Éducation

Accès à l’université : les réformes de l’angoisse

Sociologue

Les réformes de l’université et du baccalauréat répondent à une même logique : l’individualisation des parcours. L’une comme l’autre veulent mettre en place des dispositifs qui doivent permettre à chaque élève de construire son parcours. Ce faisant, elles prennent le risque de considérablement aggraver l’un des très grands maux de l’éducation en France : l’angoisse scolaire.

Publicité

 

L’écrivain Georges Perec pensait que les murs des villes éclairent plus sur l’état d’une société que de longs discours. En ce Printemps 2018, la découverte d’affiches publicitaires vantant les mérites de produits pharmaceutiques à destination des étudiants ne pourra manquer d’illustrer sous un jour nouveau les enjeux de la réforme de l’accès à l’enseignement supérieur, portée depuis l’automne 2017 par le gouvernement de M. Edouard Philippe.

Que voit-on sur ces affiches ? Affalée devant sa copie, l’air fourbu et harassé, une jeune candidate s’apprête à présenter un concours. Elle se voit soutenue dans cet effort qui semble insurmontable par la patte puissante d’un lion, qui lui apporte une boîte de cachets de type anxiolytiques. Le message transmis est on-ne-peut-plus-clair : en période d’examen, le médicament offre un soutien aussi utile qu’adéquat à la gestion du stress, et s’impose donc comme une condition à la réussite scolaire.

Chaque année, les troubles anxieux et la phobie scolaire représenteraient environ 5 % des consultations en pédopsychiatrie.

Une telle proposition suppose que l’angoisse puisse être traitable par voie chimique. Elle suppose également que le désordre dont elle est le symptôme soit le produit de sa psyché, c’est-à-dire d’un désordre interne et hautement individuel. Les troubles anxieux et la phobie scolaire ne sont bien sûr pas un phénomène nouveau dans le monde éducatif. Chaque année, ils représenteraient environ 5 % des consultations en pédopsychiatrie, sans que les chiffres sur cette question ne soient très étayés.

Or, depuis les travaux pionniers d’Émile Durkheim sur le suicide, on sait que l’anxiété n’est pas seulement le fruit d’un fonctionnement psychique propre à chaque individu, mais également le produit d’une organisation sociale et institutionnelle. Lorsque les règles et les conventions qui organisent l’ordre social disparaissent, ou lorsque l’on n’y croit plus, l’individu se confronte à une situation d’incertitude – ce que Durkheim appelle une situation anomique. À l’inverse, si une société se fonde sur l’imposition de règles trop strictes ou de conditions de travail injustes, elle ne peut contribuer qu’à déstabiliser les individus. Cette dernière situation correspond bien au cadre scolaire. Face au jugement académique, à la compétition et à la définition de plus en plus étroite de la réussite à l’école (« le Bac Scientifique ou rien ! »), l’élève est soumis à un cadre contraignant qui l’incite à s’investir totalement au nom de son avenir, y compris d’un point de vue émotionnel. S’il refuse de s’y plier, il sera désigné selon des termes peu à-même d’assurer sa progression, oscillant entre un « en difficulté » et un « en échec ».

A priori, il n’existe aucun lien entre une publicité faisant la promotion de cachets anti-stress et la réforme de l’Université. D’ailleurs, on nous l’affirme, la réforme permettra de mieux prendre en compte la « motivation » des étudiants, « en toute transparence» et au nom du « bien-être » de l’étudiant. En fait, l’industrie pharmaceutique, comme le marché privé de l’orientation, lorsqu’elle propose des services de soutien au dépôt de candidatures se nourrissent du sentiment anxieux suscité par l’imposition de la sélection et du classement comme une norme indépassable de l’expérience étudiante. La réforme de l’accès à l’Université, composé d’une réforme du baccalauréat, du lycée, ainsi que de la loi Orientation pour la réussite des Étudiants (ORE) promulguée le 8 mars 2018, parce qu’elles créent les conditions d’un « concours perpétuel » fondé sur mise en concurrence des individus, ne manquera pas de créer les conditions d’exacerber ce sentiment d’angoisse face à l’institution universitaire.

La loi ORE, parce qu’elle remplace l’accès de droit à l’Université par une lutte pour une place à la fac, apparaît symptomatique du culte de la performance.

La loi ORE crée un environnement anxiogène pour les candidats et leur famille parce qu’elle conditionne l’accès à l’enseignement supérieur à une compétition scolaire au dénouement incertain.

Dans son livre Le Culte de la performance, Alain Erhenberg décrit la France comme une société qui, depuis les années 1980, s’organise autour de deux figures : celle du sportif qui vit le dépassement physique comme une forme de « réalisation de soi », et celle de l’entrepreneur qui érige la compétition économique comme mode de vie et idéal d’excellence. Ainsi chacune de ces figures incarne-t-elle l’injonction moderne à la performance et à la réalisation de soi à la suite d’une compétition agonistique contre autrui. Toute réussite sociale ne devient possible qu’au prix d’une victoire sur l’autre, que ce soit le fils du voisin ou le titulaire quelconque d’un baccalauréat professionnel. La loi ORE, parce qu’elle remplace l’accès de droit à l’Université par une lutte pour une place à la fac, apparaît symptomatique de cette approche. Or, quoi de plus incertain que le dénouement d’une lutte dont chacun comprend qu’elle s’avérera cruciale dans la détermination de son avenir ?

Cela suppose aussi que chaque lycéen se plie à un cérémonial qui dépasse la seule construction d’un projet d’orientation, mais lui impose un rapport à l’avenir nécessairement fondé sur l’attente, l’incertitude et la comparaison à autrui défini comme l’ennemi à abattre puisqu’il risque de jeter une ombre sur le projet personnel – même si ce projet (l’un des dix vœux à déposer) ne fait pas l’objet d’un désir profond mais n’est qu’une stratégie d’entrée parmi d’autres. On ajoutera que cette lutte sera d’autant plus âpre et incertaine que, selon un amendement ajouté lors du vote de loi au Sénat, les capacités d’accueil d’une filière pourront varier d’une période à une autre.

La réforme du lycée et du baccalauréat incarne aussi cette quête de réalisation de soi élevée au statut d’absolu. On la retrouve dans l’individualisation des parcours qui repose sur le choix de modules transversaux sans assurance de cohérence des savoirs. Or, cette lecture très individualiste comporte de nombreux risques et en particulier celui de transférer la responsabilité de la réussite ou de l’échec des épaules de l’État, par le biais de ses investissements, à celui des élèves. La conformité avec les « attendus » de l’enseignement supérieur dépendra du choix des « bons » modules par l’élève dès le lycée. Ce système de savoirs « à la carte » existe déjà en Grande-Bretagne, où il est dénoncé depuis au moins une vingtaine d’années. Alors que les étudiants se voient offrir une soixantaine de modules, seule une poignée (les mathématiques en tête) sont considérées comme utiles pour la réussite dans le supérieur, quelle que soit la filière et l’établissement.

Si la compétition s’impose comme mode d’organisation dans une grande partie du système scolaire, la loi ORE la porte au niveau de norme sociale.

Alors que l’entrée dans l’enseignement supérieur est souvent surinvestie par les familles comme le moment où se joue la trajectoire sociale d’un candidat, en particulier en France où les « écoles de la deuxième chance » sont rares, la réforme du bac amplifie encore la responsabilité individuelle d’un élève dans son échec ou sa réussite, en l’aveuglant sur les divergences de conditions matérielles entre les différentes filières et établissements. Comme si l’échec ou la réussite n’étaient le fruit que d’une volonté individuelle à « se réaliser », et non d’un environnement institutionnel qui différencie financièrement, socialement et symboliquement médecine et STAPS, classes préparatoires aux Grandes écoles et universités « massifiées » [1].

Si la compétition s’impose comme mode d’organisation dans une grande partie du système scolaire, la loi ORE la porte au niveau de norme sociale. À partir du moment où choisir son avenir suppose d’entrer en concurrence avec autrui dans le cadre d’une sélection, l’incertitude s’impose comme un passage obligé pour tous les lycéens quelle que soit leur filière de prédilection.

Toutefois, l’importance de l’anxiété dans l’enseignement supérieur ne se mesure pas seulement à l’aune de la compétition scolaire, comme si elle était une conséquence « inévitable » d’un fonctionnement hiérarchique et marchand. Le sentiment d’anxiété, lorsqu’il est répété à l’infini par une série de mises à l’épreuve, peut également s’avérer être un mode particulièrement efficace de gouvernement et de contrôle des populations.

En organisant le temps scolaire, l’examen, et la crainte de la sanction qui l’accompagne, contribuent à assurer la docilité de l’élève.

Comment contraindre les individus à se conformer à des normes et à des règles sans avoir recours à la force, incompatible avec un régime démocratique ? Pour de nombreux auteurs comme Michel Foucault, la réponse est simple : il s’agit d’instaurer des formes de discipline qui incitent les individus à l’autocontrainte. Dans Surveiller et punir, Foucault souligne d’ailleurs à quel point l’examen est une source de discipline dans l’espace scolaire. En organisant le temps scolaire, l’examen – et la crainte de la sanction qui l’accompagne – contribuent à assurer la docilité de l’élève. C’est à cette aune qu’il faut à nouveau apprécier la proposition du gouvernement relative à la réforme du baccalauréat.

Fini le sprint des révisions et des épreuves du mois de juin, dont l’organisation est jugée trop coûteuse. On préfère désormais organiser une suite ininterrompue d’épreuves entre la première et la fin de la terminale, décisives dans les évaluations d’entrée dans toutes les filières de l’enseignement supérieur. À la place du sprint final, un 1 000 mètres haie d’une durée de deux ans. Tant pis si cette organisation génère de l’angoisse chez des candidats qui devront désormais se préparer à des épreuves tous les six mois, à la défaveur des plus fragiles scolairement. Tant pis si cela génère l’inquiétude des enseignants qui devront, en une temps record, s’assurer de la préparation d’examens devenus d’autant plus cruciaux que leur réussite détermineront le parcours ultérieur de leurs élèves dans l’enseignement supérieur.

On le voit, susciter l’inquiétude chez l’individu se trouve au cœur des procédures disciplinaires. En désorganisant soudainement les conventions du quotidien ou en multipliant les épreuves qu’on qualifie de cruciales, on suscite chez les individus une inquiétude constante qui les force à s’assujettir.  En étant un peu cynique (ou bien réaliste), on pourrait ainsi voir dans la proposition de Foucault une explication du défaut de mobilisation chez certains étudiants et lycéens [2].  Lorsque l’on révise une suite ininterrompue d’examens dont chacun se présentent comme déterminants, on a plus le temps d’aller manifester ou de faire la grève. Cette lecture disciplinaire de l’examen pourrait également éclairer l’omniprésence de la question de la bonne tenue des examens comme un argument central dans les débats relatifs à l’envoi des forces de l’ordre dans les universités occupées. Si l’examen s’impose comme une technique de contrôle des populations par l’anxiété, on voit tout l’intérêt d’en assurer à tour prix la mise en œuvre.

 


[1] Comme le rappellent les sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello, « l’insistance sur les valeurs d’autonomie et d’autoréalisation, [notamment lorsqu’ils] s’accompagnent de l’oubli du caractère socialement inégal des conditions de réussite confèrent à [un] échec un caractère personnel » (Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999).

[2] Pour reprendre les termes de Michel Foucault, l’examen assure ainsi par « la surveillance hiérarchique et la sanction possible, la normalisation des comportements » (ibid, p. 217).

Annabelle Allouch

Sociologue, Maîtresse de conférences à l'Université de Picardie-Jules Verne (CURAPP-ESS)

Le grand débarras

Par

Les routes migratoires les plus mortelles d’un monde par ailleurs de plus en plus balkanisé et enclavé ? L’Europe ! Les nombres de squelettes en mer et le plus vaste cimetière marin en ce début de siècle ?... lire plus

Notes

[1] Comme le rappellent les sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello, « l’insistance sur les valeurs d’autonomie et d’autoréalisation, [notamment lorsqu’ils] s’accompagnent de l’oubli du caractère socialement inégal des conditions de réussite confèrent à [un] échec un caractère personnel » (Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999).

[2] Pour reprendre les termes de Michel Foucault, l’examen assure ainsi par « la surveillance hiérarchique et la sanction possible, la normalisation des comportements » (ibid, p. 217).