Art

Fautrier l’ambigu

Écrivain

Qui était Jean Fautrier ? Un enragé fake, qui fait le beau ? Un décorateur irascible mais menteur, résolument roué ? Laissons répondre l’irréductible étrangeté d’une œuvre qui fait, une nouvelle fois, superbement retour, à la faveur d’une solide rétrospective que lui consacre, à Paris, le Musée d’Art Moderne.

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Enragé, Fautrier? L’épithète semble bien être devenue homérique, depuis que Jean Paulhan consacra le peintre, à sa manière, en le figeant dans le titre d’un essai fameux – Fautrier l’enragé, donc – paru d’abord en 1949 dans une édition illustrée, puis chez Gallimard en 1962, deux ans avant la mort de l’artiste. Fautrier le cabot, semble répondre plutôt Philippe Dagen, dans son compte rendu de l’importante exposition rétrospective qui se tient jusqu’en mai 2018 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, sous le titre « Jean Fautrier, matière et lumière ». Dagen n’est pas tendre, dans cet article du Monde où il reproche au peintre ses complaisances chromatiques, ses facilités un peu poseuses, et, pour tout dire, son ambiguïté : Fautrier serait faux, en somme, ou en tout cas réductible à un faiseur passablement virtuose, s’arrangeant des circonstances de guerre pour faire la fortune de sa série d’ « Otages », par exemple, truquant ses titres et calibrant ses tableaux pour qu’ils tiennent, confortables, sur les murs – modernes – d’un appartement bourgeois. Fautrier, un enragé fake, qui fait le beau ? Un décorateur irascible mais menteur, résolument roué ? Le jugement est sévère, à l’évidence excessif, mais donne l’envie de revenir, à travers cette grande exposition parisienne, sur le parcours d’un peintre absolument singulier, à propos duquel il nous arriva naguère de livrer un petit essai placé, précisément, sous le signe de Pessoa et du Welles de… F for Fake (L’homme ouvert, 2002). C’est un fait : Fautrier ne détestait ni les doubles, ni sa propre fiction, signant certaines de ses toiles de sa seule initiale, avant de les enfermer dans les placards de son atelier, où ne demeurait, dit-on, aucune trace visible de travail, de peinture.

Le voilà donc qui fait retour, encore une fois, appelant à une énième « re-découverte », comme ce fut le cas d’une autre façon dans les étapes et ruptures qui ont marqué de son vivant tout son travail.

Mais avant d’y regarder de plus près – de remettre donc sous la loupe ou la lampe les légendes du faiseur (fauteur ?) d’informel –, on peut se souvenir que c’est la troisième fois que le Musée d’art moderne de la Ville de Paris accueille une rétrospective du peintre, après celles de 1964 et de 1989. Et c’est un peu comme une troisième tentative pour faire entrer vraiment le peintre au Musée, le faire admettre définitivement sous le portique de l’Institution, lui qui semble y résister post-mortem, dans sa posture de misanthrope et séducteur… Bien sûr, sa reconnaissance est aujourd’hui acquise, elle a commencé dans l’immédiat après-guerre et lui valut par exemple d’être invité d’honneur et grand prix international de la Biennale de Venise en 1960 ; mais pour autant Fautrier paraît toujours, de quelque façon, un « outsider » qui rate certains de ses rendez-vous et se rattrape au petit bonheur des circonstances, comme à la grandeur qu’il accorde, tout de même, à son art : « Je suis peintre, écrit-il comme pour son blason. Je ne suis pas autre chose. » En 1964, il meurt d’un cancer sans avoir pu visiter la grande exposition dont son ami André Berne-Joffroy a assuré avec lui la conception, le jour prévu pour son mariage avec la jeune Jacqueline Cousin, dans un accès de colère, et même de fureur quasi mythologique, ainsi que le raconte Paulhan. En 1989, Suzanne Pagé, directrice du musée et commissaire générale de l’exposition qui s’y tient de mai à septembre (quand les esprits sont occupés plutôt à l’anniversaire de la Révolution française…), intitule son texte d’introduction au catalogue : « Pourquoi Fautrier, aujourd’hui ? » Elle y répond avec superbe : « Avant toute autre raison, celle qu’impose une œuvre majeure encore trop méconnue ici, d’une singularité hautaine, que sa radicalité expressive quasi hallucinatoire et la modernité scandaleuse de ses anticipations formelles, a, de tout temps, confinée à une marginalité un peu mythique à la mesure de son irréductibilité. Profondément originale dès le moment où elle s’énonce et d’une écriture totalement inédite dès la fin des années 20, c’est à des écrivains, des poètes, qu’elle dut alors la reconnaissance la plus fulgurante, l’adhésion la plus passionnée aussi, avec parfois le risque d’un certain enfermement qu’il fallait rompre. (…) Cette exposition veut en marquer, contre les partis pris privilégiant telle ou telle époque avec le risque de graves occultations, la profonde cohérence en amont et en aval des « Otages », qui constituent une expérience limite de la peinture et l’un des sommets de l’art de ce temps. »

En 2018, près de trente ans après leur rédaction, on pourrait reprendre ces lignes presque au mot près pour présenter l’exposition « Jean Fautrier, matière et lumière ». La situation du peintre ni sa cote n’ont en effet beaucoup changé, et le catalogue raisonné de ses œuvres n’a toujours pas été publié… Le voilà donc qui fait retour, encore une fois, appelant à une énième « re-découverte », comme ce fut le cas d’une autre façon dans les étapes et ruptures qui ont marqué de son vivant tout son travail. En 1957 déjà, Michel Ragon disait du peintre qu’il avait été « plusieurs fois célèbre et plusieurs fois oublié », proclamant avec assurance : « Fautrier revient ». Et Pierre Cabanne encore, dans sa monographie de 1988 : « Lentement, Fautrier revient. » Éternel retour : Fautrier est là.

Il est du reste assez amusant de constater que c’est presque par effraction que le peintre s’est aujourd’hui réinvité au Musée d’art moderne, un hasard de calendrier ayant permis à Fabrice Hergott, son directeur, d’organiser en un temps record la venue d’une exposition conçue par Dieter Schwarz pour le Kunstmuseum de Winterthur, ici enrichie de pièces en provenance, entre autres, des collections publiques françaises. Et ce hasard a ses bonheurs presque logiques, quand on sait le goût de Fabrice Hergott, dont la programmation –  magnifique de cohérence depuis le début de son mandat –  mériterait qu’on en écrive la chronique entière, qui passe aussi par un certain rapport à l’Allemagne – ce n’est pas pour rien, par exemple, que parmi les « re-découvreurs » de Fautrier ait pu figurer Georg Baselitz… Mais ceci doit attendre une autre occasion : entrons, enfin, chez Fautrier.

Solitude parfaite, et plaisir pourtant de la compagnie, des femmes en particulier, et des poètes, qui dialoguèrent volontiers avec lui ; Fautrier est un faux ermite, qui s’arrange pour casser les liens, avec les proches comme avec le passé de son art.

Le parcours de l’exposition, chronologique et riche de près de deux-cents œuvres, s’ouvre sur les toiles du début des années vingt : on connaissait la « Promenade du dimanche au Tyrol » et le « Portrait de ma concierge », on a la surprise de découvrir « Trois vieilles femmes », tableau presque inconnu déniché au Landesmuseum d’Oldenburg, près de Brême, qui impressionne de présence hallucinée, massive, malaisée. Il y a, dans ces œuvres du tout début, du vert et du mort, en vérité plus allemand que britannique, et une morgue rageuse qui ne disparaîtra jamais vraiment, même si Fautrier réaffirmera souvent sa rupture avec les œuvres figuratives de sa jeunesse. Une jeunesse singulière, pour un peintre qui deviendra si français – c’est du moins la thèse de Francis Ponge, qui fut à Fautrier le Baudelaire de Delacroix, le comparant volontiers, non sans quelque malice, à Jean Racine…

Fautrier passa ainsi son adolescence à Londres, après le décès simultané, en 1908, de son père et de sa grand-mère irlandaise adorée (il a dix ans). Il sera en Angleterre une sorte d’enfant prodige, élève précoce et rebelle à la Royal Academy of Arts, qu’il quitte pour la Slade School – plus moderne, mais qui le déçoit et l’incite à travailler seul : son apprentissage académique s’achève à seize ans, fièrement, et il peut – s’il faut vraiment trouver des maîtres – se réclamer de Turner et Rimbaud, dont le fascinèrent toujours les Illuminations. La guerre le ramène en France, il est mobilisé, gazé, c’est un soldat chétif qui revient à la vie civile pour connaître jusqu’à la guerre suivante des fortunes diverses : peintre prometteur appointé par le galeriste Paul Guillaume, accueilli par Jeanne Castel, se fâchant avec à peu près tout le monde, se faisant moniteur de ski à défaut de pouvoir vivre de son art, patron d’hôtel dans les Alpes, tenancier de boîte de nuit, arrêtant puis reprenant la peinture pour se retrouver enfin à Paris en 1940, bientôt locataire d’une dépendance de l’hôpital psychiatrique de Châtenay-Malabry qu’il ne quittera plus, dans la chateaubrianesque Vallée-aux-Loups où il entendra – selon sa propre légende – les cris de prisonniers des Allemands dans la forêt voisine, inspiration de la série « Les Otages » exposée à Paris en 1945, à la galerie Drouin, qui connaîtra un retentissement considérable.

Avant de mettre au point la technique qui contribuera à donner aux  « Otages » leur force toute spéciale, Fautrier cherche, rompt, avance à coups de refus autant que de découvertes. Il met au point sa technique singulière, qui consiste à enduire de plâtre un papier ensuite marouflé sur toile, après avoir été travaillé aux pastels et à l’huile, à même la matière, pour créer ainsi un effet particulier d’irrégularité dans la précision, si l’on ose dire. Le but pourrait être de faire ainsi tenir ensemble la matière et le dessin, le brut et la ligne, de même qu’il faut – dans ce que Fautrier définit comme l’informel –  non pas exclure la réalité, mais en maintenir la présence tendue vers sa transfiguration. Comment y parvenir ? On le voit, au fil des premières salles : Fautrier tente tout, lui qui déteste l’ennui, l’arrêt.

Il y a chez Fautrier comme un défi de l’indécidable, et dans ses travaux peints la rencontre non absolument résolue de l’objet et de sa perte, du sériel et de l’apax.

Le parcours suit ses périodes, dans les saccades et la continuité : portraits et nus noirs, à l’érotisme brut, frontal, natures mortes et écorchés, animaux à la pendaison très humaine, tel ce fameux grand sanglier au gibet de 1926, paysages de montagne, glaciers ou lacs sidérant de maintien dans les parages mesurés de l’abstrait, puis ouverture à des forêts plus au sud, qui laissent entrer du jaune et la lumière de Port-Cros… Quelques végétaux y suffisent, le paysage a son fantastique propre, qui se retrouvera « informalisé » quelques salles plus loin dans certains tableaux, magnifiques des années cinquante (« La Guarrigue » de 1956, « Les Grands arbres » de 1958…) et dont l’écho se retrouve déjà à travers les illustrations de l’Enfer de Dante commandées par Malraux, mais que Gallimard jugera impubliables. Ces lithographies (dont une partie ont été détruites par l’artiste en colère) sont peut-être, en 1933, un tournant de l’œuvre, autant que les « Otages » peints dix ans plus tard. Malraux écrit alors dans la NRF : « Sa force est faite de suppressions, de refus, de la volonté de ne conserver que le plus fort et le plus aigu. » Et en 1945, pour l’exposition de la galerie Drouin : « De combien de peintres de la génération de Fautrier pouvons-nous dire aujourd’hui qu’ils ne doivent rien à personne ? Voici un peintre que d’éclatants écarts depuis vingt ans ramènent toujours au tragique – en le représentant toujours moins, en l’exprimant toujours davantage. Un peintre qui a pour adversaires beaucoup de peintres, pour admirateurs la plupart des poètes ; mais un art – téméraire, inégal – d’une solitude exemplaire. »

C’est exactement l’impression que donne le tracé de l’exposition, où apparaît avec évidence l’irréductibilité de l’œuvre aux tendances qui lui sont contemporaines, au point que l’on se demande si la motivation du peintre n’est pas, précisément, dans l’affirmation presque forcenée de cette solitude. Fautrier l’écrit : « Seul, être seul – seul désespérément – retranché tout seul. Quelque chose intenable et horrible. Personne ne tiendrait ses nerfs dans une aussi parfaite solitude. » Solitude parfaite, et plaisir pourtant de la compagnie, des femmes en particulier, et des poètes, qui dialoguèrent volontiers avec lui ; Fautrier est un faux ermite, qui s’arrange pour casser les liens, avec les proches comme avec le passé de son art : « La peinture est une chose qui ne peut que se détruire, qui doit se détruire, pour se réinventer ».

Alors, on recommence, et c’est bien cet éternel retour que donne à voir une rétrospective, dont la logique est moins linéaire que circulatoire, obligeant à revenir sur les traces reniées et pourtant présentes, biffées, dans la période d’après. Du coup, les dates finissent par ne plus avoir beaucoup d’importance : « Je l’ai vu, raconte Berne-Joffroy, dater résolument de 1929 une œuvre que douze ou treize ans plus tôt il m’avait dite de 1938 ou très peu antérieure. » Fautrier s’arrange simplement pour se séparer de lui-même, c’est sa façon d’être entier, sans se répéter. Ce sont ses tours pour rester seul, et tant pis s’il passe pour un affabulateur : il n’y a de vérité que dans le tableau, à nous de trancher. « En fait, il ne fit rien, jamais, authentiquement, que pour s’isoler » écrit Ponge en 1964, à la mort de l’artiste.

1964 : c’est la date aussi d’un petit film de Philippe Baraduc, à la projection duquel on s’arrête assez longuement, à mi-parcours de l’exposition : on y voit un Fautrier fumant, au débit nerveux, en conversation avec Paulhan, conforme à son image d’aigle miniature, à l’élégance-limite et qu’on devine prêt à la provocation, prompt pourtant à s’expliquer, affirmant crane que peindre l’ennuie, mais que la peinture qu’il aime est d’abord la sienne. Est-il enragé, alors ? Ou seulement joueur, et pour certains tricheur? L’exposition répond à cette question à sa façon, en maintenant, d’une salle et d’une période à l’autre, une manière de tension dans le jugement qu’on peut porter sur l’œuvre entière, dont l’admiration qu’elle suscite n’est pas dépourvue d’inconfort. Il y a chez Fautrier, on l’a dit, comme un défi de l’indécidable, et dans ses travaux peints la rencontre non absolument résolue de l’objet et de sa perte, du sériel et de l’apax, comme au carrefour encore de sa sculpture et de son œuvre graphique – tous deux bien très représentés ici, et qui semblent les marges complémentaires des tableaux informels. Tout cela, certes, est fabriqué – mais n’est pas faux.

Et il faut, au-delà de son titre, en revenir encore à l’essai de Paulhan décryptant l’impression que peut produire la peinture de Fautrier : « C’est un émerveillement qui laisse, à la longue, de la déception. On se reprend. On suppose qu’on a pu être victime. Qu’on a été roulé par un artiste suborneur et dégourdi. Exactement, l’on ne sait avec Fautrier sur quel pied danser. Car cela ne tourne pas rond. Ces bouquets, ces forêts, ces nus sont menés comme une action d’éclat. Comme si le pinceau allait tout seul. Tant de maîtrise laisse un goût vaguement amer. On se dit alors que Fautrier a des moyens parfaits, qu’il a inventé des rencontres de couleurs inoubliables – mais qu’il lui manque pourtant une chose : c’est une certaine honte de ses moyens, et de son adresse.» Éprouve-t-on cela, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris ? Pas exactement, car le temps, tout de même, a corrigé la surprise. Reste la radicale étrangeté d’un peintre sans honte, qui n’était pas non plus dépourvu d’humour, comme le disent certains de ses titres : « Wa Da Da », « Dodue », « Son petit coeur (nu) »… Se moque-t-il ? A nous de décider. « Fautrier, ajoute Paulhan, donne le sentiment  d’un peintre ambigu. Qui se refuse au choix ; qui craint extrêmement d’être dupe. Cynique, peut-être. Inflexible, à coup sûr, et comme indifférent. » Cette indifférence n’est pas feinte, mais la condition de notre trouble. Et ce trouble la confirmation d’avoir bien affaire, nous en sommes sûrs, à un drôle de grand peintre.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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