Littérature

Pourquoi la poésie en des temps obscurs

Critique

Actualité éditoriale remarquable pour trois poètes qui eurent chacun leur lot d’obscure temporalité : la résistance maquisarde durant la Seconde guerre mondiale pour René Char, le stalinisme pour Ossip Mandelstam et les séquelles du nazisme pour Gherasim Luca.

 

« Wozu Dichter in dürftiger Zeit? » [« À quoi bon des poètes en des temps de détresse? »]
« In den finsteren Zeiten Wird da auch gesungen werden? Da wird auch gesungen werden. Von den finsteren Zeiten. » [« Dans les sombres temps/Est-ce qu’on chantera aussi ?/Oui, on chantera aussi. / A propos des sombres temps. »].

 

Ils sont deux à avoir posé la question en termes similaires, tous deux en langue allemande mais à des périodes différentes (Hölderlin en 1800 et Brecht en 1939), comme quoi la question vaut d’être posée encore et encore. Et encore à notre époque. Son intérêt est d’obliger à une double définition, portant et sur la poésie et sur les temps obscurs (sombres ou de détresse). Sur ceux-là, Brecht donne une réponse dans un autre poème, le célèbre « A ceux qui naîtront après », ce sont les temps où « une conversation au sujet des arbres est presque un crime/Puisque cela recouvre de silence tant de méfaits ». A l’en croire, les temps obscurs sont ceux où la poésie n’aurait plus le droit de se faire entendre, par délit d’obscénité en regard de la famine ou de l’injustice. D’où une déduction : la poésie comme indice en négatif des temps obscurs.

Hypothèse hésitante, vaguement tautologique, qui pousse à tenter d’y voir plus clair dans les temps obscurs. Les sombres temps d’Hölderlin renvoyaient à la crise des valeurs, notamment spirituelles, emportant l’Occident depuis la Révolution française, ceux de Brecht sont plus directement ténébreux, le nazisme qui l’a fait fuir au Danemark. Et les nôtres – en France ? Si notre présent n’accuse pas de telles noirceurs, il ne revêt pas non plus d’éclatantes couleurs, terni par les tensions sociales, les déchirures républicaines, la crainte du terrorisme, le drame migratoire. En outre, il semblerait que dans notre ère d’individualisme, de consumérisme et de rentabilité, la gratuité de la poésie s’apparente à une coupable futilité.

Pourtant, la poésie est en France active : la vingtième édition (3-19 mars) du Printemps des poètes vient, comme chaque année, de drainer un public dense ; ce sera le tour en juin du 36e Marché de la poésie ; en milieu scolaire, la poésie est associée à de nombreux ateliers de création et le succès de Grand corps malade, entre autres diseurs, slammeurs et rappeurs, témoigne d’une oreille publique favorable à la prosodie et à la rhapsodie. Quant à l’actualité des publications, elle nous gâte de trois parutions remarquables : un travail éditorial exceptionnel sous la forme des Œuvres Complètes, en deux tomes, d’Ossip Mandelstam (Le bruit du temps/La Dogana), un inédit de Ghérasim Luca, Je m’oralise, présentant texte et dessins (José Corti) et une publication en format de poche (Poésie/Gallimard) reprenant deux collaborations, Le visage nuptial et Retour amont, entre René Char et Alberto Giacometti, doublée d’une exposition à la Galerie Gallimard.

Trois poètes qui eurent leur lot d’obscure temporalité : la résistance maquisarde durant la Seconde Guerre mondiale pour Char, le stalinisme pour Mandelstam et les séquelles du nazisme pour Luca. Obscurité qui, pour les deux derniers, finit par engloutir leur vie : la mort dans un camp sibérien pour Mandelstam, le suicide par noyade dans la Seine pour Luca. Leur poétique s’inscrit sur et avec cet horizon, non pas contre car ce serait asservir l’autonomie de l’écriture à un affrontement historique et donc la juger non plus dans son esthétique mais dans une efficacité objective qui ne lui appartient pas. Un poème combat en tant que poème et non pour le message qu’il véhicule. La question initiale demeure et se tournera vers les œuvres pour deviner des esquisses de réponse.

Mandelstam en détient une première : « En poésie, c’est toujours la guerre » (II, p. 353). Il parle d’histoire de la littérature et d’histoire de la langue, insistant sur l’écart revendiqué de l’écriture poétique avec l’usage commun, traitant avec obstination de style et de philologie comme il le fait dans ses autres essais. Sauf qu’il n’est pas moins attentif au destin des opprimés : « Écarte les apparences, /brise la cage terrestre, / entonne l’hymne rageur, /cuivre d’émeutes secrètes » (I, p. 75). Car la littérature est aussi pour lui une passion dévorante et indispensable qui, à ce titre, foudroie la littérature des dominants. D’un vers d’Essénine (« Je n’ai fusillé nul malheureux dans les geôles »), il écrit : « Voilà un symbole de confiance, le canon poétique du véritable écrivain – de l’ennemi mortel de la littérature »  (II, p. 479).

Persécution, emprisonnement, censure, bannissement, son parcours mène aux Cahiers de Voronej : « JE SUIS AU CŒUR DU SIECLE – chemin confus,/mais le temps un peu plus éloigne la cible -/fatigué est le frêne de mon bourdon/et moi le cuivre à force de misère » (I, p. 493). Les Cahiers, écrits en exil, suite incandescente d’arias, comme Mandelstam le dit des vers de Dante à propos duquel il livre le mode de lecture de la poésie, d’une considération formaliste à une avancée politique: « Le temps, pour Dante, c’est le contenu de l’Histoire perçue comme un unique acte synchronique ; et, à l’inverse : le contenu de l’Histoire est la prise en commun du temps » (II, p. 604).

Toutefois, Mandelstam ne facilite apparemment pas la réflexion lorsqu’il prive la poésie de destinataire et la détache de son ancrage historique, avançant dans « De l’interlocuteur » sa célèbre théorie du poème comme bouteille jetée à la mer. Mais ce n’est pas parce qu’il n’est pas destiné à un récepteur particulier qu’il n’est que fantaisie arbitraire. Il est à celui qui le trouvera, c’est-à-dire qui se mettra en peine de le trouver : « L’air du poème, c’est l’inattendu. Parlant au connu, je n’exprime que du connu » (II, p. 316). Et l’auteur du fantastique Timbre égyptien d’y voir précisément la différence entre la poésie et la littérature qui, elle, vise un/son public.

On pourrait lui opposer, chez Char, la métaphore amoureuse. Dans le recueil majeur Fureur et mystère, il  figure avant les grands ensembles poétologiques. Cependant, le modeste Visage nuptial est important car il répond à un aphorisme de Partage formel : « Le poème est toujours marié à quelqu’un ». Ici d’abord marié aux dessins de Giacometti, en rapport avec les poèmes, précise-t-il, qui en dépit de leur sensualité rejoignent les silhouettes désolées des statues des années 1960. « La rigueur de vivre se rode/sans cesse à convoiter l’exil » (p. 21) annonce le poème, suivi d’un dessin où une silhouette féminine est séparée d’une tâche barbouillée de ciel bleu. Comme chez Lorca ou Camus, la noce revêt des accents tragiques – le sud a l’épousaille sévère et, en littérature, il n’y a pas de mariage heureux. C’est que le mariage ne signifie pas l’union, mais le désir, la pulsion et qu’il en va de la noblesse de la poésie de ne pas voir, contre toutes les totalités, ces élans aboutir afin qu’ils conservent en permanence leur charge critique accessible : « Écartez-vous de moi qui patiente sans bouche » (p. 35) répète le dernier poème du recueil, « Post-scriptum », au titre programmatique et désespéré. Viennent d’être cités deux octosyllabes et un alexandrin. Comme le disait Mandelstam, «  La poésie classique est la poésie de la révolution » (II, p. 326), car elle nous rappelle que le cri de révolte est à la fois rupture et continuité, rappel de ce qui vaut d’être vécu, la figure de l’amont selon Char : «  Sous l’avenir qui gronde, /Furtifs, nous attendons, /Pour nous affilier, /L’amplitude d’amont » (p. 74).

Et si le post-scriptum perdait sa négativité pour simplement affirmer que la poésie ne connaît que le mode de l’après-coup. Étant fulgurance, elle ne délivre son expérience qu’en dehors d’elle-même. « O mouvement tari de sa diction » (p. 9). Le vers de Char auquel le contexte du poème attribue un sens érotique fait aussi entendre un éloge du dire au-delà du dit, en termes lévinassiens. La poésie abdique tout besoin narratif, elle se consume telle une flamme qui aurait besoin de la nuit pour danser : « Porteront rameaux ceux dont l’endurance sait user la nuit noueuse qui précède et suit l’éclair » (p. 69). La poésie est l’éclair qui creuse le réel et aide le sujet à y trouver sa position. Telles les gravures de Giacometti pour Retour amont, « en blanc sur le fond sombre (c’est le fond qui est mordu à l’acider et pas les traits) » (p. 100).

Une objection majeure au pouvoir de la poésie tient à sa prétendue indéracinabilité linguistique. La poésie, dégagée du narratif et floue quant au sémantique, est avant tout un travail sur la langue, pas obligatoirement un écart par rapport à l’usage courant mais une manière de l’employer, au niveau rythmique, au niveau phonétique, qui amène la langue dans des zones inhabituelles, étranges, voire dérangeantes. Et cette transmutation ne serait remarquée, observable, que par des locuteurs de la langue dans laquelle joue le poète. Pouchkine n’existe qu’en russe, Shakespeare en anglais et Gongora en espagnol. Sauf qu’il existe une opération dénommée traduction qui lorsqu’elle est menée comme il le faut va simplement continuer la chaîne de transmutations que le poète avait commencé dans sa propre langue, répéter le travail sur le rythme et le son, telle une chorégraphie existant en dehors des corps l’incarnant. « Dans leur sainte fureur, les poètes parlent la langue de tous les temps, de toutes les cultures » (II, p. 326). En revanche, les temps obscurs veulent des barrières entre les cultures, prônent l’incommunicable et l’incommensurable. Contre quoi Mandelstam qui, dans son recueil De la poésie, évoque les Russes aussi bien que Villon ou Verlaine écrit en rapprochant un poème de Chénier de la lettre de Tatiana à Onéguine  : « Ainsi s’effondrent en poésie les frontières entre les nations, et les éléments d’une langue s’entr’appellent avec ceux d’une autre par-dessus la tête de l’espace et du temps, une fraternité s’affirme en toute liberté dans le patrimoine de chacune d’elles et unit tous les idiomes […] » (II, p. 397).

Unité poétiquement planétaire aussi parce que la poésie jamais n’écarte la mémoire continue de la nature. Quel que soient ses décors, routes, villes ou fêtes foraines, le regard du poète, irrémédiablement rimbaldien, placera océans et montagnes devant lui et s’en consolera : « Chimères, nous sommes montés au plateau. /Le silex frissonnait sous les sarments de l’espace ; /La parole, lasse de défoncer, buvait au débarcadère angélique » (p. 17). La Provence de Char n’existe qu’en matin du monde comme la Toscane de Mandelstam qui l’accompagnera encore dans la désolation sibérienne. Pour lui, la poésie est toujours tellurique : « La poésie est l’araire qui affouille le temps pour en faire émerger les couches profondes, son tchernoziom » (II, p. 322).

« Opération » et « transmutation », termes à l’aura alchimique, apparaissent dans le poème de Ghérasim Luca dont Deleuze considérait l’écriture comme façonnant une langue étrangère à l’intérieur de la française. Le structuralisme et ses suites nous ont habitués à ne voir dans la littérature que du texte, baptisant ainsi toute production scripturaire. Or, la poésie goûte à l’hérésie et secoue le dogme textualiste. Le mot comme image, « une bougie brûlant à l’intérieur d’un lampion » (II, p. 349) pour Mandelstam, « tracé sur le gouffre » (p. 48) pour Char. Mais la langue, n’est-ce pas d’abord (de) la voix ? Ce que, précisément, affirme et rappelle la poésie, et ce qui, dans des temps obscurs qui nient l’humain, tient lieu de résistance. Je m’oralise, le titre du poème de Luca résume la vocation, au sens double, de la poésie : mission et oralité, sa mission dans son oralité. Luca, arrivé de Roumanie en France à 39 ans, s’empare de la langue française comme d’une argile verbale dans laquelle, à coup d’allitérations, de jeux de mots, de distorsions morphologiques, il rédige la majeure partie de son œuvre poétique. Du surréalisme, il a retenu l’impératif de subversion du réel mais il la pratique au sein d’une poésie surtout sonore mais aussi plastique, empreinte d’humour et de scandale, propre à défier les mythes et les certitudes d’un XXe siècle catastrophé.

Alors que chaque page du volume est flanquée d’un dessin pointilliste dans lequel alternent figuratif et abstrait, il commence par mettre en doute le langage qu’il nomme « visuel » ou « conceptuel » dans lequel la signification est emprisonnée dans sa pauvreté sémantique. L’oreille est la grande libératrice – Luca privilégiait les récitals –, de même que la typographie de ses livres vient éveiller l’œil avant le cerveau. « La sonorité s’exalte//les secrets endormis au fond des mots surgissent » (p. 60). A quel courant se rattache-t-il, à quelle préciosité baroque ? « […] le terme même de poésie me semble faussé/je préfère ontophonie » (p. 61). Puissance du terme, découvrir l’être dans le son, qui livre le programme d’un sujet confiant à la poésie (« mutations sonores » et « multiplicité de sens ») le pouvoir de le dévoiler dans ses possibles : « Je parcours aujourd’hui une étendue […]//où le poème prend la forme de l’ombre/qu’il a mise en marche » (p. 63). « Je m’oralise » : l’éthos passe par le sonore. Plus que l’éthos, la santé : « Lire les poèmes de Pasternak, recommandait Mandelstam : s’éclaircir la gorge, fortifier le souffle, emplir les poumons. De tels vers sont aptes à traiter la tuberculose » (II, p. 358).

En ces temps où l’on confond démocratie directe avec populisme, où le gouvernement du pays se veut jupitérien, la poésie ranime le potentiel combattif de l’expression « donner de la voix ». Se faire entendre mais aussi (donner/de la voix) partager une intimité, une espérance. Le « bruit du temps » que, de toute sa force sensible, Mandelstam veut percevoir appelle en réponse une voix, celle du chant « pur et vrai » des bédouins (I, p. 116) ou celle, « ivresse amère », d’Anna Akhmatova (I, p. 121). La voix contre l’effroi, les tragiquement sublimes Cahiers de Voronej en répètent les variations : « JE CHANTE quand moite est la gorge, l’âme sèche, /regard humide assez, conscience sans ruse » (I, p. 541).

Mandelstam : plus de 1 500 pages en deux tomes ; Char : une centaine de pages ; Luca : 62 pages. Le podium à trois marches sied à Olympe mais pas au Parnasse. Parité pour les trois œuvres. Il me faut toutefois digresser pour jeter un bref éclairage sur ce trésor éditorial: l’intégralité, publiée ou non, des poèmes dans le tome I, et des essais et textes en prose dans le tome II, du poète « naufragé », comme le nommait Paul Celan, dans une traduction (de l’ensemble !) de Jean-Claude Schneider, fluide et dense comme un phrasé de violoncelle – celui qu’entend Mandelstam dans le chant de Dante –, entourée d’un appareillage de commentaires et d’annotations d’un apport indispensable. Encore un mot sur le soin exquis apporté à la fabrication des deux volumes réunis en un coffret avant de citer Celan qui attribuait à sa traduction en allemand de poèmes de Mandelstam « la chance qui […] reste la première pour toute poésie : celle, simplement, d’être à portée de main ». Désormais, à portée de main en français.

C’est-à-dire à portée d’existence. Dans cette visée, on peut traiter, et célébrer, les trois ouvrages également car le texte poétique naît d’une chimie – la métaphore est chez Mandelstam – particulière dans laquelle la matière pèse toujours du même poids quels que soient son volume et son extension. Un poème est un poème, l’évangile selon Hugo. La prose, elle, déploie sa longueur : parabole, fabliau, conte, nouvelle, roman, chronique, mémoires, biographie, etc.… Avec ironie, Mandelstam ne manque pas de proclamer la fin du roman en un segment de son De la poésie alors qu’il promet à la poésie « d’un verre dans un autre, d’éternels rêves » (I, p. 408).

Ce qui nous amène à deux constats à partir de ces ouvrages. Le premier touche à la nature de la poésie qui n’est pas, en vrac, tout ce qui élève, exalte, enflamme dans la culture ou la nature ; elle demande un travail sur le mot au prix d’une impitoyable exigence à cet égard. En second lieu, nos auteurs démentent Brecht, trop péremptoire pour être sincère : les sombres temps n’ont pas à être chantés – la poésie s’y fourvoierait car elle s’occupe de « présence », comme dirait Yves Bonnefoy. Le monde existe et il est encore humain pour le regard qui peut en déceler les résonances. Elle sert à cela.

« On ne tue point la rose/Dans les guerres du ciel. /On exile une lyre » (p. 87). Le poème de Char s’intitule « Déshérence », autre nom des temps obscurs. La poésie offre le refuge. Poasile.

 

 

Ossip Mandelstam, Œuvres Complètes, deux tomes, Le bruit du temps/La Dogana.

Ghérasim Luca, Je m’oralise, José Corti.

René Char et Alberto Giacometti, Le visage nuptial suivi de Retour amont, Poésie/Gallimard.


Alexis Nouss

Critique, Professeur en littérature générale et comparée

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