Emprise scolaire : le grand vide politique
La « tradition républicaine » dont chacun, à droite et à gauche, se réclame en France, attribue à l’école une vocation de salut. Non seulement l’école doit instruire tous les enfants, mais elle doit former des citoyens adhérant aux valeurs des Lumières, de la liberté, de la solidarité, de la raison et du progrès. Elle doit aussi élever les compétences de chacun et favoriser la croissance.
L’école est perçue comme le creuset de la nation et de la démocratie et il n’est pas un problème social dont elle ne devrait se saisir avec la multiplication des « éducations à » : à la tolérance, à l’égalité des sexes, à l’écologie, à l’empathie…
Aujourd’hui, l’école se heurte à mille difficultés et à un bilan critique ou désabusé sur son état. Les comparaisons internationales et les évaluations ministérielles elles-mêmes montrent obstinément que le niveau des élèves français n’est pas parmi les meilleurs, et que l’origine sociale détermine plus fortement les parcours des élèves que ce n’est le cas dans les pays comparables. L’éducation nationale a du mal à recruter de nouveaux enseignants et nombre d’enseignants disent que leur métier est de moins en moins reconnu et de plus en plus difficile, dans un climat scolaire dégradé.
Partout, mais plus encore en France, s’installe l’idée d’une crise de l’éducation. Paradoxalement, plus les diplômes sont indispensables, plus leur utilité paraît incertaine quand s’accentue la compétition pour accéder aux formations perçues comme les plus prestigieuses et les plus rentables. Bref, sans donner dans la nostalgie et le déclinisme, l’école française ne va pas très bien.
Le paradoxe vient de ce que la rencontre de la foi scolaire française et des constats critiques ou désabusés semble, aujourd’hui, n’engager aucun débat public et aucune politique à la hauteur des enjeux. Force est de constater que nous sommes entrés dans le temps des petites mesures et de l’impuissance politique. Au-delà des déclarations de principe convenues, les partis politiques ne disent pas grand-chose, y compris les partis de gauche qui se sentaient garants de l’école républicaine.
Pap Ndiaye a tenu quelques mois face aux campagnes racistes de l’extrême droite. Pendant six mois, Gabriel Attal a dessiné une politique réactionnaire censée couper l’herbe sous les pieds du Rassemblement National. Le court mandat d’Amélie Oudéa-Castéra a frôlé le ridicule. Nicole Belloubet a essayé de sauver les meubles tout en mettant en œuvre une politique qui, visiblement, ne l’enthousiasmait guère. Aujourd’hui, il est bien difficile de savoir quelle politique Anne Genetet a l’intention et les moyens de mettre en œuvre.
Comment expliquer ce vide politique quand la République ne cesse d’en appeler à la passion scolaire française, et quand chacun est personnellement concerné par l’école ?
L’emprise scolaire
Le vide politique vient de ce que l’école française semble être arrivée au terme d’une longue période durant laquelle la massification a tenu lieu de politique, chaque gouvernement apportant, bon gré mal gré, sa pierre à l’édifice d’un mouvement perçu comme le sens de l’histoire, comme une « providence » aurait dit Tocqueville.
À la fin des années 1970, 41 % des jeunes sortaient de l’école sans diplôme contre 10 % aujourd’hui. En soixante ans, le taux de bacheliers a été multiplié par plus de cinq, celui des étudiants par près de huit. Avec 50,3 % de diplômés du supérieur parmi les 25-34 ans en 2021, la France dépasse nettement ses voisins européens et même les États-Unis. En 1970, 10 % des jeunes étaient scolarisés à l’âge de 21 ans, ils sont plus de la moitié aujourd’hui.
Dans une large mesure, la massification a tenu lieu de politique scolaire, politique très largement vécue comme un progrès quand le lycée et l’enseignement supérieur s’ouvraient à ceux qui en étaient massivement exclus, quand le niveau académique s’élevait au fil des générations, quand la multiplication des diplômes semblait répondre aux besoins d’une économie de la connaissance, quand l’éducation scolaire était le vecteur des valeurs démocratiques, quand les scolarités allongées offraient plus de temps pour vivre sa jeunesse. Les ministres de droite prompts à dénoncer la baisse du niveau et la décadence de la culture scolaire, comme François Bayrou et François Fillon, ont eux-mêmes contribué à un mouvement qui semblait irrésistible.
La massification scolaire a tenu de lieu de politique, dans la mesure où les politiques ont moins consisté à réformer une école qui changeait de nature qu’à l’adapter au flux continu des nouveaux élèves. On a multiplié les formations supérieures, on a multiplié les types de baccalauréats et les filières, on s’est efforcé de rendre le collège unique vraiment unique. La sélection a été déplacée de plus en plus tard, chaque année scolaire étant construite comme la propédeutique de l’année suivante. Si les inégalités n’ont pas disparu, notamment les inégalités de réussite dès les premières années d’école qui marquent ensuite toute la scolarité, tous les élèves ont été poussés à aller plus loin, et l’égalité d’accès aux études s’est fortement accrue. Mais l’ouverture scolaire a, en fait, fonctionné comme une contre-réforme.
Tout en démocratisant l’accès aux études longues, la massification scolaire n’a pas empêché que les études les plus sélectives et les plus rentables demeurent le privilège des étudiants les plus favorisés, non seulement parce qu’ils restaient toujours en tête de classe, mais aussi parce qu’ils avaient les moyens de déceler les meilleures affaires dans un système supérieur de plus en plus complexe. Apparemment plus ouvert, l’enseignement supérieur est resté extrêmement hiérarchisé, avec une concentration des étudiants les plus aisés dans les filières les plus sélectives et les mieux financées, d’où une contre-distribution, sans parler du rôle accru du privé.
Non seulement six décennies de massification scolaire ont changé la nature de l’école qui n’a fait que s’adapter tant bien que mal, mais elle a installé comme une évidence la règne de l’emprise scolaire sur la vie des individus et le fonctionnement de la société. Cette emprise peut être définie par plusieurs dimensions.
– L’école a acquis un poids écrasant dans le tri des individus quand le diplôme fixe très largement les rémunérations, le prestige et la nature des emplois auxquels les individus peuvent prétendre. Désormais, une grande partie du sort des individus se joue dans leur parcours scolaire. Hors de l’école, point de salut ou pas beaucoup.
– L’école a le quasi-monopole de la définition du mérite des personnes. Tout se passe comme si la valeur d’un individu et d’un travailleur était fixée par sa valeur scolaire et son « intelligence académique ». Ce qui ne valait que pour la partie la plus privilégiée de la population vaut désormais pour tous, aux dépens d’autres formes de mérite, notamment celles tenant au travail et à son utilité.
– L’emprise scolaire bouscule l’ordre des inégalités sociales et transforme l’expérience des individus. En ayant le monopole du tri et de la sanction du mérite des individus, elle distingue les vainqueurs et les vaincus de la sélection scolaire. Dès lors, les inégalités de classes sont comme recouvertes par le clivage, vaguement darwinien, distinguant ceux qui méritent leurs succès de ceux qui mériteraient plus ou moins leurs échecs.
– L’emprise scolaire affaiblit les autres formes de mérite, à commencer par les mérites tenant à l’expérience accumulée, aux habiletés professionnelles, à l’utilité même du travail et aux compétences sociales mobilisées dans tous les domaines de la vie.
– Enfin, l’emprise scolaire « colonise » l’éducation familiale. Quand chacun sait que « tout se joue à l’école » et quand la compétition scolaire est accrue par le nombre de concurrents, les parents deviennent des coaches scolaires. Ceux qui le peuvent font tout leur possible pour que leurs enfants réussissent et réussissent mieux que les autres, quitte à accroître les inégalités que l’on dénonce par ailleurs. La valeur des diplômes étant toujours relative, il est difficile qu’il en soit autrement.
Les promesses trahies
Aujourd’hui, l’emprise scolaire se retourne contre les vertus de la longue période de massification. Chacun voit bien que les promesses ne sont pas tenues. Alors, sur la scène politique, les uns rêvent de revenir au « bon temps d’avant », pendant que les autres voudraient en faire encore plus afin de surmonter les épreuves et les paradoxes engendrés par l’emprise scolaire. Mais ces deux scénarios ne sont au fond que des aveux d’impuissance.
La première promesse de la massification est celle de la justice sociale et de l’égalité des chances. En termes d’accès aux études secondaires et supérieures, elle a été en partie tenue. Les filles en ont été les premières bénéficiaires et les étudiants d’origine populaire ne sont plus une rareté statistique. Mais au fur et à mesure que l’école s’est massifiée et que l’emprise scolaire s’est accrue, le système s’est complexifié, hiérarchisé et diversifié en multipliant les options, les formations, en singularisant les profils des élèves avec les mentions, les lettres de motivation, les lieux et les coûts des études…
Et quand on regarde ce que deviennent dans la vie les jeunes de telle ou telle origine sociale, la reproduction des inégalités reste remarquablement stable. Tous ou presque ont le bac, mais pas le même, les filières de relégation n’ont guère bougé et les filières d’élite n’ont guère changé. Alors que la vieille école républicaine était celle des destins de classe séparant précocement les enfants du peuple et ceux la bourgeoisie, l’école de masse est celle des parcours scolaires dans lesquels les inégalités les plus fines s’avèrent décisives.
Tout fait inégalité, les conditions d’éducation bien sûr, mais aussi l’organisation des loisirs, les voyages à l’étranger, les choix des parents, les options, la composition des classes et des établissements… Plus l’emprise scolaire est forte, plus les parents cherchent à placer leur enfant en tête, choisissant ainsi les inégalités, et plus l’école déçoit alors même qu’on ne voit guère de voies alternatives. Quand tout se joue à l’école, comment faire autrement ? Plus longuement scolarisées, les nouvelles générations ont un niveau de connaissances supérieur à celui des plus anciennes. Il est donc faux de dire que le niveau baisse. Mais ce constat doit être nuancé.
Les enquêtes internationales comme les évaluations ministérielles montrent que le niveau des élèves est extrêmement hétérogène et qu’il est très corrélé avec l’origine sociale des élèves. Elles montrent aussi que le niveau, mesuré à un âge donné (à l’entrée en 6ème notamment), ne monte pas et qu’il baisse même dans quelques disciplines. Elles témoignent enfin d’une perte d’efficacité, car, à niveau scolaire identique (les bacheliers par exemple), les générations anciennes sont plus savantes que les nouvelles. Par conséquent, avec la massification, le niveau global monte pendant que les acquis que certifient tel ou tel diplôme baissent. Ce qui se comprend puisque la massification consiste à laisser passer des élèves plus faibles que naguère : le taux de diplômés importe plus que le niveau des acquis. Il n’est pas certain que cette course en avant atténuera le problème, surtout quand on s’accommode des très fortes inégalités qui se manifestent dès l’entrée à l’école primaire puis au collège.
La deuxième promesse de la massification concerne l’utilité des diplômes. Plus l’emprise scolaire est forte, plus les diplômes sont nécessaires.
De manière générale, les diplômes paient. Ils paient surtout quand on compare le sort des diplômés à celui des non diplômés dont la situation est fortement dégradée. Mais la rentabilité moyenne des diplômes cache de très grandes disparités entre les diplômes et les formations. Dans la mesure où la croissance du nombre de diplômes est très supérieure à celle des emplois qualifiés censés leur correspondre, il faut de plus en plus de diplômes pour accéder à des positions professionnelles équivalentes ; par exemple, les diplômés à bac +3 occupent les emplois réservés naguère aux bacheliers. Cette inflation des diplômes entraine chez les jeunes générations un sentiment obsédant de déclassement.
Enfin, de manière générale, l’emprise des diplômes n’a pas réduit la distance entre les compétences académiques et les compétences professionnelles, à l’exception des formations les plus sélectives et des formations les plus professionnelles. Le diplôme signale un niveau à partir duquel s’organisent les recrutements, bien plus qu’il ne définit des compétences. D’ailleurs, la moitié des titulaires d’une licence générale occupe un emploi sans lien avec sa formation.
Le développement de l’emprise scolaire a été justifié par la théorie du « capital humain » affirmant que l’éducation scolaire accroît les compétences productives des individus et qu’elle favorise ainsi la croissance. L’emprise scolaire serait donc bonne pour la société comme pour les individus. S’il y a bien un lien entre la quantité d’éducation et la croissance, surtout quand on compare les pays riches à ceux qui le sont nettement moins, les comparaisons internationales montrent aussi que la qualité des acquis est plus décisive en la matière que la quantité d’éducation scolaire. Autrement dit, ce sont les compétences qui comptent et dans bien des cas, la distance entre les compétences académiques et les compétences professionnelles reste considérable. L’emprise scolaire n’est pas nécessairement efficace du point de vue de la croissance économique. La nature des formations compte plus que le taux de diplômés et que la durée des études.
La troisième promesse concerne les valeurs démocratiques. En France notamment, la massification scolaire a été pensée comme le prolongement du projet républicain de formation des citoyens vertueux aurait dit Montesquieu : de citoyens tolérants, critiques, ouverts aux autres, solidaires… Si on en croit les enquêtes d’opinion, les générations les plus éduquées adhèrent plus à ces valeurs que les générations les plus anciennes[1].
L’allongement des études serait donc favorable à la démocratie. Tout serait parfait si l’emprise scolaire n’induisait pas des mécanismes et des expériences qui affectent ce long fleuve tranquille[2]. Dans la mesure où l’emprise scolaire définit le mérite des individus et la position sociale qu’ils occuperont, elle conduit à distinguer les vainqueurs qui justifient leur position par leur diplôme et méritent leurs succès, tout en adhérant aux valeurs culturelles et civiques de l’école.De leur côté, les vaincus sont conduits à se tenir pour les responsables de leurs échecs, et pour échapper à la perte d’estime de soi qui en résulte, il n’est pas rare qu’ils s’opposent aux valeurs de l’école, à l’arrogance des élites et des « sachants », comme il n’est pas rare que les collèges et les bibliothèques brûlent lors des révoltes des jeunes des quartiers les plus défavorisés.
De manière générale, avec l’emprise scolaire, le vote est de plus en plus affecté par le diplôme. Au fil de la massification scolaire, en France et dans les pays comparables, les travailleurs peu diplômés qui votaient à gauche basculent vers l’abstention et l’extrême droite. Quand l’école a le monopole de la définition du mérite des individus, comment garder sa dignité si vous ne valez pas grand-chose ?
Changer de trajectoire est-il possible ?
Avec l’emprise scolaire croissante, il en est de l’école comme il en est de la technologie et de l’industrie traditionnelle : nous savons aujourd’hui que ces vecteurs longtemps incontestés du progrès ont aussi des effets négatifs : appauvrissement du travail, destruction de la nature, consommation excessive… Mais alors que les difficultés engendrées par l’emprise scolaire sont analysées et dénoncées dans bien des pays, ce n’est guère le cas en France tant la croyance scolaire reste forte malgré les constats et les déplorations. Aussi, le débat politique qu’exigerait cette situation n’émerge pas ou, plus exactement, il est abordé de biais sans que la question de l’emprise elle-même soit posée.
À droite, les choses sont relativement claires même si elles sont rarement formulées à l’exception de quelques essais franchement réactionnaires[3]. Dans les faits, il s’agit de revenir à la sélection précoce, à la discipline, aux bonnes vieilles méthodes, tout en laissant se déployer un marché scolaire public et plus encore privé, tout en acceptant que les écoles de riches et les écoles de pauvres se distinguent de plus en plus, quitte à exalter l’élitisme républicain « sauvant » les quelques élèves qui le méritent. Le libéralisme économique et le conservatisme social marchent d’un même pas.
La gauche est nettement plus embarrassée. Elle dénonce à juste titre l’absence de moyens, elle soutient les dispositifs d’aides aux établissements les plus difficiles, elle promeut l’accès des moins favorisés aux établissements d’élite. Mais elle ne touche ni à l’architecture du système scolaire, ni aux pédagogies et aux curricula qui s’avèrent indéniablement favorables aux favorisés. Surtout, comme la droite, elle ne met pas en cause l’hégémonie du mérite scolaire qui est, à ses yeux, toujours plus vertueux que d’autres figures du mérite toujours soupçonnées de participer du triomphe du néolibéralisme et de faire le jeu des entreprises. À l’horizon, elle propose d’en faire toujours plus, de scolariser plus encore et plus longtemps afin que les effets négatifs et paradoxaux de l’emprise scolaire finissent miraculeusement par se résorber quand tous les élèves accèderont aux formations les plus valorisées. Mais, nettement plus sympathique que celle de la droite, cette vision des choses n’est pas plus convaincante.
En définitive, le débat scolaire est comme effacé du débat politique dans la mesure où l’emprise scolaire elle-même va de soi. Comment en serait-il autrement quand les élites politiques fondent leur légitimité sur leurs diplômes autant que sur leur élection et quand nombre d’entre-elles sortent des mêmes écoles qu’elles soient publiques ou privées ?
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Plusieurs problèmes se posent. Le premier, de type rawlsien, consiste à définir ce que nous devons aux plus faibles dans un système méritocratique. Il s’agit de redessiner la scolarité commune en explicitant ce qui attendu de tous les jeunes, y compris ceux qui ne feront pas de longues études, et d’y consacrer les moyens nécessaires. La bonne école est celle qui traite le mieux possible les élèves les plus faibles et qui permet aux jeunes générations de bénéficier d’une éducation commune. Nous en sommes loin et de plus en plus loin.
Le second problème, beaucoup plus difficile, est celui du monopole scolaire de la définition du mérite. Même si chaque forme de mérite est discutable, une société qui reconnaît plusieurs formes de mérite est moins injuste qu’une société qui ne s’attache qu’à un seul type de mérite. Conformément à quelques intuitions d’Ivan Illich[4], la forme scolaire ne devrait pas avoir le monopole de la formation des individus : les mouvements d’éducation populaire, les associations, les syndicats, au même titre que les entreprises… devraient être en mesure de former les jeunes et les adultes en fonction de leurs besoins et de leur histoire, sans que leurs diplômes ou leur absence de diplômes fixe leur destin une fois pour toute.
Débarrassée du poids qui l’écrase l’école se porterait mieux. Elle éduquerait plus et mieux si nous cessions de tout en attendre, quitte à être toujours déçus.
NDLR : François Dubet et Marie Duru-Bellat ont récemment publié L’emprise scolaire aux Presses de Sciences-Po, paru en août 2024.