« Al Musiqa », panorama de la musique arabe
La scène musicale arabe contemporaine, depuis quelques années, fait bruire une vaste rumeur d’enthousiasme en France. Les articles, concerts et documentaires se multiplient et le mot semble être parvenu jusqu’à la porte de Pantin, où la Philharmonie de Paris se fixe le vaste – trop vaste ? – objectif de consacrer pour la première fois une exposition à la musique arabe du Golfe à l’océan, et de la période préislamique aux révolutions de 2011. Sous l’inévitable invocation d’Oum Kalthoum, dont la figure domine en majesté l’affiche comme l’exposition, le parcours se présente comme une traversée chronologique et thématique : chaque espace mêlant documents d’archives, extraits sonores caractéristiques et œuvres de musiciens, peintres, vidéastes et artistes contemporains se référant à une période ou à l’univers musical d’une région particulière.
On perçoit ainsi l’inscription culturelle propre à chaque musique, ainsi que les passerelles entre les lieux et les époques. À défaut d’être exhaustive, objectif inatteignable dès lors qu’il s’agit de résumer quelques quinze siècles dans un espace vaste et hétérogène, l’exposition parvient à construire un efficace panorama, impressionnant sur le plan graphique, et à restituer richement les diverses phases qu’elle évoque. Elle prend néanmoins le parti, qui est aussi un risque majeur, de gommer certaines lignes de force décisives et de ne pas souligner la conflictualité culturelle autour de la musique, sous ses aspects les plus récents notamment.
Une impressionnante collection d’instruments qui laisse percevoir, dans chaque famille, une diversité étourdissante d’altérations régionales et locales.
L’amorce de l’exposition, tous dromadaires dehors et tambours trébuchants, laisse songeur pour ne pas dire sceptique. Les chants de chameliers suffisent-ils à enraciner l’art d’une région traversée par les civilisations égyptienne, assyrienne, babylonienne, phénicienne, carthaginoise ou amazigh, jamais mentionnées autrement que comme réceptacles d’une religion, l’islam, et de la langue de son Livre ? S’il est évident qu’hors du cadre des conquêtes islamiques venues de la péninsule, la culture musicale dont il est question est incompréhensible, une lecture aussi unilatérale de la formation de ce patrimoine, héritière d’une notion de « monde arabe » tard née et ambiguë, ne saurait tenir.
Toute l’ambivalence de l’exposition se tient dans cette première pièce. On y découvre avec plaisir la curiosité contemporaine pour la mythologie préislamique, et notamment pour le mythe des gens de ‘Ad, bâtisseurs de la fastueuse cité perdue d’Iram aux colonnes et maudits par Allah dans le Coran, que met en musique le groupe marocain Qayna et en images l’artiste libanaise Randa Mirza. L’adoption d’une chronologie convenue et discutable, préférant le critère religieux au géolinguistique, plus souple et pertinent, agace pourtant car elle pose la notion de musique arabe comme un état de chose et non une question. Elle serait pourtant passionnante, et le spectateur serait en droit de réclamer un ample éclairage à ce sujet. On peine à saisir l’intérêt de magnifier une figure comme celle du premier muezzin de Médine Bilal, plus chère aux musulmans en général qu’aux musiciens en particulier, supposé incarner à elle toute seule le chant religieux islamique des origines. Ce dernier est à son tour présenté comme un élément structurant, avec un étayage bien léger. En bref, l’islam et les arabes de la péninsule sont placés au centre du récit des origines trop schématiquement, et avec une exclusivité réductrice.
On retrouve plus d’un paradoxe de ce style dans le fil conducteur de l’exposition. La musique mystique y est présentée comme l’apanage de l’Afrique et surtout du Maghreb. Les moyen-orientaux apprécieront… L’impasse est aussi faite sur des siècles d’histoire ottomane de la région, et par là-même sur les foisonnants échanges musicaux turco-arabes. Avec pour seules escales les zawiyas maghrébines et la musique gnawa, on saute à grands pas et à marche forcée d’Al-Andalus au Caire du roi Farouk et à ses comédies musicales. Tant pis. On se sera consolé au passage avec de superbes traités musicaux arabes manuscrits, d’Al-Saydawi à Ibn al-Hasan al-Titwâni, de splendides extraits de liturgies chrétiennes et juives venues des quatre coins de la région, ainsi que des excursions bienvenues dans la peinture, comme l’émouvant portrait d’un groupe de musiciens populaires par l’égyptien Hamed Nady. Le tout est couronné par une impressionnante collection d’instruments qui laisse percevoir, dans chaque famille, une diversité étourdissante d’altérations régionales et locales. De culture en culture, voire de ville en ville, les courbes se refondent, les lignes s’allongent et s’étrécissent, métaphore muette de la diversité solidaire des univers musicaux de la région.
Il s’agit ici de faire connaître et de mettre en valeur un patrimoine en péril.
Le panneau d’ouverture de l’exposition l’annonce : il s’agira ici de faire connaître et de mettre en valeur un patrimoine en péril. Indéniablement, des pêcheurs de perles de Bahreïn au raï, les possibilités de rencontre offertes sont considérables et chaque oreille peut trouver son compte dans ce parcours initiatique, clin d’œil peut-être à la rihla arabe qui se distingue du simple voyage, safar, en ce que les moissons du chemin y importent autant que la destination. Les extraits proposés à l’auditeur mêlent audacieusement l’ancien et le nouveau et font découvrir les liens entre musiques savantes et populaires, notamment dans la série consacrée aux musiques d’Égypte et empruntée aux travaux de Frédéric Lagrange. Mais les instruments alignés derrière les vitrines cachent des drames actuels et de réelles menaces sur lesquelles l’exposition ne s’arrête pas.
Le magnifique luth qanbus yéménite, par exemple, aurait été l’occasion de dire un mot de la terrible guerre en cours au sud de la péninsule et de ses conséquences directes sur la musique. Le musicologue Jean Lambert, éminent spécialiste des musiques du Yémen, proposait il y a deux ans un état des lieux alarmant. En cause notamment, la disparition des derniers facteurs d’instruments de Sanaa sous les bombardements, tragique accélération de la chronique déjà annoncée d’un délitement du patrimoine musical du pays, traversé par une vague d’uniformisation culturelle à la mode salafiste à partir de la fin des années 1980. Le constat de Lambert est d’autant plus triste qu’il décrit, en contrepoint, le moment révolutionnaire de 2011 comme l’occasion d’une revivification de pratiques poétiques et musicales anciennes par le biais du rap, utilisé comme une arme de contestation dans les manifestations de la place du changement (Sahat At-Taghiir) contre le dictateur Ali Abdallah Saleh. Il manque à l’exposition de la Philharmonie, dont le moment le moins riche est sans conteste l’ultime salle consacrée à la dernière décennie, ce type d’aperçus liant étroitement musique et politique, et faisant en même temps ressentir le caractère mortel de ces patrimoines.
Sur le plan strictement conservatoire, une menace plus insidieuse encore se fait jour, celle de l’impéritie des politiques d’État, mais aussi d’une grande majorité des maisons de disques arabes, en matière d’exploitation des archives sonores, qui laisse à l’initiative privée la gageure de recomposer l’itinéraire musical des pays arabes depuis l’introduction des supports d’enregistrement dans le monde arabe au début du XXe siècle et, un peu plus tard, l’apparition des médias audiovisuels (radio, télévision). Internet est le principal foyer de ces efforts concertés, par l’intermédiaire de forums comme Sama3y (fondé en 2005), espace d’échange sans équivalent dont les membres, via YouTube et les autres plateformes audiovisuelles, s’échinent à rendre disponible à tous une masse impressionnante d’archives musicales.
Plus près de nous, la fondation libanaise AMAR (Foundation for Arab Music Archiving & Research), fondée en 2009 par un collectif de collectionneurs, de musicologues et de musiciens, a cherché à organiser ce travail sur la base de collections rendues accessibles aux chercheurs comme au grand public. La fondation associe à l’archivage un ample travail de recherche, centré sur la première moitié du XXe siècle et sur les musiques égyptiennes et syro-libanaises. Ces efforts sont décisifs, non seulement parce qu’ils redéfinissent depuis plus d’une décennie le champ de la connaissance dont disposent ces sociétés quant à leur propre histoire musicale, ouvrant aux artistes des angles de vue nouveaux sur le passé, mais aussi parce qu’ils permettent d’envisager une lecture critique de la modernité musicale arabe dans son ensemble.
Oum Kalthoum synthétise à elle seule le tandem authenticité-modernité, qui revient comme un motif obsessionnel dans les discours sur la région.
Revenons Porte de Pantin. Le dernier volet de l’exposition est consacré, là encore dans le souci louable d’être accessible, à l’émergence de la culture musicale populaire moderne. Une première salle est centrée sur des figures comme celle d’Oum Kalthoum, synthétisant à elle seule l’ancien et le nouveau, le mélange raffiné de la langue littéraire moderne la plus haute et du parler égyptien, le tout ancré dans le patrimoine arabe ancien dont les poètes sont convoqués : en bref, le tandem authenticité-modernité, qui revient comme un motif obsessionnel dans les discours sur la région. On parcourt la salle avec plaisir, on écoute un brin stupéfait un entretien tout en candeur avec Bruno Coquatrix, directeur de l’Olympia, persuadé d’inviter une vague danseuse du ventre et découvrant une diva adulée, attirant ouvriers maghrébins immigrés et chefs d’états arabes mêlés aux grands noms de la mondanité parisienne pour une série de récitals qui restera son unique performance hors du monde arabe, en 1967.
Avec les superbes planches de la dessinatrice libanaise Zeina Abirached se dévoile l’histoire complexe de l’adaptation du piano au quart de ton, caractéristique la plus saillante de la musique arabe. On s’étonne dans le même temps que Fairuz, qui très tôt détrôna Oum Kalthoum dans le cœur de bien des modernistes de la région, intellectuels comme artistes, et jouit d’une aura populaire comparable en étendue et en longévité, soit écartée des festivités, au profit par exemple une galerie de portraits de vedettes égyptiennes plus ou moins estimables réalisée par Chant Avedissian.
Surtout, on ne saisit que superficiellement la véritable querelle des anciens et des modernes que fut le débat sur l’attitude à adopter vis-à-vis de l’influence occidentale en matière musicale, des règles de l’harmonie et des modes aux instruments eux-mêmes. Ce vaste champ de conflit, à la fois savant et profane, se cristallisa notamment dans le Congrès de musique arabe du Caire (1932), au sujet duquel la recherche française peut s’enorgueillir de travaux majeurs. Quelques documents sont présentés, mais un véritable aperçu de cette question aurait été bienvenu, et aurait donné une idée des questions sur lesquelles les milieux artistiques arabes contemporains construisent leur propre rapport à leur passé.
La très belle salle consacrée aux musiques de l’exil, avec ses affiches, ses scopitones édifiants (ne pas manquer Dini maak d’Abdelwahab Doukkali pour un moment de distraction) et ses superbes numéros d’Actualités de l’immigration, clôt heureusement la visite avec un aperçu de l’acclimatation de la musique maghrébine aux latitudes parisiennes dès les années 1940-50, dans l’atmosphère de formica des vieux cafés de Barbès à laquelle ne manque que la fumée. Surtout, les extraits du film Ya Rayi de Katia Kameli, consacré au raï algérien et aux protagonistes de son histoire, ouvre une lucarne sur une expérience transnationale intense, tardivement happée par la world music, et surtout des « sortie des roseaux » – autrement dit de l’improbable – selon l’expression de Khaled. Kameli donne ainsi un aperçu des conditions d’émergence de musiques alternatives dans des sociétés où le statut même de l’artiste est éminemment problématique, tout autant que l’art est central…
L’adage soufi veut que « celui qui goûte, seul connaît ». En fait de dégustation, cette exposition qui veut étreindre tant d’époques et de lieux en quelques salles ne peut hélas offrir mieux qu’un apéritif, plein de curiosités et rafraîchissant par endroits mais guère roboratif, que ce soit pour l’initié en quête de détails ou pour le curieux à qui l’on offre un récit fragilisé par ses simplifications et ses impensés. Demeure néanmoins l’opportunité inédite d’écouter en un même endroit, au milieu d’instruments et de documents de grande valeur, une quantité de musiques judicieusement choisies, qui méritent à elles seules le déplacement. Il faudra ensuite aller chercher ailleurs – et peut-être dans le catalogue ? – plus de matière pour donner forme à ce dont l’oreille s’est éprise.
Al Musiqa : Voix et musiques du monde arabe, du 6 avril au 19 août 2018, Espace dʼexposition de la Philharmonie de Paris