Laïcité

« Réparer » le lien entre l‘Église et l’État, c’est casser la laïcité

philosophe

La séparation des Églises et de l’État implique qu’il ne saurait par principe exister de lien entre le pouvoir républicain qui concerne les citoyens ayant chacun une part égale de souveraineté et les instances religieuses dont l’autorité ne concerne que les individus ayant fait le choix de cette croyance. Comment un tel lien pourrait-il donc être déclaré abîmé par le chef de l’Etat sans porter atteinte à la laïcité ?

Le choix du président Macron de se présenter devant la Conférence des évêques de France est une étape supplémentaire dans le processus de mise en cause politique, récurrent depuis le milieu des années 2000, du principe de séparation indispensable pour comprendre le concept de laïcité. Ce n’est certes pas la première fois, et l’on n’a sans doute pas encore pu évaluer les effets à long terme du discours du président Sarkozy à Latran, au moment de se faire nommer chanoine. Avait alors été pris un premier tournant destiné à remettre la question religieuse, et plus précisément la religion catholique, au cœur de la cité. Sommes-nous aujourd’hui dans l’approfondissement d’une telle démarche contraire au fondement même de la République laïque ?

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Les tensions concernant la laïcité, et ceux qui les attisent ne contredisent-ils pas l’histoire même de son principe ? Il est clair en tout cas que plus le temps passe, plus la sérénité fait place à l’hystérisation dogmatique croissante des échanges, dans un sens contraire à toute forme de débat modéré et rationnel. La difficulté s’accroît quand on constate que souvent ceux qui sont censés être garants des institutions et de leurs principes fondamentaux ont une inquiétante tendance à jeter de l’huile sur le feu des échanges déjà passionnés.

C’est ainsi que dernièrement l’entame du discours du président Macron aux évêques de France n’a pu résonner que de manière discordante pour qui a en tête le principe de séparation des Églises et de l’État : « Pour nous retrouver ici ce soir, Monseigneur, nous avons, vous et moi bravé, les sceptiques de chaque bord. Et si nous l’avons fait, c’est sans doute que nous partageons confusément le sentiment que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, et qu’il nous importe à vous comme à moi de le réparer. (…) Certains pourront considérer que de tels propos sont en infraction avec la laïcité. Mais après tout, nous comptons aussi des martyrs et des héros de toute confession et notre histoire récente nous l’a encore montré, et y compris des athées, qui ont trouvé au fond de leur morale les sources d’un sacrifice complet. Reconnaître les uns n’est pas diminuer les autres, et je considère que la laïcité n’a certainement pas pour fonction de nier le spirituel au nom du temporel, ni de déraciner de nos sociétés la part sacrée qui nourrit tant de nos concitoyens. Je suis, comme chef de l’État, garant de la liberté de croire et de ne pas croire, mais je ne suis ni l’inventeur ni le promoteur d’une religion d’État substituant à la transcendance divine un credo républicain. »

La séparation signifie que l’État républicain est par définition indifférent aux problématiques qui animent les autorités religieuses

Certes, le Chef de l’État n’oublie pas de faire mention du premier principe de la loi de 1905, celui selon lequel la liberté de conscience est essentielle et structurante dans une république qui laisse à chacun le choix de s’orienter individuellement, en toute autonomie, dans la spiritualité. Mais il oublie le corollaire de cette liberté absolue : l’égalité entre tous les citoyens dans cette capacité à s’autodéterminer, qui n’est possible qu’à partir du moment où le second principe, celui de séparation, est respecté scrupuleusement.

La séparation signifie qu’à aucun moment le pouvoir politique ne se déclare concerné par les affaires religieuses pour l’orientation des affaires de l’État ; elle signifie que l’État républicain est par définition indifférent aux problématiques qui animent les autorités religieuses et plus globalement toute forme d’autorité spirituelle ; elle signifie donc que par essence il n’y a pas de lien entre une autorité et l’autre, entre le pouvoir républicain qui concerne les citoyens ayant chacun une part égale de souveraineté, et les instances religieuses dont l’autorité ne concerne que les individus ayant fait le choix de cette croyance.

C’est grâce à l’articulation de ces deux principes que la laïcité a pu depuis plus d’un siècle définir un cadre de vie commune où l’existence citoyenne est possible pour tous et ensemble, tandis que chacun jouit du droit individuel de croire ou de ne pas croire. Dès lors, entretenir un lien, par définition politique, entre l’État républicain et l’Église catholique – ou toute autre Église, ou toute autre autorité spirituelle – c’est non seulement mettre en cause le principe de séparation, mais c’est par-là même favoriser une croyance au détriment de l’ensemble des autres. Autrement dit, en annonçant le vœu d’entretenir une relation privilégiée entre l’État et l’autorité incarnant une option spirituelle particulière, en indiquant la volonté de rétablir un lien subjectivement supposé abîmé alors même qu’il n’en existe pas à proprement parler, c’est une dissymétrie inédite depuis 1905 qu’introduit le président de la République dans la relation d’égale indifférence qui doit exister entre l’État républicain et l’ensemble des forces spirituelles qui se rencontrent dans la société.

Si l’on ajoute à cela le contexte singulier de l’intervention, devant les représentants français officiels du pouvoir religieux catholique, à l’occasion d’un événement entièrement privé, quasiment digne d’un conclave, alors on comprend combien ce choix politique, au-delà même de sa symbolique en rupture avec la tradition de la république laïque, peut constituer un précédent rappelant l’engagement du Consulat dans le Concordat, fondé sur la réciprocité entre reconnaissance et allégeance, et qui a précédé la création du Premier Empire. Nous n’en sommes pas là, et comparaison n’est pas raison, mais la pente engagée est clairement ici celle d’une remise en cause affirmée de l’égalité entre les citoyens assurée dans la loi de 1905 par la séparation stricte entre le pouvoir politique laïque et l’Église catholique.

Pour qu’aucune conscience ne puisse être dominée, ni aucune spiritualité favorisée, la liberté seule, fût-elle absolue, ne peut suffire, et l’égalité assurée par la séparation est indispensable.

Si le principe de séparation doit être à ce point l’objet d’attention, c’est bien parce qu’il est des deux principes par lesquels débute la loi de 1905 celui qui est le plus souvent omis. On n’oublie jamais la liberté de conscience : elle est en effet un premier principe essentiel qui rappelle combien la République par cette loi se veut protectrice. Mais la liberté n’est jamais définitivement assurée si elle ne peut l’être pour tous également. C’est à cela que permet de veiller le principe de séparation. Par opposition au régime concordataire qui avait fait le tri parmi les spiritualités à reconnaître, le choix de ne pas reconnaître inhérent à l’idée de séparation garantit qu’aucune domination de l’État ne vienne s’imposer sur les consciences individuelles, et réciproquement qu’aucune influence spirituelle n’ait d’autorité sur l’État républicain. Ainsi, pour qu’aucune conscience ne puisse être dominée, ni aucune spiritualité favorisée, la liberté seule, fût-elle absolue, ne peut suffire, et l’égalité assurée par la séparation est indispensable.

Or depuis le début des années 2000, la référence au concept de laïcité est sujette à nombreuses tensions. Le principe de séparation est le plus souvent ignoré et parfois contesté. Des interprétations erronées ne cessent d’alimenter les esprits : antireligieuse, antilibérale, athée, culturelle, doctrinaire, la laïcité recevrait tous les qualificatifs réduisant son approche à l’imposition d’une manière de voir et de penser. Il y a si loin de la réalité du principe à cet usage falsifié, que l’on pourrait prendre le temps de faire l’exégèse d’une telle dérive du sens depuis 30 ans.

On retiendrait notamment que les années Sarkozy avaient vu la loi de 1905 être vivement mise en question, sur le plan de la séparation notamment, au gré des multiples attaques dont avait fait montre le chanoine de Latran, affirmant dans un discours qui fit date que « […] Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance […] ». Alors que les premières années Hollande, notamment sous l’impulsion du ministre de l’Éducation nationale d’alors, Vincent Peillon, avaient au contraire vu un retour de l’enseignement moral et civique dans un sillon très inspiré de la Troisième République et avec lui être réaffirmée la figure républicaine de l’instituteur, on pourrait lire les propos du nouveau chef de l’État devant la Conférence des évêques de France comme une reprise, certes plus fine dans le discours et les termes utilisés, de la volonté sarkozyste de retisser le lien entre l’État et l’Église catholique.

La situation de très forte tension sociale que vit le pays pourrait conduire à voir ce discours comme une tentative de diversion. Ce serait sans doute là ne pas distinguer la cohérence troublante qui peut se dégager du moment. Cette cohérence se perçoit dans l’inquiétude légitime qui peut émerger lorsque le sabre et le goupillon se retrouvent si vite côte à côte dans la période que nous vivons. Elle se perçoit également dans le trouble que tout citoyen peut ressentir dès lors que le Chef de l’État, garant de la Constitution d’une République laïque, fait le choix politique délibéré de négliger volontairement (au point de ne jamais le citer dans son discours) le principe de séparation.

Mais il faut souligner aussi que cette cohérence transparaît dans un autre trait commun des deux discours présidentiels, celui de Sarkozy et celui de Macron, à savoir la soif d’absolu, de transcendance à laquelle les citoyens seraient appelés : « Je ne demanderai à aucun de nos concitoyens de ne pas croire ou de croire modérément. Je ne sais pas ce que cela veut dire. Je souhaite que chacun de nos concitoyens puisse croire à une religion, une philosophie qui sera la sienne, une forme de transcendance ou pas, qu’il puisse le faire librement mais que chacune de ces religions, de ces philosophies puisse lui apporter ce besoin au plus profond de lui-même d’absolu. Mon rôle est de m’assurer qu’il ait la liberté absolue de croire comme de ne pas croire mais je lui demanderai de la même façon et toujours de respecter absolument et sans compromis aucun toutes les lois de la République. C’est cela la laïcité ni plus ni moins, une règle d’airain pour notre vie ensemble qui ne souffre aucun compromis, une liberté de conscience absolue et cette liberté spirituelle que je viens d’évoquer. »

Aucun credo républicain, donc, Condorcet nous l’a suffisamment appris. Mais pas non plus de transcendance divine qui tienne place légitime dans le discours de celui qui se doit d’incarner la république des citoyens et ses principes. Le risque d’emprise dogmatique n’est en effet pas impossible de la part du pouvoir républicain lui-même dès lors qu’il transforme un discours en doctrine officielle, qu’il empêche toute discussion et débat démocratique entre individus aux consciences libres. Mais il ne faudrait pas non plus oublier que le dogmatisme se rencontre le plus souvent dans le discours religieux lui-même, dès lors qu’il présente ses affirmations comme des vérités incontestables relevant d’une doctrine indiscutable.

Comme le président Sarkozy l’avait fait avant lui, le président Macron confond sa fonction et sa personne dans une telle ode à la soif d’absolu spirituel qui anime l’individu Macron. Or ce n’est pas l’individu dont on doit entendre le discours singulier quand il s’exprime publiquement, qui plus est dans un lieu où sa présence est plus que discutable, mais bien le président, citoyen élu parmi les citoyens. C’est l’oubli de cette distinction essentielle entre l’individu et le citoyen qui ne peut que soulever l’incompréhension légitime de tous ceux qui s’en tiennent aux principes et attendent donc du Chef de l’État qu’il reste à sa place et dans le seul cadre défini par la République.

L’égalité des droits n’est rien sans l’égalité d’éducation, rappelait Ferry.

Tout cela prend d’autant plus d’ampleur si l’on se rappelle que la laïcité en France fut scolaire avant de concerner la République dans son entier. Elle a même accompagné, dès la Commune de Paris qui en prononça la première le décret, l’émergence et la consolidation de l’égalité d’accès à l’instruction. La recherche d’égalité se retrouve partout dès lors qu’il est question de laïcité, et notamment dans ses origines. L’égalité des droits n’est rien sans l’égalité d’éducation, rappelait Ferry. Il faut entendre par là que dans un État qui a aboli les privilèges, l’égalité d’accès à l’éducation ne pouvait demeurer une utopie alors qu’elle était essentielle pour exercer la citoyenneté. C’est à l’école que l’on apprend à devenir citoyen, car telle est sa mission première. Autrement dit, c’est à l’école républicaine que l’on apprend à devenir concitoyen, non pas un citoyen isolé, mais par définition un citoyen vivant avec les autres.

Or c’est bien cet enjeu majeur qui se repose aujourd’hui avec acuité, particulièrement au regard de la problématique de la laïcité scolaire. La réalisation de l’école du peuple est au cœur du projet républicain laïque. Depuis Quinet, il s’agit de faire vivre un enseignement qui unisse sur le plan civique la nation, autrement dit qui prémunisse la République de la division inhérente à une multiplicité de visions spirituelles du monde, au profit d’une conception de la citoyenneté commune transmise par l’école républicaine et soumise à l’examen de la raison critique. Loin des rivalités de chapelles, l’enseignement laïque offre ainsi les conditions de la paix civique et de la vie commune.

L’abaissement de l’âge de l’instruction obligatoire à trois ans peut dans cette perspective soulever interrogation. A priori une telle mesure s’inscrit dans la longue histoire de la démocratisation scolaire. Mais pourquoi un tel choix quand une immense majorité des enfants s’inscrivent déjà dans une telle réalité ? C’est probablement du côté de l’enseignement privé confessionnel qu’il faut trouver une réponse. Depuis la Loi Carle de 2009, les municipalités sont dans l’obligation de financer les écoles élémentaires privées d’autres communes lorsque leurs administrés choisissent d’y scolariser leurs enfants. Cette mesure devrait désormais s’étendre automatiquement aux écoles maternelles. Alors que depuis la loi Debré de 1959 est engagé le conventionnement avec le Ministère de l’Éducation nationale et le financement qui l’accompagne, l’éducation privée pour l’essentiel confessionnelle se voit donc désormais plus amplement dotée pour l’avenir, au détriment du système éducatif public qu’elle concurrence.

Il y a bien une logique qui réunit ces deux épisodes en apparence distincts. Dans les deux cas, c’est la séparation qui est un peu plus abîmée alors qu’elle est le dispositif majeur sur lequel repose la laïcité. Rétablir le lien entre État et Église catholique n’est donc pas anodin. Cela permet dans un premier temps de justifier le rôle de la spiritualité dans le quotidien de la cité : un quotidien où l’éventuel désir d’absolu spirituel des individus aurait de plus en plus de place, et où les liens réels et concrets entre les citoyens, notamment ceux relevant de la solidarité civique, en auraient de moins en moins. Mais rétablir ce lien permet surtout d’établir les conditions d’un accord entre l’État et l’Église catholique qui ne se dit pas ouvertement : un accord discret, basé sur une articulation ancienne bien connue entre allégeance et reconnaissance, qui ne peut que conduire à un sentiment de privilège existant et d’inégalité de la part de tous ceux qu’il ne concerne pas. S’éloigner ainsi du principe de séparation est un jeu politique très dangereux à un moment où il n’a jamais été aussi important de retisser le lien civique au sein de la République, et de s’appuyer sur son école pour y parvenir.


Christophe Miqueu

philosophe, maître de conférence en philosophie à l’Université de Bordeaux (Espe d’Aquitaine)

Mots-clés

Laïcité