pour Israël ou seulement pour le peuple palestinien mais bel et bien pour ce qu’il est convenu d’appeler la « communauté internationale » et à travers elle, pour notre propre État-nation (quel qu’il soit) et pour nous-mêmes en tant que nous sommes ses citoyens. Car c’est elle, cette communauté, c’est lui, cet État-nation, ce sont nous, ses citoyens, qui avons toutes ces dernières années laissé les deux belligérants construire l’échec qui brise aujourd’hui leurs populations.

Nous revient la possibilité d’une parole juste, c’est-à-dire non plus livrée à elle-même, à sa seule volonté d’expression, mais qui réclame maintenant d’elle-même un effort

Que les règles d’interlocution que nous avons mentionnées soient respectées, à propos des quatre enjeux que nous venons d’évoquer comme au sujet de tout autre, et nous cessons d’être tenus, face à l’abjection des faits, à n’avoir de choix qu’entre discours régressifs et silence. Nous revient la possibilité d’une parole juste, c’est-à-dire non plus livrée à elle-même, non plus abandonnée à sa seule volonté d’expression, mais qui réclame maintenant d’elle-même un effort, une tenue, et qui ne l’exige pas en vue de s’imposer des contraintes mais en vue de se rendre possible, individuellement et collectivement, une distanciation. C’est plus encore qu’une parole libérée : c’est une parole libératrice.

Avant que cette parole-là ne redevienne possible, on n’avait pas encore prêté suffisamment attention au fait que tout décalage entre des revendications de justice et d’égalité et des façons injustes et inégalitaires de les revendiquer crée quelque chose d’avilissant. C’est précisément ce que cette parole nous fait voir et c’est en quoi elle nous libère. Par son existence même, elle nous fait soudain apparaître, en effet, que ce décalage n’avait rien de fatal, rien d’obligatoire, et qu’il était possible, sinon de l’annuler complètement, du moins de le réduire à un minimum.

À cet égard, on a présenté les choses, dans les lignes qui précèdent, de manière trop tranchée. Car entre parole régressive et parole libératrice ou, en d’autres termes, entre la tentation moderne de la reprimitivisation et la volonté moderne d’accroître la distanciation, il en va moins d’une simple opposition binaire que d’une tension permanente et donc aussi d’un continuum.

D’abord, parce que la parole régressive est ce qui permet de mieux identifier, à travers ce qui lui fait défaut, les contraintes (universalisme, dénaturalisation, faits établis) qui sont nécessaires à une expression publique authentiquement libératrice. Ensuite, parce que la parole régressive conduit aussi à mieux comprendre ce qui justifie l’existence, dans le débat public, de telles contraintes – à savoir non la visée d’empêcher la dénonciation de l’injustice mais au contraire le projet de la délivrer de ses propres empêchements. Enfin, parce que la parole régressive contient toujours déjà en elle la possibilité de sa reprise et de son auto-dépassement en une parole plus libératrice : puisqu’en effet, elle se déploie volontiers au nom des valeurs de justice, d’égalité et de liberté, elle n’est pas absolument étrangère à ces valeurs qui sont aussi celles qui justifieraient qu’elle s’impose les contraintes dont on a parlé.

Ce dernier point laisse un espoir. Certes, de la reprimitivisation dans les mots au déchaînement de la violence physique, le pas est si infime et si facile à franchir ! C’est ce qui fait que l’horizon vers lequel nous oriente toute parole régressive est d’abord celui de la guerre et du meurtre.

Et cependant, un autre chemin reste en permanence ouvert. Plus ardu, moins évident, c’est celui par lequel, ayant aperçu la contradiction qu’elle porte en elle-même à l’égard de valeurs qu’elle proclame mais en les niant en actes, la parole régressive en vient à se juger et dès lors, à se reprendre.

Ce simple retour sur elle-même la sauve déjà, car déjà elle l’oriente de fait vers les exigences que nous avons nommées universalisme, dénaturalisation et exigence des faits établis.

Ne la sous-estimons pas : cette capacité réflexive est déjà à l’œuvre actuellement en France parmi nombre de nos concitoyens qui, quoiqu’animés par d’intenses sentiments de colère et d’injustice à l’égard des événements du Proche-Orient, n’en restent pas moins sensibles, pour l’heure, à la nécessité de ne pas exprimer de paroles haineuses. Cette retenue témoigne en elle-même d’une volonté de ne pas céder, ou de ne pas céder entièrement, à la reprimitivisation. Elle nous indique en cela la puissance relative du processus de civilisation et l’erreur qu’il y aurait à croire simplement revenue aujourd’hui une situation historique où ce processus était moins développé.

Elle nous rappelle également que la capacité réflexive dont il s’agit, et qui seule est en mesure de nous prémunir collectivement contre la régression, ne trouve pas sa source dans les individus eux-mêmes, ni dans leur bonne volonté individuelle mais dans une certaine organisation de leurs rapports sociaux et dans une certaine capacité de leur État à réguler ces derniers en honorant à travers son action les idéaux de justice sociale, d’égalité et de liberté auxquels les sociétés humaines n’ont jamais été autant attachées.


Cyril Lemieux

Sociologue, Directeur du Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités – Fonds Yan Thomas