Littérature

Aller-retour vers le passé

Journaliste et écrivaine

Avec « Retour à Lemberg », époustouflante odyssée spatio-temporelle, le juriste Philippe Sands s’empare, en écrivain, de la question de la restitution de l’Histoire – en s’attachant à ses victimes comme en plongeant dans le monde des bourreaux et de leur filiation.

Certains livres défient le temps, à tous les sens de l’expression. Ils s’opposent à l’oubli, s’attaquent aux disparitions, braquent l’attention sur les énigmes épaissies par le silence et la mort. Par l’écriture, ils réduisent les distances géographiques et historiques. Dans le même moment qu’ils défient le temps, le temps est leur sujet. C’est peut-être à cela que l’on reconnait parmi les livres, les œuvres, et c’est à cette catégorie qu’appartient l’inclassable ouvrage de Philippe Sands, Retour à Lemberg, titré originellement East-West Street, du nom de la rue qui traversait, avant-guerre, l’artère principale de la petite ville de Zolkiew, en Ukraine, avec ce sous-titre : on the origine of « genocide » and « crimes against humanity ». L’intention, en anglais, est explicite. Retour aux origines donc.

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Tandis que je lisais Retour à Lemberg m’est revenu en mémoire un documentaire de 2003 indispensable à qui s’intéresse à la question des origines précisément. Le réalisateur, Nathaniel Kahn, est le fils de Louis Kahn, célèbre architecte de Philadelphie, né en Estonie en 1901 et mort dans des circonstances extrêmement étranges en 1974 après une vie hors-norme – je ne vous en dis pas davantage, vous le découvrirez vous-même en voyant le film. Nathaniel Kahn n’a pour ainsi dire pas connu son père – il est né en 1962 et son père n’a jamais vécu avec sa mère, ni avec lui. My architect, son documentaire est une enquête à travers le monde à la rencontre des amis de Louis Kahn, de ses femmes, de ses collaborateurs et de ses clients. Mais l’intuition magnifique du cinéaste est ailleurs : approcher la vérité du père à travers ce que celui-ci a laissé, son œuvre. Quoi de plus fiable comme témoignages d’une vie que les bâtiments, les plans, les cartons à dessins d’un architecte ? Il y a une scène du film tout à fait saisissante. Le réalisateur se trouve devant un bâtiment construit par Louis Kahn, il s’élance en rollers sur la dalle et la caméra le suit et le filme. Il trace pendant de longues minutes des cercles sur le marbre patinant sur les seules traces tangibles de son père, comme un petit enfant joue à grimper sur le corps de ses parents comme pour en inscrire, dans son propre corps, les pleins et les déliés. Nathaniel Kahn glisse et glisse encore sur le geste architectural de Louis Kahn et le spectateur, vous, moi, regarde, bouche-bée le dialogue muet entre les vivants et les morts, entre un fils et un père, entre deux artistes.

C’est dans les murs de la ville de Lviv que s’incarne le dialogue que Philippe Sands, avocat franco-britannique spécialisé dans la défense des droits de l’homme et singulièrement dans la justice internationale, nourrit avec les ombres du passé. Il ne chausse pas de rollers, il ne patine pas sur les places des shtels de l’ancien Yiddishland, mais il a passé huit ans à arpenter les territoires historiques de sa famille, à dénicher archives et paroles pour approcher ses morts, comprendre les incohérences de sa filiation comme les engagements de sa vie publique, et dans l’entreprise d’éclaircissement et de libération, devenir un écrivain.

Lviv ? ou Lemberg, Lvov, et encore Lwow au gré de la géopolitique de l’Est. Galicienne à sa fondation, devenue polonaise puis autrichienne, et de nouveau polonaise après le premier conflit mondial, elle est désormais ukrainienne. Au cœur de la très méconnue région de Galicie, elle a été une des villes de la catastrophe nazie, un des lieux clés de la disparition des juifs. Elle est restée, malgré ou grâce à cela, une des cités rêvées du monde d’hier, et parce que la ville est belle, un but de voyage et pas seulement de pèlerinage. Lviv, c’est là que le livre commence, lorsqu’à l’automne 2010, Philippe Sands est invité à y donner une conférence sur les origines du droit international, Nüremberg, un sujet qui lui est cher. Il a un peu participé en 1998 de la création du Tribunal pénal international. Il a ensuite eu à travailler sur des affaires judiciaires impliquant des meurtres de masse, parfois jugés au titre de « crimes contre l’humanité », parfois de « génocides », et il est content d’avoir l’occasion d’aller à Lviv parce que son grand-père maternel, Léon Buchholz, y est né. C’est alors qu’il prépare sa conférence qu’il découvre que Lviv est aussi le port d’attache originel de deux hommes très importants pour son sujet, Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin, qui vont devenir très importants pour son livre.

Lauterpacht et Lemkin, éminents juristes l’un comme l’autre et ayant leurs entrées dans le monde politique, ont tous deux été formés à l’université de Lviv – le second a commencé ses études au département de droit en 1921, lorsque le premier en partait – , et se sont trouvés opposés, dans les coulisses de Nuremberg, sur la question essentielle du choix de la qualification des crimes commis par les quatorze dignitaires nazis qui comparaissaient à la barre des accusés.

Hersch Lauterpacht en tenait pour l’accusation de « crimes contre l’humanité », qui n’impliquait pas, à son sens, la volonté déterminée d’assassiner un groupe. C’est une notion, soutenait-il, qui pourrait s’appliquer même à un seul meurtre. Sa faiblesse tenait à ce qu’elle réduit les actes d’accusation aux seuls crimes de guerre, autrement dit aux actes commis après 1939 lorsqu’on sait que les meurtres contre les juifs ont commencé bien avant; Raphaël Lemkin militait pour la qualification de « génocide », qui privilégie le crime contre le groupe tout entier et à ce titre n’est pas lié par nature à une guerre déclarée en bonne et due forme. Lauterpacht s’y opposait au motif que la notion de génocide amènerait à relativiser les crimes contre les individus. Lemkin jugeait que la volonté d’extermination d’un groupe au-delà des crimes de guerre, son intentionnalité donc, est la mesure qui s’imposait. Le débat sera au cœur des enjeux du procès de Nuremberg où seront jugés notamment Göring, Speer, et un certain Hans Frank … Frank, l’avocat personnel d’Hitler avant-guerre, nommé par ce dernier gouverneur en charge de la Pologne occupée. Retour à Lemberg, c’est aussi l’histoire des batailles du droit après Auschwitz.

Au commencement du livre, Il y a donc Lviv, ou Lemberg, le grand-père, deux intellectuels du droit pénal international, et un avocat nazi impliqué dans la Shoah comme autant de fils avec lesquels l’auteur va tisser un récit dense, haletant, personnel, parfaitement tenu entre connaissance et émotion, affaires publiques et privées. Philippe Sands prononce sa conférence à Lviv, fait état des coïncidences qui lient sa propre histoire et celle des sources de son investissement professionnel lorsqu’une étudiante prononce une phrase pleine de bon sens, et bouleversante : « Je comprends votre intérêt pour Lauterpacht et Lemkin, mais n’est-ce pas sur votre grand-père que vous devriez enquêter ? N’est-ce pas lui qui est le plus proche de votre cœur ? ». Ce qu’elle a sans doute perçu en écoutant parler Philippe Sands, c’est que Lauterpacht, Lemkin et le grand-père sont les personnages d’un sujet unique. Les années qui suivront constituées de voyages, de recherche de témoins, de lectures, d’archives sont autant de cercles que trace l’auteur sur un même motif. Les découvertes qu’il va faire sur sa propre histoire ne sont pas les moins surprenantes du livre, mais c’est la puissance des obsessions de l’écrivain qui imprime sa puissance contagieuse au lecteur.

Retour à Lemberg est une Odyssée, et un chant. Sands, Lauterpacht et Lemkin ont en commun une ville, des morts, et quelques rescapés. Ils ont reçu en héritage la culpabilité des survivants qu’ils ont transformé en devoir de justice : ils ne cèdent rien. Sands écrit l’histoire d’idéalistes du droit pénal, qui se livrent une bataille intellectuelle sans concession parce qu’ils sont persuadés que l’histoire qui s’écrit à Nuremberg servira à prévenir de nouvelles atrocités, et parce que tout en faisant leur possible pour mettre leur histoire personnelle à distance, il leur faut obtenir réparation. Lauterpacht réfugié en Angleterre comme Lemkin, réfugié aux Etats-Unis, ont en commun d’avoir vu leur famille entière anéantie dans la Shoah. Un des responsables s’appelle Hans Frank.

Qu’est-ce que le passé nous fait, aux uns et aux autres ? Comment distribue-t-il aux fils la responsabilité de leur père, de le sauver ou de le rejeter ?

Le voyage de Philippe Sands dans le temps ne ressemble à rien que vous ayez déjà lu, même s’il s’inscrit dans un espace littéraire désormais répertorié, entre sciences humaines et récit (auto-)biographique, et il ouvre tant de pistes qu’il n’est réductible à aucune d’entre elles : ce n’est pas seulement un retour vers les victimes de l’Histoire, ce qui comme l’élucidation de la destinée romanesque du grand-père aurait en soi suffit à faire un livre, c’est tout autant une immersion dans le monde des bourreaux et de leur filiation. Dans la salle du tribunal intime que reconstitue l’écrivain vont pénétrer, page après page, tous les personnages de son histoire personnelle comme de l’Histoire tout court : les génocidaires comme les victimes, les morts comme les vivants. Il y a en particulier le fils de Horst von Wachter, le gouverneur de Galicie directement responsable de la déportation des juifs de Lviv, qui jamais n’accepta de reconnaître la culpabilité de son père, et le fils du terrible Hans Frank, Niklas Frank, qui aura cette phrase en pénétrant dans la salle du tribunal de Nuremberg le 16 octobre 2014 avec Philippe Sands : « C’est une salle heureuse, pour moi comme pour le monde ». Manière de réitérer la sentence fatale contre son père, condamné à mort dans cette enceinte et exécuté peu de temps après.  Niklas Frank n’a pas de mots assez durs pour condamner le nazi dont il est le descendant.

Qu’est-ce que le passé nous fait, aux uns et aux autres ? Comment distribue-t-il aux fils la responsabilité de leur père, de le sauver ou de le rejeter ? C’est une des questions au cœur du sujet de Sands. Comment la liberté de poser des questions et d’enquêter joue-t-elle le saute-moutons au-dessus de l’ordre établi des générations ? Philippe Sands écrit le livre qui délivre sa mère, Ruth Sands, du silence. « Ce ne sont pas les trépassés qui viennent hanter, mais les lacunes laissées en nous par les secrets des autres ». La phrase issue de L’Ecorce et le noyau de Nicolas Abraham et Maria Torok est une des deux exergues de Retour à Lemberg. C’est que souvent, dit-on, les petits-enfants finissent par adresser à leurs grands-parents des questions que la génération immédiatement suivante n’a jamais pu poser. En 1938, Léon Buchholz, le grand-père de l’auteur, quitte son domicile pour gagner Vienne. Il est grand temps de quitter sa ville. Le mystère, c’est qu’il laisse derrière lui, sa femme, et sa fille, Ruth, âgée de un an. « Tu n’as jamais demandé pourquoi ? », interroge Philippe Sands en substance. Non, la question n’a jamais été adressée. Quelques temps après, la petite fille sera conduite à son père au mépris du danger par une authentique héroïne, miss Elsie Tilny, devenue Juste parmi les nations. La mère rejoindra mari et enfant dans un troisième temps, juste à temps pour échapper à la Shoah. Mais pourquoi ne sont-ils pas tous partis en même temps ? Le livre est aussi une manière de résoudre le secret de famille même si Philippe Sands, finalement, reste bien plus discret sur l’émotion créée par les révélations sur sa propre filiation que sur les sentiments à cet égard de Niklas Frank ou d’Horst von Wachter. On se dit qu’un autre livre viendra plus tard … On ne peut pas franchir tous les obstacles en une seule course, ni venir à bout de toutes les parts d’ombre. Le faut-il même ?

C’est en écrivain et pas en juriste que Philippe Sands s’empare de la question de la restitution de l’Histoire. Le miracle tient à ce que, guidé par son intuition d’auteur, il parvienne à tisser ensemble, pour parvenir à n’en faire plus qu’un, des récits qui n’auraient pu n’être que superposés, au point de faire d’un canevas complexe, un texte souple et fluide qui laisse à chaque instant le lecteur libre de s’approprier les personnages comme les situations. Ce n’est pas le moindre de ses mérites que de parvenir à ne jamais nous perdre ni dans les époques, ni dans les géographies. Le livre est construit au croisement de plusieurs enquêtes, qui sont comme les actes d’une même tragédie dont le plus impressionnant est sans doute, dans la seconde moitié du texte, le récit du duel intellectuel qui opposa Lauterpacht et Lemkin sur les qualifications des crimes nazis. Le lecteur se trouve propulsé dans les coulisses du tribunal de Nüremberg et assiste à une véritable bataille d’idées cruciales, également légitimes et argumentés entre deux juristes derrière lesquels pointent deux orphelins confrontés aux bourreaux de leurs parents.

Zolkiew, Lemberg, Vitebsk, Bolechow*, Iasi, Chortkov, Odessa, Kichinev … Les enfants de la troisième génération d’après la guerre – l’auteure de ces lignes comprise – , font depuis quelques années le voyage vers les lieux du désastre, questions aux lèvres et carnets de notes dans le sac. Ils sont les premiers à y retourner. Ce n’est d’ailleurs pas un retour, puisqu’on ne saurait retourner là où l’on n’est jamais allé mais un aller-retour. Encore secoués par les répliques du séisme, ils sont néanmoins suffisamment sécurisés pour pouvoir aller marcher sur les paysages de la catastrophe. Les trous noirs du passé exercent encore sur eux leur dangereuse attraction, mais sans plus menacer de les engloutir. Ils reprennent les fils du récit. Que s’est-il vraiment passé ? Comment puis-je, à ma manière, redonner à l’Histoire sa continuité massacrée ?

A la fin du Carnet d’or de Doris Lessing, il y a ce dialogue entre un homme et une femme, tous deux écrivains :

«- Tu fais partie de l’équipe.

– Je n’ai pas ce sentiment. J’ai horreur des équipes.

– Penses-y alors. Nous sommes quelques-uns à travers le monde, qui comptons les uns sur les autres, même si nous ne nous connaissons pas de nom. Mais nous comptons toujours les uns sur les autres. Nous formons une équipe, nous sommes ceux qui n’ont pas renoncé, ceux qui continueront la lutte. Tu sais, Anna, quelquefois je prends un livre, et je dis : Alors, tu l’as écrit en premier, hein ? Tant mieux. Ainsi je n’aurai pas besoin de l’écrire ».

Philippe Sands a écrit un livre important, pour nous tous. Il a bouclé une boucle.

 

 

Philippe Sands, Retour à Lemberg, traduit de l’anglais par Astrid von Busekist (Albin Michel, 544 pages).

 

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* voir Les Disparus de Daniel Mendelsohn, traduit de l’anglais par Pierre Guglielmina (Flammarion).

 

 

 


Sandrine Treiner

Journaliste et écrivaine, Directrice de France Culture

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