Littérature

Gérard Genette et nous

Critique, Directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs

Il est des disparitions qui font renaître avec elles des pans entiers de votre vie. Des morts qui, aussitôt sues, vous font revenir à ce que vous étiez, devenir à vous-même votre propre fantôme. Ainsi en va-t-il de Gérard Genette, dont nous avons appris ce vendredi 11 mai la disparition, en consultant notre smartphone dans le métro.

Nous avons vingt ans, nous sommes dans les années 80, la scène se passe à Paris ou en province, nous sommes en hypokhâgne ou en khâgne, nous lisons Artaud, Bataille, Céline et Genet, la littérature est l’essentiel ou n’est rien, le cours doit porter sur La Recherche du temps perdu, c’est là que pour la première fois surgit le nom de Genette, un nom étrange à la vérité, dont nous ne savons s’il est celui d’un rongeur, d’une fleur ou d’un oiseau, un nom qui vient aussitôt prendre place quelque part entre Genet et Ginette, accompagné de ce prénom d’un autre temps, comme Maurice et Roland avec lesquels il voisine – quelle idée quand tout le monde s’appelle Eric, Emmanuel, Laurence et Sylvie. C’est aussi le temps d’Hervé Guibert, de Tony Duvert et du premier Brett Easton Ellis, nous cherchons Madame Edwarda Porte Saint-Denis, nous sommes fous de Vincent sur l’île Atlantique, nous sommes moins que zéro et le nom de Genette vient de traverser la salle et de couper en deux l’espace et le temps de l’expérience littéraire, c’est-à-dire le monde et notre vie.

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« La grille est un moment terrible pour la sensibilité, la matière. » C’est cette formule d’Artaud, tirée du Pèse-nerfs que nous lisons alors, qui nous revient aujourd’hui pour dire le terrible choc que fut notre première rencontre avec l’auteur de Figures III. Imaginez donc : vous abusez de la littérature comme d’un stupéfiant, vous savez que l’immaturité est une vertu, vous écrivez chaque jour un roman nouveau, la désinvolture vous est une méthode et l’allusion un sésame, et voici que surgissent, tumeurs aux noms barbares, des métalepses et des analepses, des focalisations externes et des narrateurs homo ou hétérodiégétiques. Nous pourrions certes y voir la confirmation de la fameuse définition bergsonienne du comique, « du mécanique plaqué sur du vivant », mais, jeunes gens beaucoup trop sérieux, nous n’avons pas le cœur à rire, plutôt à nous laisser transporter dans une ère de terreur et de glaciation : horreur taxinomique, massacre à la tronçonneuse, congélation du vif. Ainsi fut notre premier Genette : non pas celui que nous lisions, mais celui dont nous entendions parler, le grand commandeur de la poétique et de la narratologie, l’un des principaux maîtres, avec Jakobson, Barthes, Todorov et Kristeva, de l’avènement de la vérité des textes. De même que nous pensions alors que Freud était freudien, nous crûmes que Genette était genettien.

Mais, précisément parce que nous étions sérieux et que nous croyions aux livres, nous allâmes y voir de plus près. Ce fut d’abord Figures III (1972) dans la belle collection « Poétique », que Genette fonda, comme la revue du même nom, avec Todorov, puis Figures I (1966) et II (1969) en Points Seuil, Palimpsestes (1982) et, une fois rattrapé le temps perdu, Seuils (1987), le premier de ses livres dont nous étions vraiment contemporains et dont nous devions guetter impatients la sortie. Ce fut alors le miracle de la lecture, la confirmation que les grands inventeurs ne sont jamais leur propre suiveur, l’élégance de l’ironie, le charme de la vraie désinvolture, celle qui s’oppose à l’esprit de sérieux comme à la nonchalance, l’intelligence du texte en acte, la révélation de l’infini de la littérature : du temps impliqué et des multiples niveaux d’énonciation (Figures III), des strates et des variations littéraires (Palimpsestes), des marges et des périphéries textuelles (Seuils). Telle fut alors pour nous la grandeur de Genette : nous avoir fait comprendre qu’on ne perdait rien de l’infini en l’appréhendant comme une combinatoire ; que l’expérience, loin de s’appauvrir, s’enrichissait en étant soumise au crible de l’analyse critique ; que la vérité, qu’elle soit divine ou diabolique, gisait dans les détails ; qu’en matière de culture, l’archéologie nous en apprenait davantage que l’histoire – et que décidément nous brûlions de plus de feux que nous n’en allumions.

Puis ce sont les années 90. Nous travaillons, nous enseignons, l’infini a quelque peu rétréci, le structuralisme est mort, Genette n’est presque plus qu’un souvenir typologique heureux. Son article « Rhétorique et enseignement » (Figures II) s’avère idoine pour expliquer en top-shot la « disserte » et le commentaire à nos étudiants. La philosophie analytique et les cultural studies nous apprennent que l’art n’existe pas, que nous sommes des singes bourgeois devant les œuvres, des patriarques blancs linéaires dont tous les orgasmes sont simulés – on ne se rappelle pas avoir entendu Lacan parler de ça dans Encore. Deleuze est mort mais a laissé une malédiction vidéographiée : « ils sont méchants, les wittgensteiniens. Et puis ils cassent tout. S’ils l’emportent, alors là il y aura un assassinat de la philosophie ». Pourtant, avant d’aimer la littérature et l’art, nous avons été pauvres, pauvres en expérience comme dit Benjamin, pauvres tout court parfois et même métèques de père en fils, il nous semble bien que devant une œuvre, il se passe quelque chose, pas forcément infinie, pas du tout désintéressée mais quand même, que ça fait bouger un truc intime et politique si l’on se concentre un peu, « à la place de tout autre » – ou rien, on est assez vieux maintenant pour se l’avouer : la plupart du temps, devant un film ou un texte, on s’en fout, cela ne nous concerne pas, mais alors quand ça marche, pétard de sort.

Genette a toujours quarante ans de plus que nous et du coup quarante ans d’avance, il a lu Nelson Goodman et le dernier Arthur Danto, il donne Immanence et transcendance (1994) puis La Relation esthétique (1997), réunis sous un titre, L’Œuvre de l’art, qui dit tout : l’art est un travail humain et c’est sur ce dernier terme qu’il s’agit de mettre l’accent plutôt que de se noyer dans des apories ontologiques. Hop, on a doublé la charrue analytique à bord du bolide pragmatique. Merci Gérard ! Peu importe que ce soit de l’art ou du cochon, fait exprès ou pas, l’essentiel est que cela crée de la relation. Genette pense en même temps que nous, mais un peu plus vite, les questions du moment, les remises en cause qu’on s’est prises au visage, il invente le concept d’« attention » et l’on s’en sert encore, économique ou écologique.

À présent nous sommes mûrs et, à l’aune des millenials, presque bons à enterrer, iam nova progenies caelo demittitur alto, une nouvelle génération est envoyée du haut des cieux ; Genette rit du fond de sa tombe à venir, nous ouvrant la voie vers l’arthrite et les hormones desséchées. Il devient écrivain, comme Barthes par lui-même, avec Bardadrac (2006), des essais façon Montaigne et alphabétiques, où l’autobiographie ne vise qu’à montrer d’où sourd toute théorie, à quoi elle sert humainement, puisqu’il n’y a pas plus humain peut-être, que la théorie, le besoin de comprendre ce qu’on fait là et comment on va s’en sortir pendant quatre-vingt dix ans. Et comme c’est la fin des grands récits, il donne de petits récits d’après la fin, s’amuse à repousser le dernier mot, enquille Codicille (2009), Apostille (2012), Épilogue (2014), Postscript (2016), tant que le dictionnaire existera, Genette peut ne jamais mourir et ce sera de toutes façons une erreur : à Z, dans Bardadrac, il donne comme entrée « Zut. Ce pourrait être mon dernier mot. »

Sa leçon finale, c’est qu’il vaut mieux en rire, on ne pouvait pas vraiment le savoir quand on avait vingt ans. Il y en a d’ailleurs une bien bonne au sujet de la connaissance dans Postscript. C’est Genette, Barthes et Deleuze qui sont dans un jury de thèse. Deleuze parle, il est brillant, plongeant Genette « dans un charme proche de l’hypnose ». Puis c’est son tour d’intervenir. Pas simple quand on est réveillé en sursaut. Genette déblatère comme il peut quand un démon le pousse à potacher sans rire : « Ce sujet, comme disait Nietzsche, il faut y aller mollo. » Barthes, directeur de la thèse, ne bronche pas de sa « torpeur », écrit-il. « Mais Deleuze y réagit de manière étrangement naïve, m’interrompant pour me demander, comme si le doute était permis, et que je pusse le lever : “Nietzsche a vraiment dit ça ?” Surpris par (le fait même de) cette question, je répondis quelque chose comme : “Je crois”, ou “Il me semble”, et Deleuze, un quart de seconde, sembla l’envisager comme un éventuel codicille à un corpus qu’il connaissait alors mieux que personne. » Il faut y aller mollo, on vous dit.


Éric Loret

Critique, Journaliste

Emmanuel Tibloux

Directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs

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