Politique

État d’urgence (2/3)

Ancienne députée PS

« Ce vote est sans le moindre doute le plus difficile de ceux que j’ai eu à produire dans ma vie d’élue. A la fois celui qui m’a demandé la réflexion la plus ardue et pour lequel ma main a le plus tremblé. Non parce que je craignais d’être minoritaire, mais parce que je n’étais pas sûre de faire le bon choix. Sans prétendre avoir eu raison, je n’ai jamais regretté mon vote. » L’ex-députée socialiste poursuit ici son récit très personnel des journées historiques qui l’ont conduite à prendre, au nom de la défense des libertés publiques, la décision de quitter le PS.

Jeudi matin, je suis allée prendre ma place dans l’hémicycle. La présentation du texte avait à peine commencé quand nous (les parlementaires socialistes) avons reçu un SMS de notre président de groupe Bruno Leroux nous indiquant qu’il n’y aurait qu’un orateur par article et par amendement et que le groupe Les Républicains ferait de même. Je ne me sentais pas capable d’intervenir. J’avais surtout des doutes à émettre, des questions à poser, et je sentais bien que le moment n’était pas propice. Mais décider d’écourter le débat alors même que la gravité de la situation exigeait de pouvoir prendre du recul et que l’état d’urgence décrété par le président de la République courait de toute façon jusqu’au 25 novembre me paraissait de la folie. Cela n’aurait vraisemblablement rien changé au résultat du vote, mais cette précipitation m’a beaucoup inquiétée et renforcée dans mon intuition. Intuition renforcée par l’analyse du texte.

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L’article 1er prévoyait spécifiquement la prorogation de cet état d’urgence pendant trois mois. Toute mise entre parenthèses des garanties de notre État de droit me semblait être interrogée avec gravité. Le principe de l’état d’urgence est de conférer des pouvoirs exceptionnels au pouvoir administratif, sans l’intervention et sans le contrôle préalable du pouvoir judiciaire. Cela signifie donc que ce sont le ministre de l’Intérieur et ses services qui prennent des décisions qui, en temps normal, sont prises par la Justice. Ce n’est pas anodin. La séparation des pouvoirs est un principe fondamental des États démocratiques. Néanmoins je comprenais que l’on puisse concevoir de suspendre ces principes de façon explicitement temporaire s’il apparaissait que cela était indispensable à la réussite d’actions de lutte contre une menace terroriste imminente et donc pour notre sécurité collective. Mais justement, je pensais que l’état d’urgence perdait son utilité lorsqu’il était prolongé (notamment parce que l’effet de surprise cesse de jouer face à des groupes terroristes qui ont pu se réorganiser) et même qu’à certains égards sa prolongation s’avérait dangereuse. C’est ce que montrent des travaux universitaires sur la question des rapports entre état d’urgence et atteintes aux libertés publiques pour des motifs politiques sous couvert de défense contre le terrorisme. On peut notamment citer la sociologue Vanessa Codaccioni qui a montré que, depuis la guerre d’Algérie, c’est une tradition française bien ancrée. (Justice d’exception : l’État face aux crimes politiques et terroristes, 2015 ).

On pouvait déjà se douter qu’il serait difficile de mettre fin à l’état d’urgence. On le met en place pour lutter contre la menace terroriste. Or cette menace risque de perdurer.

Au-delà de ce premier article, on nous a demandé de nous prononcer en faveur de modifications substantielles de la loi de 1955. Je considérais dangereux de mêler dans une même discussion et dans des délais aussi brefs, des décisions ponctuelles et des changements qui affectent notre législation dans la durée. Dans une situation comparable, on avait bien vu que certaines des dispositions introduites aux États-Unis avec le « Patriot Act » de 2001 sont devenues pérennes. Cette loi devait être temporaire mais est toujours en vigueur, quatorze ans plus tard, après avoir été renouvelée deux fois, en 2006 et en 2011. Les lois d’exception ont une fâcheuse tendance à s’imposer comme des règles durables.

On pouvait déjà se douter qu’il serait difficile de mettre fin à l’état d’urgence. On le met en place pour lutter contre la menace terroriste. Or cette menace risque de perdurer, au-delà des trois mois prévus à ce moment-là. Que faudrait-t-il faire alors ? Pérenniser l’état d’urgence ? Puis monter encore d’un cran dans la législation d’exception si nous sommes, par malheur, de nouveau touchés ? C’est effectivement ce qui s’est passé. L’état d’urgence a été prolongé à six reprises, puis s’est transformé en loi commune le 1er novembre 2017.

L’état d’urgence pouvait être un outil adapté à la réaction rapide face à une situation de péril, tel qu’il avait été employé par le président de la République lorsqu’il l’a mis en place par décret dans la nuit du 13 au 14 novembre pour une durée de 12 jours. Mais, passée cette période, il convenait de s’assurer que la justice antiterroriste avait les moyens de poursuivre l’enquête, nécessaire, dans le cadre du droit commun.

D’autant plus que le droit commun en vigueur à ce moment-là ne nous laissait pas sans protection : dès 1986, en réaction aux vagues d’attentats, des lois antiterroristes ont été votées, ainsi qu’après le 11 septembre 2001 et les attentats de Madrid en 2004. Ces lois ont doté les services de l’État de moyens considérables : extension de la garde à vue à 4 jours voire 6 en cas de menace imminente, report de la présence d’un avocat à la 72e heure contre 12 ou 24 heures en temps normal, perquisition possible sans l’assentiment de la personne suspectée, création d’un corps spécialisé de juges d’instruction. De même, en 1995, a été créé le plan Vigipirate, qui, porté à des niveaux variés dans le temps, n’a cependant jamais été suspendu depuis maintenant vingt ans. En décembre 1996, une loi relative aux perquisitions de nuit en matière de terrorisme a été adoptée.

Et ce corpus législatif s’est adapté aux évolutions récentes du terrorisme : la loi antiterroriste du 30 novembre 2014 prévoit une interdiction administrative du territoire français pour les suspects candidats au djihad et crée un délit d’ « entreprise terroriste individuelle » pour permettre d’appréhender même les personnes qui agissent seules. Concernant les attentats du 13 novembre 2015, une enquête pénale était en cours, qui donnait les moyens juridiques nécessaires aux enquêteurs. Quant à l’assaut donné contre un appartement hébergeant des terroristes à Saint-Denis le 18 novembre, contrairement à ce qui était régulièrement affirmé, ce n’était pas l’état d’urgence qui l’avait permis. Les écoutes, la géolocalisation, les infiltrations, la réquisition, l’exploitation des données étaient permise par le code de procédure pénale. Il semblait, et il semble toujours, que ce soit le manque de moyens humains qui pose problème et empêche la justice de mener des enquêtes dans de bonnes conditions, pas la législation existante.

Le texte, dans son article 4, modifiait la définition des personnes susceptibles d’être assignées à résidence. La loi prévoyait jusque-là que « toute personne, dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre public » pouvait être assignée à résidence ; elle prévoira dorénavant que sera concernée « toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». Cette modification étendait de manière importante le champ des personnes qui pourraient être assignées à résidence sur décision du pouvoir administratif, sans intervention du juge judiciaire et pour des motifs qui peuvent n’avoir aucun lien avec les attentats. Les personnes assignées à résidence pourront l’être pendant 12 heures, contrôlées jusqu’à trois fois par jour, éventuellement avec un bracelet électronique. Bracelet dont la gestion est déjà matériellement aujourd’hui très difficile pour les personnels qui en ont la charge.

Je me souviens de mon intense émotion à la sortie de l’hémicycle. J’avais les jambes qui flageolaient, le sentiment d’un moment important, l’inquiétude d’avoir mal fait.

Ainsi, une heure avant mon vote, j’ai posté un petit texte, disant que je voterais contre et pourquoi. Ce vote est sans le moindre doute le plus difficile de ceux que j’ai eu à produire dans ma vie d’élue. A la fois celui qui m’a demandé la réflexion la plus ardue et pour lequel ma main a le plus tremblé. Non parce que je craignais d’être minoritaire, mais parce que je n’étais pas sûre de faire le bon choix. Sans prétendre avoir eu raison, je n’ai jamais regretté mon vote.

Nous étions 558 votants ce jour-là. 551 ont voté pour du PCF au FN. Fanelie Carrey-Conte députée socialiste de Paris s’est abstenue. Autrement dit, elle est la seule députée de Paris à ne pas avoir voté pour, je mesure la difficulté de sa décision, comme députée élue à proximité des lieux des attentats. Nous avons été six à voter contre : trois écologistes, Noel Mamère, Sergio Coronado, Isabelle Attard et trois socialistes, Pouria Amirshahi, Gérard Sébaoun et moi-même. Je me souviens de mon intense émotion à la sortie de l’hémicycle. Sortie dont j’ai eu le temps de profiter car depuis l’installation du gouvernement Valls j’avais été déplacée de ma place bien visible pour les caméras (datant de la période d’installation durant laquelle j’étais bien vue), vers le fond de l’hémicycle, comme on vous met au fond de la classe. J’avais les jambes qui flageolaient, le sentiment d’un moment important, l’inquiétude d’avoir mal fait. Mais dès que j’ai retrouvé l’air de Paris, j’ai éprouvé un sentiment de soulagement considérable à l’idée que j’avais voté comme cela me paraissait juste, sans me laisser dominer par la peur. Je n’entends pas par-là signifier que le vote de ceux qui se sont exprimés favorablement l’ont fait par peur car cela pouvait être un vote d’adhésion.

Le soir, j’étais épuisée et assaillie par la tristesse, une phrase m’est venue, presque malgré moi. Je me suis dit « mon pays me manque ». Je n’ai jamais éprouvé de fierté particulière à « être française ». Certes à l’occasion de grandes compétitions sportives je me laisse prendre au soutien et au suivi d’athlètes françaises et français, mais comme je le faisais à l’occasion des rencontres sportives auxquelles je participais moi-même avec mon club. Si j’avais été mexicaine, guinéenne ou israélienne j’aurais fait de même. Si je n’éprouvais pas de fierté, je n’éprouvais pas de honte non plus. C’est juste que ça ne me parlait pas. Si je suis française, je n’y suis pour rien, c’est parce que c’est le sol sur lequel je suis née de deux parents français. Je ne considère pas cela comme une gloire. C’est juste un fait, le hasard. Je mesure aussi que c’est une chance considérable. Et bien malgré cela, ce soir-là mon pays me manquait, sans doute parce qu’au fond pour moi, ce qui faisait la spécificité de la France, dont il y a lieu d’être fier, c’était que la France est le pays des droits de l’Homme et des libertés. Et, comme l’écrit Jacques Prévert à propos du bonheur qu’on reconnaît au bruit qu’il fait quand il s’en va, j’ai reconnu mon pays quand il n’était plus le pays des Droits de l’Homme et des Libertés.

Ce soulagement s’est confirmé tous les jours, les débordements de l’état d’urgence se donnant de plus en plus à voir et les expressions divergentes commençant à s’exprimer. C’est le vote du quinquennat pour lequel j’ai reçu le plus de messages, de désapprobation comme d’approbation. Du côté des approbations beaucoup de personnes que je ne connaissais pas, des Français vivant à l’étranger, des citoyens de ma circonscription et aussi deux policiers. Un jeune policier bisontin en poste à Paris, au commissariat proche du Bataclan et qui était en service ce jour-là. Ainsi qu’un commissaire à la retraite vivant dans l’Ouest. J’ai été particulièrement touchée et émue des messages de soutien qu’ils ont pris la peine de m’écrire, comme si cela était plus surprenant de leur part que de la part de personnes issues d’autres professions. Un peu bêtement, il se trouve qu’il m’arrive très rarement d’être en contact avec des représentants des forces de l’ordre et que je ne l’ai guère cherché. Cela ne dit rien de l’importance que j’attache à leur mission, mais dans les faits ma culture m’incline davantage aux rencontres avec d’autres acteurs.

Du côté des mécontents, j’ai demandé à mes collaborateurs de lister l’ensemble des arguments, plutôt que de lire moi-même les messages pour m’éviter les insultes peu propices à m’aider à réfléchir, mais aussi pour répondre aux contestations ou interrogations bien légitimes. J’ai néanmoins été très surprise du degré de violence exprimé par ceux ou celles qui ne partageaient pas mon choix et ce d’autant plus qu’ils l’avaient largement emporté. J’ai également été choquée de la manière dont ils semblaient se sentir autorisés à dire des imbécillités, comme cela a été le cas, par exemple, du maire de Besançon Jean-Louis Fousseret qui s’est exprimé en ces termes dans les colonnes de l’Est Républicain : «  Après la mort de tant de personnes et dans la situation actuelle, je suis stupéfait, consterné et sans voix. Quels objectifs politiques peuvent être poursuivi avec ce vote ? C’est vraiment vivre dans un autre monde. L’état d’urgence a justement permis de mettre hors d’état de nuire ceux qui étaient à Saint-Denis. Ce vote est aussi un signe de défiance par rapport au président de la République, vraiment je suis consterné. ». (Est Republicain du 20 novembre 2015, Yves Andrikian)

Le fait que sans l’état d’urgence il n’aurait pas été possible d’appréhender le dernier terroriste était une idiotie, puisque c’était l’enquête pénale qui l’avait permis et non l’état d’urgence. Mais nulle part, ni à aucun moment d’ailleurs, le journal n’a critiqué son propos ou ne m’a permis de le faire. Et j’ai trouvé préoccupant que le maire de la ville, ayant, par ailleurs, été député répète de telles âneries. Sans parler de son irrespect, j’étais élue, comme il l’était, de surcroît du même parti (il a, depuis, rejoint Emmanuel Macron), il pouvait évidemment critiquer mon choix, même vivement, mais il aurait pu également s’en entretenir avec moi et user d’un ton différent. De même, il parle de mon vote comme d’une tactique politique, comme si c’était ce qui avait déterminé mon choix. Il me prend clairement pour une idiote. Il ne fallait vraiment pas être futé pour penser que ce vote me rapporterait des voix ou une quelconque gratification.

Mais il y a des gens, surtout quand ils sont en situation de pouvoir depuis longtemps, qui semblent penser que ça leur donne des droits que les autres n’ont pas. En état d’urgence, on doit faire taire toute critique puisque nous sommes dans un « état de guerre ». Le gouvernement doit donc être soutenu, ceux et celles qui critiquent sont des traîtres. C’est sans doute pour cette raison que le Premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis, a prétendu dans la presse qu’il allait convoquer les trois contrevenants socialistes que nous étions (Gérard Sébaoun, Pouria Amirshahi et moi). Je dis « prétendu » car aucun de nous trois n’a jamais reçu ce courrier. L’hebdomadaire Le Point précisait que nous serions «  priés de venir nous expliquer avec les instances dirigeantes du parti ». Information reprise par le Canard enchaîné du 25 novembre 2015, qui ajoute que Jean-Christophe Cambadélis souhaitait nous refuser l’investiture aux législatives de 2017. Investiture que j’ai remportée à 75 % face à une adversaire tenante de la ligne officielle, qui s’est ensuite tournée vers Emmanuel Macron. Mes deux collègues ne se sont pas représentés.

Une semaine plus tard, par le biais d’un long courrier, j’ai répondu. Cela fut un moment très important pour moi, qui m’a offert l’opportunité de nombreux échanges écrits, oraux, individuels et collectifs que j’ai vécus comme de grands moments de débat démocratique. J’ai écrit en pensant en particulier à un militant récent du PS et à un couple de militants socialistes catholiques ouvriers. Le premier prenait régulièrement la peine de m’exprimer son point de vue, ses interrogations, ses approbations souvent. Et là, rien. Les seconds, amis militants de longue date, ont toujours été à mes côtés, vigilants, interrogatifs, critiques parfois mais toujours là. Le vote était intervenu le jeudi. En fin de semaine, ils m’avaient envoyé un SMS « on pense à toi et on t’embrasse bien fort ». Un message pour dire leur amitié, mais un message qui ne disait rien de mon vote. Tous les trois, sont des militants que je respecte profondément et auxquels je dois beaucoup. C’est d’abord en pensant à eux que j’ai écrit, des personnes bienveillantes, qui étaient elles aussi tellement terrassées par ce qui s’était produit que, sans me condamner parce qu’ils ne doutent pas de ma bonne foi, ne trouvaient même pas la force de me dire leur éventuel désaccord ou de m’interroger. (à suivre)


Barbara Romagnan

Ancienne députée PS

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