Sciences Sociales

Samira, Leila, Amel, Azzedine, et les autres : un sociologue à la rencontre de la France des Belhoumi

Sociologue

C’est l’histoire ordinaire d’une famille algérienne ordinaire, avec ses parcours singuliers qui déjouent les discours préconçus sur la délinquance ou la radicalisation. Histoire d’une famille d’immigrés, mais aussi d’enfants de la classe ouvrière, dans laquelle se détachent deux figures de femmes puissantes. Et, à travers elle, l’histoire d’une enquête, et une belle leçon du métier de sociologue que livre là Stéphane Beaud.

« Raconter l’histoire ordinaire d’une famille algérienne ordinaire en France », tel est le projet initial de l’enquête menée par Stéphane Beaud. C’est à l’issue d’une conférence que le sociologue rencontre Samira et Leila, les deux filles aînées de la famille Belhoumi. De leur discussion s’ensuit l’idée de l’enquête : raconter, dans un projet au long cours, les parcours de cette famille algérienne – les parents et leurs huit enfants – installée en France depuis 1977, dans un quartier HLM d’une petite ville de province, M. Belhoumi ayant immigré en France comme manœuvre en 1971, avant d’être rejoint par sa femme et leurs trois enfants et de s’installer à Sardan où naîtront cinq autres enfants.

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L’histoire ordinaire d’une famille algérienne ordinaire c’est, au rebours des discours renchérissant sur les thématiques de la délinquance et/ou de la radicalisation, celle d’une ascension sociale : cette famille, si elle est algérienne, est aussi populaire, et le destin de ces enfants d’immigrés est aussi celui des enfants de la classe ouvrière. Contre une vision culturaliste où l’appartenance religieuse serait mise en avant, contre les catégorisations et les stigmates que le calendrier de l’enquête se chargera d’exemplifier avec le choc des attentats en 2015, il s’agit alors de proposer une analyse fine des diverses socialisations qui permettent d’expliquer les trajectoires – scolaires, professionnelles, conjugales, politiques et religieuses – de chacun.e des enfants de la famille.

Se détachent d’emblée deux figures de femmes puissantes, comme pourrait les appeler Marie N’Diaye ; les deux sœurs aînées, Samira et Leila. Âgées au moment de l’enquête d’une quarantaine d’années, l’une est cadre de santé, l’autre chargée de projet en Mission locale : si elles habitent le livre, et les discours de chacun.e des membres de la fratrie, c’est que non seulement elles ont « réussi », mais qu’elles ont porté à bout de bras les frères et sœurs, assurant les tâches domestiques, supervisant la scolarité, travaillant pour acheter fournitures et livres, dispensant, tout au long des trajectoires parfois heurtées des un.e.s et des autres, ressources matérielles et psychologiques. Ce travail de soutien est aussi surveillance étroite des conversations sur les réseaux sociaux, rappels à l’ordre et remises au pas, notamment au moment des attentats.

Chaque individu est alors un cas unique, et pourtant parfaitement explicable, dans sa complexité même.

Stéphane Beaud le précise à plusieurs reprises, cette famille ordinaire n’est pas représentative, et est bien particulière. Certes, si on rapporte ces trajectoires individuelles aux statistiques, l’ascension sociale des enfants d’immigrés ne concerne qu’une minorité – environ 19 % des descendant.e.s d’immigrés maghrébins en situation d’emploi occupent des professions intermédiaires, et 8 % sont cadres supérieurs. Mais d’une part cette minorité bien réelle est occultée par les faits divers et les procès en radicalisation, et d’autre part, le destin des enfants Belhoumi ne peut être compris que par leur insertion dans des logiques sociales, où se croisent les influences des variables « lourdes » que sont par exemple le genre ou la génération, et les effets non moins efficaces de ce qui pourrait sembler plus anecdotique : habiter en lisière du quartier, être scolarisé.e dans telle ou telle école, et bénéficier alors de socialisations diversifiées ou pas, être pris.e sous l’aile de tel.le ou tel.le enseignant.e. Car une famille ordinaire, comme toute famille, n’existe que par la juxtaposition de destins individuels bien particuliers, et l’analyse, en une sorte de zoom progressif, ne cesse de déployer les singularités.

Les cinq sœurs et les trois frères, ou plutôt les deux sœurs et les trois suivantes, ou encore les deux aînées, la troisième et les deux dernières, ou encore Samira et Leila, chacun et chacune se situe à la croisée de différentes socialisations, dans des contextes qui eux aussi, d’un enfant à l’autre, varient, et qui plus est, se positionne selon sa place dans la fratrie, en réaction ou en imitation. Chaque individu est alors un cas unique, et pourtant parfaitement explicable, dans sa complexité même : ainsi, si les garçons ont moins bien réussi que les filles, c’est parce que se sont combinées de moindres exigences maternelles à leur égard, l’évolution sociale du quartier et ses effets sur les fréquentations des garçons, l’influence du groupe des pairs et les normes de masculinité hégémonique peu compatibles avec la discipline et la bonne volonté scolaire, le stéréotype de « l’arabe », qui, s’il n’épargne certes pas les filles, stigmatise encore bien davantage les garçons. Pour les filles – et notamment les aînées –, l’école (« travailler avec le stylo », selon l’injonction paternelle) était une des seules voies possibles d’émancipation – du quartier, du mariage, de la répartition traditionnelle des rôles. En cela, leurs destins confirment le retard statistique dans la scolarité des garçons d’origine maghrébine, comparée à celle des filles, et leur orientation dans les filières de relégation.

Si ces parcours scolaires correspondent donc finalement aux lois de différenciation genrée, le mystère est ailleurs : alors qu’aucun des fils Belhoumi n’a le bac, alors que l’un d’entre eux a, pendant une période de sa vie, « mal tourné » au point de faire de la prison, alors que tous ont eu des adolescences difficiles, pourtant, aucun n’est au chômage ou dans des situations précaires d’intérim, et chacun connaît aujourd’hui une situation stabilisée. Là aussi, l’analyse permet de fournir des hypothèses : les dispositions précoces au travail (par exemple sur les marchés), si elles ont pu être mises en veille lors de ces trajectoires chaotiques, ont pu être réactivées. Le soutien des sœurs a également été décisif – Leila héberge Azzedine dans son petit appartement parisien, l’extirpant ainsi de la cité, et réécrit la lettre de motivation qu’il adresse à la RATP, où il travaille aujourd’hui. Enfin, le père, ayant arrêté de travailler très tôt pour cause d’invalidité, a toujours veillé au grain, a été extrêmement présent et a, paradoxalement, en raison de cette invalidité, été protégé du ressentiment envers ce pays qui l’avait fait venir.

Cet exemple des parcours scolaires différenciés des enfants d’une même famille illustre, on l’a déjà mentionné, combien la description des lois sociales n’exclut pas la prise en compte des destins individuels  (le parcours de Mme Belhoumi en est un autre exemple, puisqu’ après avoir élevé ses filles aînées, elle décide de travailler… Décision inexplicable dans le cadre d’une lecture trop rapide des rapports sociaux de sexe traditionnels, mais compréhensible quand on resitue cette prise d’autonomie dans la trajectoire de Mme Belhoumi, citadine et scolarisée plus longtemps que son mari). Contre une vision réductrice qui accuserait la sociologie de ne laisser aucune chance aux pauvres hères pris dans les lois des déterminismes sociaux, on voit combien, dans un contexte marqué certes par les inégalités et les discriminations, non seulement les individus ne peuvent être compris indépendamment des relations qui les lient et de la place qu’ils occupent dans ces réseaux, mais par ailleurs, combien ils et elles déploient tactiques et stratégies afin de desserrer l’étau des contraintes et d’y bénéficier d’un peu de jeu : parce qu’elle est femme de ménage dans un collège, dont la directrice est l’épouse d’un inspecteur d’académie, Mme Belhoumi peut tenir tête au proviseur qui veut exclure une des cadettes, Amel,  en le menaçant de se renseigner sur la validité de cette exclusion auprès du dit inspecteur…

Ce livre est salutaire parce qu’il rompt avec les stéréotypes infligés aux enfants d’immigrés, et de mesurer la force du stigmate qui leur est accolé.

Quant à Samira et Leila, elles se révèlent être de véritables stratèges scolaires pour leurs frères et sœurs : s’engager dans l’enquête – et Stéphane Beaud revient à plusieurs reprises avec reconnaissance sur leur rôle de promotrices auprès des frères et sœurs plus réticent·es – pourrait d’ailleurs être lu également comme une stratégie de leur part, le but affiché étant de contribuer à détricoter les représentations stéréotypées, avec lesquelles, même si elles en ont moins souffert que leurs frères, elles doivent en permanence composer.

En ces temps de déferlement de big data, rappeler que la scientificité de la démarche sociologique ne repose pas uniquement dans les statistiques n’est pas superflu.

Outre le plaisir de lecture qu’il procure, ce livre est donc salutaire à plus d’un titre. La raison la plus évidente est bien sûr de rompre avec les stéréotypes infligés aux enfants d’immigrés, et de mesurer la force du stigmate qui leur est accolé, qu’il s’agisse des souvenirs d’une enfance émaillée de multiples humiliations – orientations au rabais proposées au conseil de classe, entrevue déjà mentionnée avec le proviseur où ce dernier s’adresse à la mère en détachant de façon exacerbée les mots –, qu’il s’agisse du racisme de moins en moins larvé des situations professionnelles, ou encore des multiples contrôles au faciès subis par les garçons, les textos affolés échangés entre les sœurs après chaque attentat témoignant de la fragilité de leur intégration et de la précarité de leur acceptation.

Mais ce n’est pas tout : il est ainsi des enquêtes qui à la fois renseignent sur le monde qu’elles décrivent et qu’elles permettent de comprendre, contre les raccourcis et les amalgames, et qui, en même temps, apprennent bien mieux le métier de sociologue que n’importe quel manuel méthodologique. En ces temps de déferlement de big data, rappeler que la scientificité de la démarche sociologique ne repose pas uniquement dans les statistiques n’est pas superflu. Mais pour arriver à une telle finesse d’analyse,  qui fait aussi que ce livre se lit « comme un roman », il faut du temps : le temps de l’enquête au long cours, afin, année après année, d’apprivoiser les réticences, de revenir sur les questions laissées en suspens, et d’instaurer cette conversation permanente, par entretiens, par courriels, par textos, le temps de l’écoute et de l’échange, notamment avec Samira et Leila, qui relisent et commentent le livre au fur et à mesure de son avancée, le temps de s’affranchir des urgences de l’actualité, qui affecte et les enquêtés, et le sociologue.

Car cela rassurera aussi les  sociologues débutant.e.s comme les autres de lire les tâtonnements, les remises en cause, les hésitations de Stéphane Beaud, qui les expose en toute sincérité : peut-être s’est-il fait embarquer à tel moment de l’enquête par Samira ? Peut-être, par excès de discrétion ou de pudeur, n’a-t-il pas assez interrogé Leila sur la précarité matérielle de la famille ? Peut-être a-t-il manqué de suite dans les idées ou d’aplomb pour insister sur tel point laissé dans l’ombre par un des frères ? Peut-être n’a-t-il pas été assez disponible au moment où il l’aurait fallu, notamment juste après l’attentat de Charlie Hebdo, pris lui-même dans son émotion ? C’est sans doute un des apports de la sociologie contemporaine – et sans qu’il y ait là exercice de style – de se contraindre à la réflexivité sur ses pratiques, et à la modestie : le sociologue est lui aussi, une personne ordinaire, parfois fatiguée, parfois désemparée, parfois bouleversée, et qui, même après avoir récolté reconnaissances et légitimité, peut sortir d’un entretien en pensant l’avoir raté, ou encore douter du bien-fondé de sa démarche.

Dans son dernier livre, Les bords de la fiction, Jacques Rancière montre combien littérature et science sociale sont allées de pair pour abolir le pacte de rationalité fictionnelle, qui ne laissait qu’une place mineure aux histoires ordinaires qui arrivent aux gens sans importance. La France des Belhoumi n’est certes pas un roman : si Stéphane Beaud fait entendre les voix de cette famille ordinaire, en de larges extraits restitués, jamais il ne parle à la place de celles et ceux qui n’ont pas voulu s’exprimer ou eu moins de temps à consacrer à l’enquête, jamais il ne brode pour combler les trous. Mais demeure une question : pourquoi, finalement, en littérature comme en sociologie, éprouve-t-on tant de plaisir à lire les non aventures de gens ordinaires ? Peut-être est-ce tout simplement, comme l’écrit Jacques Rancière, parce qu’« à travers toutes ces aventures se poursuit une même enquête sur la révolution par laquelle ceux qui ne sont rien deviennent tout ». Dans ces temps de concurrence effrénée et de libéralisme en marche forcée, c’est un des rôles de la sociologie de contribuer à ce qu’un tel projet ne reste pas, justement, une fiction.

 

Stéphane Beaud, La France des Belhoumi, La Découverte, 352 pages, 21 €


Christine Détrez

Sociologue, Professeure à l'ENS-Lyon