Savoirs

De la méthode comparative appliquée aux génocides

Anthropologue

Peut-on comparer un massacre contemporain à des génocides passés ? Cette question, posée par le conflit actuel entre Israël et le Hamas dans la bande de Gaza, a conduit à des débats sur la méthode comparative en sciences sociales. Refondée en France par Claude Lévi-Strauss, cette méthode qui oriente des enquêtes comparant des relations entre des termes, sert non seulement à prévoir et lancer l’alerte sur les catastrophes à venir, mais aussi à s’y préparer en ouvrant des possibles dans l’espace du contemporain.

La polémique entre Didier Fassin et Bruno Karsenti (premier auteur d’une tribune signée par des sociologues, philosophes, historiens et politistes français[1]), à propos de la guerre menée par Israël dans la bande de Gaza suite aux attentats du 7 octobre 2023, a été commentée comme un signe de la polarisation du débat intellectuel français[2].

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Si le contexte politique immédiat en France et en Israël/Palestine a donné à cette polémique une forte charge émotionnelle, on a également souligné qu’elle posait un problème fondamental des sciences sociales : celui de la méthode comparative[3]. Que ses deux protagonistes principaux soient des représentants éminents de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales justifie qu’on revienne sur ces enjeux méthodologiques, car il s’agit, au-delà de la question cruciale du génocide, de la politique des sciences sociales dans la modernité.

Rappelons d’abord les termes de cette polémique. Anthropologue formé dans la médecine humanitaire, qu’il éclaire à travers la réflexion critique des sciences sociales[4], Didier Fassin joue un rôle de lanceur d’alerte lorsqu’il écrit le 1er novembre 2023 : « Alors que la plupart des gouvernements occidentaux continuent de dire « le droit d’Israël à se défendre » sans y mettre de réserves autres que rhétoriques et sans même imaginer un droit semblable pour les Palestiniens, il y a en effet une responsabilité historique à prévenir ce qui pourrait devenir le premier génocide du XXIe siècle. »[5]

Pour conjurer le « spectre » d’un génocide à Gaza, Didier Fassin recourt à une comparaison avec un terrain qu’il connaît bien par les enquêtes qu’il y a menées dans les années 1990[6] : l’Afrique australe. C’est là qu’eut lieu en 1904 ce qui fut ensuite reconnu comme un des premiers génocides du XXe siècle, lorsque l’armée allemande intervint pour mettre fin aux tensions entre les colons allemands et les populations locales, les Hereros, à travers des mesures d’exécution et de de déportation qui p


[1] Les autres signataires de cette tribune intitulée « Un génocide à Gaza ? Une réponse à Didier Fassin » sont Jacques Ehrenfreund, Julia Christ, Jean-Philippe Heurtin, Luc Boltanski et Danny Trom.

[2] Cf. Nicolas Truong, « La guerre entre Israël et le Hamas fracture le monde intellectuel », Le Monde, 8 décembre 2023 ; Yazid Ben Hounet, « Génocide en Palestine. Anatomie d’un débat français sabordé », Lundi matin, 13 décembre 2023 ; Emmanuel Laurentin, « Que provoque le conflit israélo-palestinien dans le monde universitaire ? », Le Temps du débat, France Culture, 10 janvier 2023.

[3] Cf. Eva Illouz, « Génocide à Gaza ? », Philosophie Magazine, 13 novembre 2023 ; Joël Kotek, « « L’offensive israélienne sur Gaza ne ressemble en rien au génocide des Herero » », L’Express, 22 novembre 2023.

[4] Cf. Didier Fassin, La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Hautes Études-Gallimard-Seuil, 2010.

[5] Didier Fassin, « Le spectre d’un génocide à Gaza », AOC, 1er novembre 2023.

[6] Cf. Didier Fassin, Quand les corps se souviennent. Expériences et politiques du sida en Afrique du Sud, La Découverte, 2006.

[7] Cf. Didier Fassin, « Le spectre d’un génocide à Gaza » : « Comparaison n’est pas raison, mais il y a de préoccupantes similitudes entre ce qui s’est joué dans le Sud-Ouest africain et ce qui se joue aujourd’hui à Gaza. ». Didier Fassin rappelle que Hannah Arendt a très tôt souligné que le génocide des Herero annonce celui des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale (L’Impérialisme, tome 2 de Les origines du totalitarisme, Fayard, 1982 [1951]). Yazid Ben Hounet note dans Lundi matin que « l’historien des génocides Raz Segal a fait également lui-même la comparaison avec le massacre des Herero et Nama (Namibie), qualifié de premier génocide du XXe siècle, par la similitude d’un fait plutôt rare à déceler : la clarté de l’expression publique de l’intention génocidaire de la part des responsables militaires. Il mettait ainsi en parallèle les ordres explicites

Frédéric Keck

Anthropologue, Directeur de recherche au CNRS

Notes

[1] Les autres signataires de cette tribune intitulée « Un génocide à Gaza ? Une réponse à Didier Fassin » sont Jacques Ehrenfreund, Julia Christ, Jean-Philippe Heurtin, Luc Boltanski et Danny Trom.

[2] Cf. Nicolas Truong, « La guerre entre Israël et le Hamas fracture le monde intellectuel », Le Monde, 8 décembre 2023 ; Yazid Ben Hounet, « Génocide en Palestine. Anatomie d’un débat français sabordé », Lundi matin, 13 décembre 2023 ; Emmanuel Laurentin, « Que provoque le conflit israélo-palestinien dans le monde universitaire ? », Le Temps du débat, France Culture, 10 janvier 2023.

[3] Cf. Eva Illouz, « Génocide à Gaza ? », Philosophie Magazine, 13 novembre 2023 ; Joël Kotek, « « L’offensive israélienne sur Gaza ne ressemble en rien au génocide des Herero » », L’Express, 22 novembre 2023.

[4] Cf. Didier Fassin, La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Hautes Études-Gallimard-Seuil, 2010.

[5] Didier Fassin, « Le spectre d’un génocide à Gaza », AOC, 1er novembre 2023.

[6] Cf. Didier Fassin, Quand les corps se souviennent. Expériences et politiques du sida en Afrique du Sud, La Découverte, 2006.

[7] Cf. Didier Fassin, « Le spectre d’un génocide à Gaza » : « Comparaison n’est pas raison, mais il y a de préoccupantes similitudes entre ce qui s’est joué dans le Sud-Ouest africain et ce qui se joue aujourd’hui à Gaza. ». Didier Fassin rappelle que Hannah Arendt a très tôt souligné que le génocide des Herero annonce celui des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale (L’Impérialisme, tome 2 de Les origines du totalitarisme, Fayard, 1982 [1951]). Yazid Ben Hounet note dans Lundi matin que « l’historien des génocides Raz Segal a fait également lui-même la comparaison avec le massacre des Herero et Nama (Namibie), qualifié de premier génocide du XXe siècle, par la similitude d’un fait plutôt rare à déceler : la clarté de l’expression publique de l’intention génocidaire de la part des responsables militaires. Il mettait ainsi en parallèle les ordres explicites