Savoirs

Une girafe dans la superstructure

Biologiste

Balayant d’un revers de plume le fait que la biologie néodarwinienne, qui a pris la forme d’une « synthèse moderne » associant étroitement écologie, génétique et mathématiques, est désormais enseignée comme un savoir indispensable, un philosophe nommé Daniel Milo est récemment parvenu a mystifier nombre de journaux avec une fake news en forme de petite histoire de girafe.

Ces dernières semaines, une nouvelle s’est propagée dans la presse à la vitesse des fake-news sur les réseaux sociaux : la parturition chez les girafes remettrait en cause à la fois la théorie darwinienne de l’évolution et l’idéologie du capitalisme. Que n’y avait-on pensé ?

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Mais ce n’était pas une nouvelle scientifique. À l’origine, un essai de Daniel Milo[1], philosophe, prétendait que les mamans girafes, au lieu de s’allonger pour accoucher, restaient droites sur leurs sabots, ce qui faisait que lors de la mise bas, les girafons tombaient de haut. Selon l’auteur, cela ne serait pas sans risques. Par une téméraire glissade intellectuelle, il en déduisait que Charles Darwin, abusé par le capitalisme, se trompait en prétendant que les girafes avaient acquis de longues pattes parce que les plus grandes survivaient mieux que les autres. L’inadaptation de leur comportement montrerait plutôt que l’évolution sourit aux médiocres.

Toute la presse a diffusé la nouvelle dans un style fleuri de récits enfantins du style « chatons barbouilleurs » promus au stade de contes philosophiques. On s’abstiendra de donner la liste des nombreux journaux concernés. Certes, en ces jours d’accords internationaux sur la biodiversité, toutes les rédactions hébergent des journalistes diplômés en biologie environnementale pouvant éclairer leurs confrères sur le comportement animal. Mais il ne semble pas que leurs collègues des suppléments littéraires les aient consultés, tant le darwinisme paraît moins une question de science qu’un regard philosophique posé sur l’existence, et sur lequel chacun peut à bon droit s’épancher.

Ce déferlement rendit nerveux les biologistes. Non pas de vieux messieurs barbichus des siècles passés, mais de jeunes chercheurs en écologie qui se consacrent au sauvetage de ce qu’il reste de biodiversité sur la planète. Considérer Darwin comme un auteur isolé au fond du XIXe siècle, c’est ignorer que depuis l’année 1942, au moins, la biologie évolutive a pris la forme d’une « synthèse moderne », dite « néodarwinienne », associant étroitement écologie, génétique et mathématiques. Elle est désormais enseignée comme un savoir indispensable dans tous les cursus universitaires de biologie de la conservation.

Par ailleurs, de nombreux grands mammifères – éléphants, buffles, gnous – enfantent eux aussi sans s’accroupir, et le premier réflexe de l’auteur d’une hypothèse sur leur mortalité infantile aurait dû être, selon les standards actuels de la recherche, d’aller vérifier sur le terrain pour obtenir des statistiques conséquentes et les publier dans une revue scientifique. Enfin, depuis la fin des années soixante, le thème des « stratégies reproductives » a été un intense champ de recherche en écologie, couvrant des milliers de publications qu’ignore superbement l’engouement médiatique. Le consensus des journaux n’était pas le consensus des savants. Les lecteurs n’en surent rien, car aucune des protestations proposées à la presse ne passa la rampe.

Avant d’être un principe de l’évolution, l’excès de potentiel reproductif est un principe du maintien démographique des populations naturelles.

Tout enseignant se sent un devoir de compréhension de l’autre. Je vais défendre ici l’évolution des espèces, mais ne voudrais pas passer pour autant pour un suppôt du capitalisme. J’ai mes propres réserves à son sujet, mais elles reposent sur des considérations très ennuyeuses sur le rôle du marché dans la détermination des salaires, des prix et des profits. C’est un point de vue si fréquent que je ne pense pas que la girafe ait souvent servi d’opium du peuple.

La mortalité infantile existe dans toute espèce. Loin d’être le monde enchanté de Babar, l’enfance est la période la plus dangereuse de la vie. C’était le cas jusqu’à récemment chez l’humain, et cela l’est encore dans les pays déshérités. Nous l’oublions parfois dans nos contrées d’abondance, où toute une culture enfantine a pu se développer parce que les petits enfants survivaient. Le fait qu’il naît plus de juvéniles qu’il ne peut en subsister à l’âge adulte est l’un des principes de la théorie darwinienne. Mieux que la girafe en matière de gaspillage, une femelle de saumon pond environ 8 000 œufs dont 2 en moyenne (mâle et femelle) reviendront adultes dans la rivière à la génération suivante pour maintenir la population. Mais contrairement aux girafons, cela n’émeut personne. Il y a 280 ans, Maupertuis écrivait déjà : « Combien de milliers de glands tombent d’un chêne, se dessèchent ou pourrissent, pour un petit nombre qui germera et produira un arbre. Mais ne voit-on pas par là même que ce grand nombre de glands n’étoit pas inutile, puisque si celui qui a germé n’y eut pas été, il n’y auroit eu aucune production nouvelle, aucune génération ? »[2]

À l’opposé du chêne et du saumon, les albatros pondent un œuf unique tous les deux ou trois ans. Pendant des mois, les parents partent pêcher alternativement très loin en mer pour se restaurer et nourrir l’oisillon, puis se reposent plusieurs années. C’est un mode de reproduction coûteux en énergie, mais économe en descendants, permis par le fait qu’un albatros peut vivre aussi longtemps qu’un être humain.

Par référence à des paramètres mathématiques, les écologues appellent respectivement « stratégie r » et « stratégie K » le fait de faire, soit beaucoup de descendants avec un grand gaspillage, soit très peu avec beaucoup de soins parentaux. Les ongulés, comme la girafe et beaucoup d’autres espèces, sont intermédiaires entre ces deux extrêmes[3]. Mais dans tous les cas, les populations naturelles ont la capacité de produire plus de descendants qu’il n’est nécessaire pour exploiter leur niche écologique.

Avant d’être un principe de l’évolution (c’est-à-dire du changement), l’excès de potentiel reproductif est un principe du maintien démographique des populations naturelles (c’est-à-dire de la stabilité), car il pallie aux incertitudes des saisons. Tout promeneur a vu au printemps des oisillons tombés du nid. Pour eux aussi, la découverte du monde est parfois rude ; c’est souvent un mécanisme de régulation de la production des nids en fonction de la rareté des ressources, comme chez nos Petits Poucets d’autrefois.

Rappelons que le premier pilier du darwinisme, c’est le gradualisme : l’évolution est lente et ne se remarque pas. En un temps donné, une espèce est adaptée à ses conditions. La sélection favorise les individus du milieu de la distribution en éliminant régulièrement les extrêmes. Il n’y a pas de différence de nature entre la sélection dite « conservative » et la sélection dite « directionnelle », sinon un simple déplacement des contraintes dont la vie est faite, et un glissement subséquent des optimums. Dans tous les cas, les individus les mieux adaptés sont les plus ordinaires. Il n’apporte rien de faire l’éloge de la médiocrité. C’est tomber dans le piège du moralisme. Thomas Huxley, un contemporain de Darwin, disait : « la nature n’est ni morale, ni immorale, mais amorale »[4]. Elle ne porte aucun message.

Il est faux d’attribuer à Darwin l’exemple de la girafe. Cet exemple a d’abord été mis en avant par Lamarck[5]. À la fin du XVIIIe siècle, on avait, certes, entendu parler des girafes, mais sans que les scientifiques en aient examiné. Dans son Histoire naturelle, Buffon avait figuré la girafe, selon les récits des voyageurs, comme une chèvre au long cou avec une robe à pois et des pattes avant plus longues que les pattes arrière. Tout était faux. C’est l’ornithologue François Le Vaillant qui, lors de la Révolution française, en rapporta deux peaux, mâle et femelle, du sud de l’Afrique, et les fit empailler pour le Muséum[6]. Lamarck utilisa cet animal extraordinaire pour illustrer sa théorie de la « marche de la nature », disant que la girafe avait allongé son cou à force de vouloir atteindre la cime des arbres pour brouter les feuilles.

Cinquante ans plus tard, Darwin répondit dans la préface de la deuxième édition de l’Origine des espèces[7] que les girafes avaient un long cou parce que leurs ancêtres en avaient un, ajoutant que ces ancêtres n’étaient pas toute la population des girafes, mais seulement celles qui avaient survécu, car leur long cou leur permettait de se nourrir. C’était le principe de la théorie darwinienne de la « descendance avec modification ». Rappelons à cette occasion que Darwin n’appelait pas sa théorie « théorie de l’évolution ». Il se méfiait de ce mot, popularisé par Spencer, qui avait le sens de progrès. Or, Darwin ne pensait pas que la modification des espèces aille dans une direction déterminée, et refusait toute analogie avec la société. En effet, comme l’a rappelé Lévi-Strauss : « les deux fondateurs de l’évolutionnisme social, Spencer et Tylor, élaborent et publient leur doctrine avant l’Origine des espèces, ou sans avoir lu cet ouvrage. Antérieur à l’évolutionnisme scientifique, l’évolutionnisme social n’est, trop souvent, que le maquillage faussement scientifique d’un vieux problème philosophique (…). »

Le terme d’« évolution » s’est malgré tout imposé, introduisant quelque confusion dans la réception sociale de la théorie darwinienne. On lira à ce sujet les éclairantes réflexions de Jean Gayon, historien du darwinisme, dans La Connaissance de la vie aujourd’hui[8].

On se rappellera aussi que Spencer est resté toute sa vie un grand admirateur de Lamarck et non de Darwin, et que l’épithète négative de « darwiniste social » dont on le qualifie souvent, est un raccourci linguistique qui reflète l’influence de la critique sociale de la science dans les pays anglo-saxons, où tout commence avec Darwin. L’expression d’«évolutionnisme social » utilisée par Lévi-Strauss est de ce point de vue préférable.

L’histoire de la girafe n’est jamais qu’un conte de plus dans les nombreuses fables du darwinisme vulgaire.

Du fait que l’évolution des espèces n’a pas de but, elle produit des « maladaptations », c’est-à-dire des traits non-optimaux hérités de l’histoire, enserrant l’organisme entre des contraintes multiples. Chez l’humain, l’évolution du bassin des femmes est un compromis entre deux contraintes différentes : l’adaptation à la bipédie et le soutien de l’embryon. On le voit en comparant la silhouette des deux sexes. Certains pensent que dans notre espèce, la délivrance d’un bébé pourvu d’une grosse tête était une cause des difficultés de la naissance avant l’invention de l’obstétrique. L’organisme est un tout, mais l’évolution n’est pas un ingénieur suivant un dessein.

Dans une critique cinglante de « l’adaptationnisme », qui vise à expliquer l’adaptation d’une espèce par un trait particulier séparé de son contexte, Stephen Gould et Richard Lewontin, ont critiqué en 1979 le darwinisme vulgaire consistant à découper un organisme en caractères dont on examine l’utilité séparément, alors qu’un organisme est un équilibre entre de nombreux traits[9]. La survie d’une espèce, ou son extinction, dépendent de ce bilan, selon que le taux de renouvellement des générations est au-dessus ou au-dessous de la valeur 1.

Au dix-neuvième siècle, ce qui plaisait aux cyniques chez Darwin, ce n’était pas la sélection naturelle, trop lente, mais la lutte pour l’existence : l’âpreté de la vie dans la nature, sans qu’il soit besoin de s’intéresser à l’hérédité ou au changement. Mais c’était un thème rebattu depuis un siècle par la théologie naturelle, pour laquelle l’ordre de la nature illustrait la perfection du plan divin. C’est lui qu’on retrouve dans ce fatras idéologique cherchant à savoir si l’existence, c’est un peu, beaucoup, à la folie ou pas du tout la loi du plus fort. Au XVIIIe siècle, le naturaliste Linné y voyait une preuve de l’existence de Dieu[10]. Après avoir démontré que la croissance des espèces suivait une loi géométrique, il concluait que la destruction des espèces les unes par les autres contribuait à l’équilibre de la création. De cette loi, le révérend Malthus donnera une interprétation matérialiste.

Un siècle et demi plus tard, en 1911, pendant les luttes de classes de la société industrielle, le très médiatique ténor du néo-lamarckisme français, Félix le Dantec invoquait la même loi pour des motifs exactement opposés dans son ouvrage L’Egoïsme, seule base de toute société, après la grève du chemin de fer et l’arrestation des anarchistes de la bande à Bonnot : « La loi du plus fort est la seule loi biologique. Ce qui est regrettable, ce n’est pas que je l’aie dit, après bien d’autres ; il est fâcheux surtout que ce soit vrai, mais je n’y puis rien »[11].

L’histoire de la girafe n’est jamais qu’un conte de plus dans les nombreuses fables du darwinisme vulgaire, qui rappellent les « histoires comme ça » que Kipling racontait aux petits enfants : « pourquoi le chameau a-t-il une bosse ? Pourquoi le léopard a-t-il des tâches ? Comment l’éléphant a-t-il allongé son nez ? »[12]. On pourrait en raconter d’autres, dont un certain nombre ont été imaginées en toute bonne foi par les zoologistes de la Belle Époque, pendant une période que les historiens des sciences qualifient d’« éclipse du darwinisme », parce qu’on reconnaissait l’existence de l’évolution, mais que, faute d’une vision génétique et démographique des populations, on n’en comprenait pas le mécanisme, incitant les biologistes à chercher la survie ou l’extinction des espèces dans toute singularité morphologique un peu spectaculaire[13].

Parmi ces fables, citons celle qui prétend qu’avec leurs grandes pattes, les girafes devraient avoir des varices les empêchant de fuir devant les lions ; et aussi celle selon laquelle elles ne peuvent pas envoyer du sang oxygéné vers leur cerveau, ce qui les rendrait très stupides. On a dit que leur long cou servait à la thermorégulation et leur permettait de rester cool dans la savane. D’autres ont dit qu’un long cou permettait aux mâles girafes de mieux affronter leurs rivaux lors du rut, ou encore que les girafes avaient grandi de façon inconsidérée parce que les femelles préféraient sortir avec des grands mâles.

Aux temps forts du néo-lamarckisme américain, au début du vingtième siècle, on s’interrogeait sur la disparition du « cerf des tourbières », un élan fossile pourvu d’immenses bois. Certains dirent qu’il avait pris un telle habitude de les allonger au cours des millénaires, qu’il ne pouvait plus s’arrêter. C’était la loi dite de « l’orthogénèse ». La même loi expliquait la disparition des titanothères, de monstrueux mammifères fossiles de la taille d’un rhinocéros, et, comme eux, pourvus d’une superbe corne frontale. On expliqua que la lignée en disparut à force de devenir trop massive, car les nouveaux nés déchiraient les entrailles de leur mère avec leur corne à la naissance. Des humoristes prétendirent aussi que les cerfs des tourbières disparurent, parce que les mâles se prenaient perpétuellement leurs grandes cornes dans la végétation, car elles avaient cru de façon inconsidérée pendant une période de frivolité de leurs biches.

Finalement, il n’est pas sûr que toutes ces histoires remettent en cause le capitalisme. Il faudra continuer de supporter des économistes très ennuyeux. Mais on attend l’arrivée d’un vrai narrateur, celui qui nous régalera avec l’anthologie de ces histoires d’autrefois, dont les journaux ne nous ont donné ce printemps qu’une idée très pâle.


[1] Daniel Milo, La Survie des médiocres. Critique du darwinisme et du capitalisme, Gallimard, 2024.

[2] Pierre-Louis Moreau de Maupertuis, La Vénus physique, 1745.

[3] Robert H. McArthur et Edouard O. Wilson, Island biogeography, Princeton, 1968.

[4] Thomas Henry Huxley, Evolution and ethics and other essays, Appleton, 1898.

[5] Jean-Baptiste de Lamarck, Philosophie zoologique, Paris, 1809.

[6] François Le Vaillant, Voyage à l’intérieur de l’Afrique, Leroy, 1790.

[7] Charles Darwin, L’Origine des espèces, Murray, 1859 (2ème édition, 1861).

[8] Jean Gayon interviewé par Victor Petit, La Connaissance de la vie aujourd’hui, ISTE, 2018.

[9] Stephen Jay Gould et Richard Lewontin, Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 1979.

[10] Carl Von Linné, L’Équilibre de la nature, trad. Bernard Jasmin, intr. et notes G. Limoges, Vrin, 1972.

[11] Félix Le Dantec, L’Égoïsme seule base de toute société, Flammarion, 1911.

[12] Rudyard Kipling, Just so stories, MacMillan, 1902.

[13] Peter J. Bowler, The Eclipse of Darwinism; anti-Darwinian evolution theories in the decades around 1900, John Hopkins University Press, 1983.

Michel Veuille

Biologiste, Directeur d‘études honoraire à l’EPHE-PSL

Rayonnages

SciencesBiologie

Notes

[1] Daniel Milo, La Survie des médiocres. Critique du darwinisme et du capitalisme, Gallimard, 2024.

[2] Pierre-Louis Moreau de Maupertuis, La Vénus physique, 1745.

[3] Robert H. McArthur et Edouard O. Wilson, Island biogeography, Princeton, 1968.

[4] Thomas Henry Huxley, Evolution and ethics and other essays, Appleton, 1898.

[5] Jean-Baptiste de Lamarck, Philosophie zoologique, Paris, 1809.

[6] François Le Vaillant, Voyage à l’intérieur de l’Afrique, Leroy, 1790.

[7] Charles Darwin, L’Origine des espèces, Murray, 1859 (2ème édition, 1861).

[8] Jean Gayon interviewé par Victor Petit, La Connaissance de la vie aujourd’hui, ISTE, 2018.

[9] Stephen Jay Gould et Richard Lewontin, Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 1979.

[10] Carl Von Linné, L’Équilibre de la nature, trad. Bernard Jasmin, intr. et notes G. Limoges, Vrin, 1972.

[11] Félix Le Dantec, L’Égoïsme seule base de toute société, Flammarion, 1911.

[12] Rudyard Kipling, Just so stories, MacMillan, 1902.

[13] Peter J. Bowler, The Eclipse of Darwinism; anti-Darwinian evolution theories in the decades around 1900, John Hopkins University Press, 1983.