Théâtre

Notre innocence, cri du cœur de la jeunesse

Critique

Cinquante ans après Mai 68, Wajdi Mouawad tente, avec Notre innocence, sa dernière création au Théâtre de la Colline, de faire le portrait de « la » jeunesse contemporaine, héritière des désillusions du passé et embarrassée par le poids de l’histoire. Mêlant différentes strates traumatiques, le spectacle invite peut-être alors à trouver le salut dans l’art…

«Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. » [1] Ainsi Camus inaugurait son fameux Mythe de Sisyphe. Dans Notre innocence, dernier spectacle de l’artiste prolifique libano-canadien Wajdi Mouawad, créé il y a quelques jours au Théâtre de la Colline, dont il est le directeur, pour donner corps à ce problème, il y a Victoire. Victoire, c’est la suicidée dont le nom et le geste provoquent des rapprochements philosophiques vertigineux, des interprétations diverses. Si pour Cioran, dans la lignée de Schopenhauer, la liberté de se suicider est un réconfort, une victoire contre l’insupportabilité de la vie, pour Spinoza elle résulte a contrario d’une servitude à des causes extérieures. Ainsi : Victoire ne serait-elle pas plutôt la défaite de ce groupe d’amis, désemparés, qui refont le fil de leur soirée et de leurs petites médiocrités, qui auraient mené la jeune femme à se défenestrer ?

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Le suicide devient alors une fenêtre ouverte sur la représentation que ces dix-huit jeunes gens entre 20 et 30 ans – neuf garçons, neuf filles – ont d’eux-mêmes. Une casuistique en gueule de bois, une exploration de leur culpabilité, une explosion de leurs dissensus. L’un deux joue de la vielle pendant que l’on touche des cordes sensibles. Deux jeunes femmes arabes se font face, l’une avec un « ostie » d’accent québécois, l’autre avec une pointe de marseillais. Toutes deux d’origine algérienne, réunies sur le plateau d’un théâtre national français, elles se font face : leur corps, leurs voix, les histoires suffisent à témoigner de l’Histoire, de ses déchirures, de ses ironies, de ses hasards. Un chant turc réveille quant à lui les blessures kurdes et arméniennes dans l’imaginaire collectif. Et pourtant la jeune fille de demander : qu’ai-je à voir avec ce passé qui ne passe pas, qui n’est même pas passé ?

Mais s’ils se singularisent ainsi, c’est pourtant quelque chose de « la » jeunesse que le spectacle tente de capter : que se dessine-t-il dans ce portrait collectif d’un groupe, image aux multiples visages ?

Les comédiens, désignés dans la distribution par leur état civil, sont caractérisés non pas par un nom de personnage mais par un trait de caractère : « celle qui veut prendre soin d’Alabama », la fille désormais orpheline de Victoire, « celui qui voudrait que l’on parle dans la langue des chevaliers de la Table ronde », ou encore « celle qui voudrait jeter tout le monde par la fenêtre ». Chacun et chacune y va de ses rêves, de ses lâchetés, de ses amertumes. Mais s’ils se singularisent ainsi, c’est pourtant quelque chose de « la » jeunesse que le spectacle tente de capter : que se dessine-t-il dans ce portrait collectif d’un groupe, image aux multiples visages ?

Avec un sourire narquois, d’aucuns diront la « Génération Bataclan » (sic), expression qu’on a pu lire dans les journaux après les attentats. Notre innocence doit en effet sa genèse à un double traumatisme : d’abord les attentats du 13-Novembre, car le spectacle prend son origine dans un atelier mené au Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD) à l’automne 2015 ; ensuite la mort brutale d’une des leurs, quelques mois plus tard. À cela se tisse une histoire personnelle de la jeunesse de Wajdi Mouawad : le suicide de son meilleur ami quand lui-même était étudiant à Montréal. Héritage et écho traumatiques chers à l’artiste imprégné de tragédie grecque, qui ne cesse de revisiter à sa manière les Atrides…

« En quel temps vivons-nous ? », s’interrogeait dans un livre récent Jacques Rancière. Ici se dégage une sorte d’ivresse mélancolique, et de corporéité, avec ces corps exultants, frénétiques, dans le tableau intitulé « LA CHAIR » : le spectacle, initialement intitulé Victoires, fait place à la fête avant un lendemain de défaite, avec l’annonce de la mort de Victoire. Car avec la fin de l’histoire, la fin des idéologies, et l’entrée en scène de l’anthropocène, il ne resterait que cela pour cette « génération corridor » (en transit vers quoi, vers où ?) : le sexe, la chair, le corps. Un des comédiens note : avant, quand tu voyais un couple marcher dans la rue, tu te disais « voilà deux héros qui s’aiment ». Maintenant tu penses : « voici un trou et une bite. »

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » Cet « avant », c’est notamment celui de Mai 68, dont on célèbre le cinquantième anniversaire cette année et qui, dans Notre innocence, donne lieu à un cri du c(h)œur lors du deuxième tableau du spectacle. Les dix-huit comédiens, dans un patchwork coloré, se réunissent face au public et déversent leur torrent de paroles, implacables : les bouches s’ouvrent comme une seule, les poitrines se soulèvent comme une seule, le souffle aussi se fait comme unique. Ce souffle hypnotique qui s’accélère, se suspend, s’engouffre, témoigne de la rencontre sincère entre ce texte rageur et ces jeunes gens ­— le bruit et la fureur (de vivre ?). Une tempête souffle sur la Colline… car ils ont beaucoup à dire !

« TOUS. (…) C’étaient vous, ces jeunes-là, non ? / C’était vous, ce mois de mai-là, mois mythe, sacré entre tous, avec lequel vous n’avez de cesse de nous écraser puisque vous, vous l’avez faite la révolution, vous, vous aviez le sens du partage, de la camaraderie, n’étiez pas scotchés à des portables (…) »

Héritière d’un siècle qui a détruit le progrès, qui a annihilé la politique, de mots éculés et endeuillés d’espérances perdues, d’une planète déréglée, on lui aurait aussi confisqué le futur.

Le chœur, dans une lignée brechtienne, se fait tribunal : au « nous », présent dans le titre, s’oppose frontalement un « vous », qui semble recouper la division scène/salle. Qui est appelé à la barre ? Ceux et celles qui n’ont pas écouté le « principe de responsabilité », alors qu’« ils ont des droits sur nous », disait l’autre : les morts, certes, mais aussi les prochains vivants…

Un des spectateurs se lève bruyamment, un « genou » mécontent de ce procès générationnel, qui se sent peut-être visé et déclare forfait devant le rouleau-compresseur d’une jeunesse accusatrice. Accusatrice, car que lui a-t-on transmis ? De quoi est-elle la dépositaire ? Héritière d’un siècle qui a détruit le progrès, qui a annihilé la politique, de mots éculés et endeuillés d’espérances perdues, d’une planète déréglée, on lui aurait aussi confisqué le futur. Le grand hold-up de l’histoire en somme, qui la laisse aux prises avec le spectre de la modernité et une forme d’« hantologie » : le passé lui pèse et l’avenir, « ce qui vient à nous », arrive avec son lot d’inquiétudes. On lui rabâche ainsi que sa vie sera moins bonne que celle de ses parents, que ce petit appartement qui coûte désormais une fortune valait avant « une bouchée de pain ». Tout romantisme sonne de façon ridicule et l’on subit une injonction au principe de réalité, du « trop de réalité » : à la déforestation de la forêt amazonienne correspondrait celle des imaginaires…

Avec Mouawad, tout prend une dimension mythique. Ainsi Victoire serait la culpabilité transmise, l’arrière-plan phylogénétique de la jeunesse. Lorsqu’une jeune femme turque exprime son malaise, rappelant le moment où Victoire lui avait déclaré qu’elle était d’origine arménienne, un autre lui rétorque que si elle avait été Allemande, Victoire lui aurait dit qu’elle était juive, si Palestinienne, alors Israélienne, etc, etc. Victoire, au-delà de son personnage, allégorise donc cela : la culpabilité du colonialisme, des génocides, des massacres ethniques, des idéologies mises à mal… qui hante l’inconscient collectif.

Face à cela, dans ce vieux monde meurtri, il s’agirait de retrouver l’enfance. Face à cela, il faudrait clamer « notre » innocence.

Que faire alors ? Sombrer dans le désespoir et le nihilisme, l’autoflagellation ? Non, face à cela, il y a Alabama, la fille de Victoire. Face à cela, dans ce vieux monde meurtri, il s’agirait de retrouver l’enfance. Face à cela, il faudrait clamer « notre » innocence. Face à cela, il faudrait tuer la culpabilité (Victoire ?). Le mythe n’est décidément pas loin. Tout n’est pourtant pas si simple, mais il y a quelque chose de touchant dans ce cri du c(h)œur, qui point comme un coup, car c’est là justement que réside la beauté fébrile de la jeunesse, cette jeunesse qui dans un grand souffle montre son désarroi, sur ses jambes fragiles qui se dérobent mais dont la langue cavale à perdre haleine :

« (…) Je ne sais pas, je ne sais pas, je ne sais pas je ne sais pas je ne sais pas (…) ce que je vais faire de ma vie, ce que je vais faire de ma peau. »

La pièce s’inscrit dans un cycle plus large de réflexion sur la jeunesse entrepris par Wajdi Mouawad. Un colloque « jeunesse » est d’ailleurs prévu au théâtre le 14 avril prochain, intitulé « À quoi jouez-vous ? », qui entre évidemment en résonance avec Notre innocence. Pièce où les jeunes gens s’interrogent : que penser de l’héroïsme quand on a 25 ans en 2018 ? Que faire de nos vies, ces « vies minuscules » ? quelles sont nos envies, nos avis ? Le spectacle, construit en cinq tableaux, mène de « LA VIANDE » à « LA CHAIR », puis au « CORPS » et enfin à « L’ESPRIT », cheminant vers l’abstraction, avant de finir (ou commencer ?) sur « LA VIE ». Car, avant tout, le spectacle invite à continuer à vivre : « Soyez sublimes, soyez magnifiques » en sont les derniers mots.

Car « nous vivons dans un régime général de croyances. Dans ce régime de croyances, nous pouvons choisir entre une infinité de fictions », écrit Camille de Toledo, qui ajoute : « Mais en quel régime de croyances voulons-nous croire et pour vivre dans quelle fiction ». L’écrivain et ses acolytes Kantuta Quiros et Aliocha Imhoff en appellent de leur côté à la « pensée potentielle », qui « transforme la mélancolie de ce qui ne fut pas, de ce qui aurait pu être, en une soif, une faim de ce qui pourrait être ».

À cette invitation, Wajdi Mouawad et sa proposition font écho, probablement sans le savoir, mais y répondent par le théâtre. Un jeu chiasmique entre ce que l’on nomme ordinairement « réalité » et « fiction », dans une savante mise en scène jouant sur les allers-retours entre espaces référentiels et représentés, l’art et la vie, réinvestit ainsi le topos du theatrum mundi de façon originale pour finalement proposer un conte porteur d’espérances. Déjà dans le tableau introductif, Mouawad se met en scène à travers le récit de la genèse du projet, portée par une des comédiennes qui raconte sa rencontre avec le metteur en scène, puis les différentes strates traumatiques qui composent le spectacle. Ensuite, Alabama, dont le nom évoque le rêve de Martin Luther King [2], personnage dont tout le monde parle mais qu’on ne voit jamais, représente la fable à laquelle il faudrait croire. Dans les derniers tableaux, l’arlésienne finalement apparaît comme un deus ex machina face aux maux et émois de la jeunesse contemporaine. L’aspect conte, qui n’est pas sans rappeler l’esthétique de Pommerat, notamment par l’éclairage et le ton, souligne que cette figure est bien une métaphore ; pour ceux et celles qui ne l’auraient pas saisi, les comédiens s’exclament d’ailleurs à plusieurs reprises qu’« elle n’existe pas ». Métaphore de quoi ? La petite fille rencontre sur sa route différentes personnes qui lui indiquent d’aller sur la colline, derrière le cimetière… lieux qui ne sont pas sans évoquer le théâtre du même nom et les sépultures du Père-Lachaise : à la fin du spectacle, l’espace de la fable et celui de la réalité coïncident donc à l’échelle 1:1. Et l’enfant, personnification de l’absolution et de la rédemption pour des crimes que nous n’avons pas commis mais qui nous pèsent, orpheline comme cette jeunesse l’est d’idéaux, trouverait alors son salut au théâtre. In fine, la présence de ces jeunes comédiens et comédiennes sur le plateau, où les imaginations foisonnent, à l’image de la diversité des genres de la mise en scène, incarnerait alors en acte le refus du désespoir, et la croyance, naïve peut-être, en l’art et en l’enfance. « Notre » innocence serait alors la célébration de la vie, Notre innocence serait alors une victoire [3], « notre » innocence nous inviterait peut-être, alors, à être héroïque comme le sont les enfants.

Notre innocence, anciennement Victoires, du 14 mars au 11 avril 2018. Théâtre de la Colline (Paris).
Texte et mise en scène : Wajdi Mouawad.
Avec Emmanuel Besnault, Maxence Bod, Mohamed Bouadla, Sarah Brannens, Théodora Breux, Hayet Darwich, Lucie Digout, Jade Fortineau, Julie Julien, Maxime Le Gac‑Olanié, Hatice Özer, Lisa Perrio, Simon Rembado, Charles Segard‑Noirclère, Paul Toucang, Étienne Lou, Mounia Zahzam, Yuriy Zavalnyouk, et , Inès Combier, Aimée Mouawad, Céleste Segard (en alternance).
Assistanat à la mise en scène : Vanessa Bonnet // Musique originale : Pascal Sangla // Scénographie : Clémentine Dercq // Lumières : Gilles Thomain // Costumes : Isabelle Flosi // Son : Émile Bernard, Sylvère Caton // Régie : Laurie Barrère.


[1] Si le problème est philosophique, il est aussi numérique : en France, la prévention du suicide est devenue une cause nationale avec la création en 2013, par la ministre de la Santé Marisol Touraine, de l’Observatoire national du suicide. Selon cet Observatoire, en 2014, 8 885 personnes se sont données la mort, soit près de 24 suicides par jour…

[2] « Je rêve qu’un jour, même en Alabama, avec ses abominables racistes, avec son gouverneur à la bouche pleine des mots “opposition” et “annulation” des lois fédérales, que là, même en Alabama, un jour les petits garçons noirs et les petites filles blanches pourront se donner la main, comme frères et sœurs. Je fais aujourd’hui un rêve ! »

[3] Victoires est l’ancien titre du spectacle.

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Notes

[1] Si le problème est philosophique, il est aussi numérique : en France, la prévention du suicide est devenue une cause nationale avec la création en 2013, par la ministre de la Santé Marisol Touraine, de l’Observatoire national du suicide. Selon cet Observatoire, en 2014, 8 885 personnes se sont données la mort, soit près de 24 suicides par jour…

[2] « Je rêve qu’un jour, même en Alabama, avec ses abominables racistes, avec son gouverneur à la bouche pleine des mots “opposition” et “annulation” des lois fédérales, que là, même en Alabama, un jour les petits garçons noirs et les petites filles blanches pourront se donner la main, comme frères et sœurs. Je fais aujourd’hui un rêve ! »

[3] Victoires est l’ancien titre du spectacle.